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Les idées ont-elles encore leur place en politique ?

Un texte de André Burelle
Thèmes : Politique, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 11 no. 2 Printemps-été 2009

Le vieil adage voulant que « les idées mènent le monde » a-t-il pris un coup de vieux dans le monde politique d’aujourd’hui ? Certains l’affirment. Et il faut convenir avec eux qu’à notre époque de communication instantanée et de sondages tous azimuts, les experts du marketing politique tablent sur l’image plutôt que la substance des politiciens[1]. Le grand paradoxe est que ces experts du paraître et du branding politique s’appliquent à démoniser les « idées » de l’adversaire pour mieux positionner leur poulain. Ceux de la gauche pointent du doigt le nombrilisme idéologique des nationalistes et dénoncent les idées rétrogrades et l’insensibilité des conservateurs à la misère humaine. Ceux de la droite condamnent l’irréalisme politique et l’irresponsabilité fiscale des gauchistes prêts à étatiser tout ce qui bouge pour réaliser leurs utopies. Et dans tous ces jeux de miroirs, « l’absence d’idées » demeure la faute impardonnable pour un politicien.

Quand on y regarde de plus près, tous ces masques du théâtre politique d’aujourd’hui dépeignent les idées, réelles ou supposées, des acteurs politiques en forçant le trait pour se conformer aux désirs et aversions des focus groups réunis par les maisons de sondage. Vendre des idées sous emballage émotif à des électeurs qui votent davantage avec leur cœur qu’avec leur tête, telle est la règle d’or dans les officines du pouvoir. Mais ce type de marketing racoleur est en même temps une forme d’hommage au rôle incontournable des idées en politique, car proposer un programme électoral c’est, quoi qu’on fasse, vendre des idées, quitte à les déguiser pour tenir compte des humeurs du peuple. Et même les inconditionnels de la mondialisation qui célèbrent la fin des idéologies s’empressent de nous seriner une « pensée unique » de leur cru : le laisser-faire, les lois du marché et le goût du jour pour vendre des idées politiques au bon peuple comme on lui vend les biens et services produits en abondance par le libre-échange international.

Il arrive pourtant que des leaders charismatiques réussissent à transcender la mode pour se faire hommes ou femmes de substance dans un monde voué au culte de l’image et de l’éphémère. J’ai eu pour ma part la chance d’être conseiller politique à une époque où Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque menaient, chacun à sa façon, un authentique combat d’idées en s’adressant par-dessus la tête des sondeurs et des faiseurs d’images à l’intelligence et aux émotions du peuple. Pour ne parler que du premier ministre Trudeau et de l’époque où j’écrivais ses textes français, j’ai dénombré dans mes archives une douzaine de documents adressés directement aux citoyens et citoyennes du pays pour faire avancer les idées qui lui tenaient à cœur. En font partie, sa lettre ouverte aux Québécois sur le concept de nation en juillet 1980, sa réplique à un groupe d’intellectuels québécois l’accusant de duplessisme en décembre 1980, sa réponse aux critiques du politologue Duverger contre le rapatriement de la constitution parue dans Le Monde et Le Devoir en mars 1982, et sa lettre ouverte à la défense des essais du missile Cruise publiée dans tous les grands quotidiens du Canada en mai 1983. Et je ne compte pas ses discours historiques prononcés au lendemain de l’élection du gouvernement Lévesque en 1976 et lors du référendum de mai 1980. Non plus que ses messages télévisés à la nation lors de la mise en place du contrôle des prix et des salaires pour encadrer les lois du marché et contrer la stagflation engendrée par la crise pétrolière de 1973.

On dira que Trudeau comme Lévesque appartiennent à la grande époque des J. F. Kennedy et des Charles De Gaulle et que cet âge d’or du charisme et de la « politique des idées » est à jamais révolu. Et d’un ton désabusé on ajoutera qu’il faut cesser de rêver, et admettre que la ligne normale des eaux en politique est celle du populisme à la Duplessis ou à la Bush : celle du mépris pour les intellectuels tenus pour des « pelleteurs de nuages » déconnectés de la « vraie vie ». J’estime, pour ma part, que cette proclamation de la mort des idées en politique relève du prophétisme à courte vue. Et voici pourquoi.



LE CARACTÈRE CYCLIQUE DE L’ANTI-ÉTATISME ET DU MÉPRIS DES IDÉES



Il suffit de vieillir un peu pour constater que les mises en veilleuse des idées et de la politique ne durent jamais qu’un temps. En 1996, j’écrivais avec regret que « nous vivions à l’heure de l’État honteux et du marché triomphant[2] ». Mais 12 ans plus tard, les rapports de force sont clairement en train de basculer sous nos yeux. Et la chose était prévisible, car la montée des inégalités et les abus inhérents au capitalisme débridé provoquent cycliquement un retour à l’État comme gardien du bien commun, de la justice et de la paix sociale, voire comme protecteur du libre-échange contre ses propres dérapages. Le capitalisme sauvage du xixe siècle a engendré le marxisme-léninisme, et celui du xxe siècle le « tout à l’État » de Mussolini et du national-socialisme. Dans les pays démocratiques, il a donné naissance au New Deal de Roosevelt, à l’État-providence et à la montée en force du syndicalisme qui ont réussi, avec l’aide des politiques anti-cycliques de Keynes et des accords de Bretton Woods, à contenir, au cours des trente glorieuses, la tendance au monopole, à l’appât du gain instantané et au darwinisme social qui travaille en permanence le monde de l’économie et de la finance.

Et en regardant, ces jours-ci, la planète entière se tourner vers le Congrès et le Sénat américains pour sauver du naufrage un marché financier mondial secoué par la crise des subprimes et la comptabilité « créatrice » de chefs d’entreprises flouant leurs propres actionnaires, j’ai la claire impression d’assister à une remontée spectaculaire des idées et de la politique face aux forces aveugles du marché. Je ne suis d’ailleurs pas le seul. Commentant les opérations de sauvetage des institutions financières auxquelles se voient forcés non seulement les États-Unis mais de nombreux pays de l’Union européenne[3], la chancelière allemande Angela Merkel déclarait, le 30 septembre dernier : « Les marchés se sont trop longtemps opposés à la mise en place de règles. Il y a quelques années, il était à la mode de juger la politique dépassée et impuissante devant la mondialisation. La crise actuelle démontre que ce n’était pas vrai. » On avouera que la remarque est de taille venant d’une leader issue de la droite anti-communiste allemande allergique à tout étatisme socialisant.

Autre signe d’une remontée cyclique des idées et de la politique face aux forces du marché, la crise climatique dûment documentée qui menace la planète et commande, à court comme à long terme, le recours à la loi et l’appel aux peuples de la terre pour imposer aux grands pollueurs industriels un plafonnement des émissions de gaz à effet de serre. Je n’entreprendrai pas de raconter le combat entre forces politiques et forces économiques qui fait rage autour du Protocole de Kyoto. Qu’il me suffise de constater ici que la crise climatique tout comme la crise financière qui secouent aujourd’hui la planète, sonnent le glas de l’anti-étatisme mur-à-mur des néolibéraux et donnent à ceux et celles qui nous gouvernent deux puissants leviers pour redonner à la politique son rôle irremplaçable. Celui de gardienne du bien commun, dont la mission essentielle est de mettre la science, la technique et l’économie au service de l’humain pris dans toutes ses dimensions, culturelle et sociale aussi bien qu’économique et environnementale.

Dans une telle conjoncture, nul besoin d’être prophète pour prévoir un retour en force des idées, voire des utopies dans le monde politique de demain. La grande question et de savoir à quelles conditions ce retour aux idées devra se faire pour que la politique retrouve vraiment les moyens de ses ambitions humanistes. Car l’esprit de clocher, les calculs à courte vue et l’esprit démissionnaire de politiciens habitués à se tirer dans le pied, peuvent tuer la nouvelle chance offerte aujourd’hui aux idées fortes et à la gestion clairvoyante des ressources humaines et matérielles de la planète.



LES CONDITIONS D’UN RETOUR EN FORCE DES IDÉES EN POLITIQUE



Pour ne pas gaspiller cette nouvelle chance donnée aux idées et à la politique, nos leaders et leurs conseillers devront, à mon avis, respecter un certain nombre de règles cardinales.

Éviter le simplisme et respecter la complexité du réel

La première de ces règles est d’éviter le simplisme idéologique et de se rappeler avec Shakespeare que le monde contient plus de richesses et de complexité que n’en peuvent accueillir nos maigres savoirs scientifiques et philosophiques.

Comme je le rappelais souvent à mes étudiants, pour nous les humains, connaître c’est abstraire du réel des idées pures, des formes idéales, alors qu’agir c’est tenter de réincarner ces idées pures, ces formes idéales, dans l’épaisseur du réel, en tenant compte de la complexité, des contradictions et des aléas de l’existence. En droit (c.-à-d. dans l’abstrait) tous les humains son égaux, mais en fait (c.-à-d. dans le concret) certains sont moins forts, moins doués, moins fortunés, moins en santé que d’autres, et c’est là que « l’art du possible » reprend ses droits et que la justice distributive doit intervenir pour corriger au mieux les inégalités de fait afin d’assurer une réelle égalité de droit des personnes. Traiter tous les humains de façon strictement identique au nom d’une idéologie égalitariste simpliste, c’est ignorer leur inégalité existentielle et condamner à l’injustice ceux et celles qui, de naissance ou de conditions, sont « moins égaux que d’autres ». Et ce qui est vrai de l’égalité idéale est vrai de toutes les grandes valeurs humanistes dont se réclame la politique. Aucune n’échappe au conflit de droit et aux exigences contraires, voire contradictoires de la réalité.

Nous avons besoin de la prospérité économique et du respect de l’environnement. Il nous faut produire plus efficacement la richesse et la distribuer plus équitablement entre les individus et les nations. Nous devons garantir les droits des personnes et ceux des communautés qui leur servent de matrices linguistiques et culturelles. Il nous faut respecter la souveraineté des peuples et nous donner en même temps la capacité de gérer avec justice et efficacité les forces de la globalisation qui échappent aux pouvoirs étroitement territoriaux des États-nations.

 

Savoir décoder les situations antinomiques de notre temps



Deuxième règle découlant de la première : il nous faut prendre acte que le rôle des leaders d’aujourd’hui est moins de fournir des solutions toutes faites aux problèmes inextricables de la planète que de décoder les situations paradoxales de notre époque et de nous doter de nouveaux moyens politiques et institutionnels pour penser et gérer la complexité.

Car notre époque voit et verra de plus en plus se multiplier les situations conflictuelles où, comme l’écrit Denis de Rougemont « deux réalités humaines antinomiques mais également valables et vitales s’affrontent, de telle sorte que la solution ne peut être cherchée ni dans la réduction de l’un des termes, ni dans la subordination de l’un à l’autre, mais seulement dans une création qui englobe, satisfasse et transcende les exigences de l’un et de l’autre ». À ces situations conflictuelles, soutenait Rougemont, on ne peut apporter qu’une solution fédérale, c’est-à-dire « une solution qui prend pour règle de respecter les deux termes antinomiques en conflit, tout en les composant de telle sorte que la résultante de leur tension soit positive[4] ». Et sa conviction profonde, partagée par les Pères de la Communauté européenne au lendemain de la seconde guerre mondiale, était que notre époque sera fédérale – au sens large et inventif du terme – ou ne sera pas. René Lévesque avec son projet de « souveraineté-association » et Pierre Elliott Trudeau avec le « fédéralisme multinational » prêché dans ses écrits de Cité-libre, ne pensaient pas autre chose.

 

S’adresser du même souffle à l’intelligence et au cœur des électeurs



Ce qui m’amène à la troisième condition d’un retour en force des idées en politiques : l’émergence de leaders prophétiques capables de s’adresser au cœur en même temps qu’à l’intelligence des électeurs pour formuler en termes parlants les idées porteuses de notre temps et les incarner dans des réformes réalisables et compréhensibles au commun des mortels.

À une époque où les privilèges de naissance, les inégalités sociales et le despotisme monarchique étaient devenus intolérables, les inspirateurs de la Révolution française ont su nommer l’idéal du républicanisme démocratique en trois mots simples et inspirants : liberté, égalité, fraternité. Et ils ont su l’incarner dans une charte des droits de l’homme qui fait désormais partie du patrimoine intellectuel et moral de l’humanité. De même les meneurs de la Révolution américaine avec leur « No taxation without representation » et Abraham Lincoln avec son « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », ont su formuler en termes parlants leur combat pour la démocratie représentative contre l’arbitraire du pouvoir de droit divin. Et leurs idées-phares, incarnées dans la Constitution américaine, font elles aussi partie des acquis intellectuels et moraux de l’humanité.

En nous invitant avec urgence à prendre conscience de la fragilité de la planète et de l’interdépendance inextricable des individus et des nations qui l’habitent, la Commission Brundtland a formulé, pour sa part, le grand impératif catégorique de notre époque : « Penser globalement et agir localement pour améliorer la vie[5]. » Ce qui implique pour tout humain l’obligation de tenir compte du bien commun de la planète lorsqu’il décide de sa vie personnelle et du bien commun de son quartier, de sa ville, de sa région et de son pays.

Cette tension entre le global et le local, entre l’universel et le particulier, exprime parfaitement le génie de notre époque. Et tout renouveau politique authentique devra penser cette tension dans toute sa complexité et apprendre à la gérer de façon équitable et efficace en inventant de nouveaux mécanismes de codécision et de cogestion dont la légitimité ne fasse aucun doute aux yeux du commun des mortels appelé à s’imposer les contraintes nécessaires au mieux-être de la planète et des générations montantes. Car si les États nationaux et sub-nationaux n’acceptent pas d’être liés par une forme de codécision et de cogestion supranationales d’inspiration fédérale, la politique restera enfermée dans le carcan des souverainetés territoriales et condamnée à l’impuissance face aux forces planétaires de la technique, de la finance, de l’industrie et du commerce.

 

L’appel du héros



Enfin, quatrième règle, les leaders politiques réclamés par notre temps devront incarner dans leur personnalité autant que dans leurs gestes rassembleurs les idées « fédératrices » qu’ils proposeront pour réconcilier le local et le global, le particulier et l’universel[6]. Car, par-delà les mirages créés par les faiseurs d’images, le peuple sait distinguer la véritable grandeur de la médiocrité. Et comme l’a bien vu Max Scheller[7], c’est par « l’appel du héros » autant sinon plus que par le discours politique que les idées-phares s’imprègnent dans l’inconscient collectif des peuples et font monter au fil des siècles le niveau de sagesse morale de l’humanité.

À notre époque, cet « appel du héros » comme moteur du progrès moral et politique tient en grande partie au courage des leaders qui, pour se faire rassembleurs à long terme, bravent les sondages à court terme, osent devancer le peuple plutôt que de le suivre, et savent garder le cap même quand soufflent des vents contraires à leurs idées. Pensons au combat solitaire du général De Gaulle exilé en Grande-Bretagne. Pensons au patient travail de persuasion mené par Schuman et Adenauer auprès des peuples français et allemand pour que naisse la Communauté européenne du traité de Rome. Pensons à la patience et à l’abnégation de René Lévesque expulsé du plq et battu à deux élections consécutives mais prêchant sans se décourager l’option « souveraineté-association » qu’il proposait aux Québécois. Pensons à la longue bataille contre le duplessisme menée par Pierre Elliott Trudeau dans Cité-libre et son travail de persuasion au sein du plc pour faire avancer la « société juste » et le « fédéralisme multinational » qu’il défendait dans ses écrits.

 

UNE MYSTIQUE POLITIQUE POUR NOTRE TEMPS…



Cela dit, il en faudra de la vision et du courage pour redonner aux idées et à la politique leurs lettres de noblesse. Car le libéralisme individualiste à tous crins des « chartistes » et des avocats du libre-échange débridé ont littéralement désarmé les États et la politique au cours des dernières décennies.

Pour arbitrer les conflits de valeurs au sein de nos sociétés de plus en plus éclatées et anomiques, les élus du peuple n’ont rien trouvé de mieux que de les soustraire au débat politique en les refilant aux tribunaux, quitte à se dire victimes du « gouvernement par les juges ». Et convertis aux dogmes du néolibéralisme, ils se sont de même empressés de renoncer par traités aux maigres pouvoirs d’encadrement des marchés que possédaient encore les États nationaux, pour s’en remettre à l’omc et au fmi devenus champions inconditionnels du libre-échange tous azimuts.

En se convertissant ainsi avec zèle au libéralisme individualiste des chartistes et des apôtres du libre-échange international, le pouvoir politique s’est pratiquement fait hara-kiri au cours des dernières décennies. Si bien que l’équilibre des pouvoirs entre le législatif, le judiciaire et l’exécutif qui garantissait à la fois la liberté, l’égalité et le bien commun des personnes et des communautés a été rompu au sein de nos démocraties.

Face aux pouvoirs des non-élus, il importe donc aujourd’hui de restaurer celui des représentants du peuple. Au lieu de refiler allègrement aux juges la tâche d’arbitrer nos conflits de valeurs morales et sociales, nos élus doivent redonner au débat d’idées la force et la noblesse qu’il avait à l’époque de Montesquieu et des Federalist Papers. Car fuir ce débat, c’est saper la force morale du pouvoir législatif face au pouvoir judiciaire et affaiblir la légitimité démocratique des lois et des règles que l’État doit imposer aux grands comme aux petits pour soustraire à la domination du plus fort la liberté et l’égalité des citoyens et des communautés humaines.

Côté marché, « pour en finir avec un capitalisme financier obsédé par la recherche effrénée du profit à court terme, un capitalisme assis sur la spéculation et la rente » et « introduire dans l’économie une éthique, des principes de justice, une responsabilité morale et sociale », comme le propose le président Nicolas Sarkozy[8], il faut là aussi restaurer les pouvoirs démocratiques de l’État face aux pouvoirs occultes du marché. Ce qui implique non seulement que les États reprennent une partie des billes qu’ils ont cédées au fmi et à l’omc (comme ils le font dans la crise actuelle) mais qu’ils cessent de se battre en rangs dispersés contre les forces transnationales de la finance et du commerce qui ont réussi à imposer leurs dogmes néolibéraux à l’ensemble de la planète. Les mêmes causes entraînant les mêmes effets, la simple concertation entre États-nations protégeant jalousement leur souveraineté et leurs intérêts nationaux pratiquée jusqu’ici ne sufira pas à restaurer le pouvoir des élus face aux forces planétaires du marché. Pour édicter et faire respecter à l’échelle mondiale, nationale et subnationale de nouvelles règles de jeu capables d’« introduire dans l’économie une éthique, des principes de justice, une responsabilité morale et sociale », il faudra en arriver à une forme de codécision capable de lier les États nationaux et subnationaux et de donner une véritable légitimité à leur action commune.

À voir chaque pays se précipiter tête baissée pour sauver « ses » banques et « son » économie menacées par la crise en cours, on se dit que le règne du chacun pour soi « national » n’est pas près de se terminer et que la politique sortira de cette crise « gros Jean comme devant ». Mais tout n’est pas encore perdu. Et ce qui permet d’espérer, c’est que Nicolas Sarkozy s’exprime en tant que président de l’Union européenne et non comme simple président de la France, lorsqu’il parle de la crise du capitalisme et appelle tous les États à se battre ensemble pour encadrer et humaniser les forces mondiales de la finance et du commerce[9]. Car même tiraillée par la crise actuelle, l’Union européenne a des choses à nous apprendre sur la nécessité de dépasser les limites de la souveraineté nationale pour s’attaquer aux problèmes planétaires de notre temps. Elle est en effet formée elle-même d’États-nations qui, pour mettre fin à des siècles de combats fratricides, se sont donné des mécanismes de codécision supranationaux capables d’assurer le bien commun de l’Europe et de le défendre dans les instances internationales où se discutent les grands problèmes commerciaux et financiers de la planète.

En clair, l’Union européenne est née de la conviction profonde que « mettre les gouvernements en présence, faire coopérer les administrations des pays part d’une bonne intention, mais échoue sur la première opposition d’intérêts s’il n’existe pas d’organe politique indépendant capable de rendre une vue commune et d’aboutir à une décision commune[10] ». Et c’est fort de cette conviction que son président peut inviter aujourd’hui tous les États nationaux et subnationaux à unir leurs voix pour imposer de justes règles à un capitalisme planétaire débridé.

Certes, ce n’est pas demain la veille que l’onu ou l’omc se mettront à pratiquer la codécision supranationale à l’européenne, mais pour mettre fin à l’impuissance des États-nations prisonniers de leur souveraineté territoriale face aux problèmes mondiaux de notre temps, c’est de ce côté que doivent se diriger les États nationaux et subnationaux dans leur propre gouvernance interne et externe.

 

UNE MYSTIQUE POLITIQUE POUR NOTRE COIN DE PLANÈTE



C’est ce qu’avait compris René Lévesque avec la souveraineté-association qu’il prônait dans Option Québec. C’est aussi ce qu’avait compris Pierre Elliott Trudeau avec le « fédéralisme multinational » moderne qu’il prêchait dans ses écrits de Cité-libre. Le malheur est que ni l’un ni l’autre n’a réussi à livrer la marchandise. Et on me permettra de conclure cet article par un souhait : celui d’un profond renouveau des idées capable de sortir le Québec et le Canada de la crise constitutionnelle qui mine leur vouloir-vivre collectif, à l’heure où il faudrait se serrer les coudes face aux crises financière et environnementale de la planète.

J’ai parlé ailleurs de l’infidélité aux intuitions premières de Lévesque et de Trudeau qui a mené à la faillite de leurs projets respectifs[11]. J’aimerais simplement souligner ici le pressant besoin pour les intellectuels du Québec et du roc de prendre acte de ce double échec, de cesser de se pointer du doigt entre souverainistes et fédéralistes et de proposer ensemble de nouvelles idées pour réconcilier le droit à la différence des peuples fondateurs du Canada et la gestion politique de leur interdépendance en ces temps de mondialisation galopante.

Pour ma part, j’ai toujours soutenu que c’est à une modernisation du fédéralisme canadien qu’il fallait nous livrer si nous voulions garantir les pouvoirs souverains du Québec comme « petite nation[12] » et nous donner en même temps des moyens politiques à la mesure des défis continentaux et planétaires de notre époque. D’où ma sympathie pour la réflexion sur la souveraineté nationale abordée courageusement dans ces pages il y a un an[13] par Daniel Jacques, Jacques Beauchemin, Mathieu Bock-Côté et François Charbonneau, et mon espoir de voir cette réflexion, amorcée sur une base strictement citoyenne et culturelle, s’élargir aux concepts d’association ou de partenariat mis inconsidérément de côté par le Parti Québécois. Car, à mon avis, c’est sur ce terrain élargi qu’une rencontre entre souverainistes et fédéralistes reste possible pour assurer la pérennité d’un Québec français en Amérique du Nord.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne souhaite donc pas que les souverainistes enterrent leurs rêves. Je souhaite simplement qu’ils repensent la souveraineté-association de René Lévesque à partir de la réalité québécoise, canadienne et mondiale d’aujourd’hui, de façon à réconcilier les deux questions antinomiques suivantes : Quels sont, d’une part, les pouvoirs souverains minimums nécessaires à l’édification d’une nation civique québécoise française, moderne et pluraliste autour d’un centre intégrateur « canadien-français » ramené à l’essentiel ? Quelles sont, d’autre part, les mises en commun politiques et institutionnelles minimums nécessaires à une gestion supranationale, équitable et responsable, des problèmes qui confrontent aujourd’hui le Québec et le Canada aussi bien à l’échelle continentale que planétaire ?

Ma gageure est que, menée loin des chapelles universitaires et des querelles partisanes, pareille réflexion aboutira à une forme de fédéralisme supranational adaptée aux réalités géopolitiques et culturelles du Québec et du Canada d’aujourd’hui. Ce qui permettrait ou bien aux souverainistes de tenir un référendum sur un projet « confédératif » rigoureusement formulé, auquel pourrait se rallier une solide majorité de Québécois, ou bien aux fédéralistes de tenir le « référendum gagnant » que je suggère depuis une décennie[14].

En ces temps de « clarté référendaire », pareils référendums auraient l’avantage de tabler sur l’obligation imposée par la Cour suprême au reste du Canada de négocier de bonne foi toute proposition de réforme de la fédération clairement majoritaire, sous peine de légitimer aux yeux de la communauté internationale une déclaration unilatérale d’indépendance du Québec. Le problème est que ni les souverainistes ni les fédéralistes réformistes n’osent proposer ce genre de référendum clair et cohérent auxquels les Québécois pourraient accorder un appui majoritaire incontestable. Mais comme je pratique depuis des années le désespoir surmonté, j’ose croire qu’en ces heures favorables au retour des idées fortes en politique, des leaders de la trempe des Trudeau-Lévesque se lèveront et que des intellectuels d’envergure sauront leur fournir de nouvelles idées pour réconcilier, dans notre coin d’Amérique, le droit à la différence des peuples et les mises en commun supranationales indispensables à la solution des problèmes de notre temps.

André Burelle



NOTES

* André Burelle est ex-conseiller des gouvernements Trudeau et Mulroney.

[1] Voir le texte empreint d’humour, Unie ou rayée ? (la cravate) que Lucien Bouchard a consacré, dans La Presse du 1er oct. 2008 (p. A33), au caractère factice des débats des chefs dans nos démocraties.

[2] André Burelle, Le droit à la différence à l’heure de la globalisation, Montréal, Fides, 1996, p. 10.

[3] Quelques faits récents illustrent ce basculement du rapport de force entre États et marchés. Au moment où j’écris ces lignes, la banque Northern Rock a été nationalisée par le gouvernement britannique, Freddie Mac et Fannie Mae ont été mis sous tutelle par les autorités américaines, l’assureur aig a été nationalisé de facto par la Fed et le gouvernement américain qui lui ont prêté 85 milliards de dollars en échange de 79 % de son capital, le groupe Fortis a été renfloué – lisez nationalisé – par les autorités belges, néerlandaises et luxembourgeoises, et la Grande Bretagne a nationalisé une autre banque, la Bradford and Bingley. Enfin, le Congrès vient de voter le plan de sauvetage de 700 milliards de dollars proposé par le gouvernement des États-Unis pour racheter les mauvaises créances des grandes banques américaines. Et ces interventions spectaculaires des États pour juguler la crise des marchés sont loin d’être terminées.

[4] Denis de Rougemont, Lettre aux Européens, Paris, Albin Michel, 1976, p. 118.

[5] Cf. le Rapport de la commission mondiale sur le développement et l’environnement, mieux connu sous le nom de Rapport Brundtland, dont le texte est reproduit sur le site Wikisource <http://fr.wikisource.org/wiki/Image:CMED_Rapport_1987.png>

[6] Dans sa campagne présidentielle, Barack Obama a montré sans conteste qu’il avait des idées et qu’il pouvait rassembler et faire rêver ses compatriotes. Reste à voir comment son leadership « fédérateur » pourra s’inscrire dans le cadre des souverainetés nationales et sub-nationales pour le distendre et redonner à la politique les moyens de gérer avec justice le bien commun de l’humanité en même temps que celui des É-U.

[7] Cf. Max Scheler, Le saint, le génie, le héros, trad. E. Marmy, Lyon, Paris, 1958.

[8] Discours prononcé à l’Assemblée nationale du Québec, le 17 oct. 2008.

[9] Était-ce le président du Conseil de l’Europe ou le président de la France qui parlait lorsque Sarkozy a déclaré que notre monde n’avait pas besoin d’une division de plus face à la crise financière actuelle ? On y a vu une condamnation du mouvement souverainiste québécois. Les souverainistes seraient-ils aussi chatouilleux s’ils n’avaient pas passé à la trappe la souveraineté-association de René Lévesque ?

[10] Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 101.

[11] J’en parle dans l’épilogue de mon livre Pierre Elliott Trudeau, l’intellectuel et le politique, Montréal, Fides, 2005.

[12] « La petite nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment remise en question, qui peut disparaître et qui le sait. » Alain Finkielkraut, L’ingratitude, conversations sur notre temps, Montréal, Éditions Québec Amérique, 1999, p. 26.

[13] Cf. Argument, vol. 10 no1, Québec, pul, 2007.

[14] J’entends par là un référendum fédéraliste qui proposerait au reste du Canada un rééquilibrage de la fédération fondé sur la logique de négociation suivante : a) une reconnaissance constitutionnelle claire et nette du droit à la différence nationale du Québec et des peuples autochtones, et du droit à la différence régionale des autres provinces, accompagnée de la décentralisation des pouvoirs et de la fiscalité nécessaires à l’exercice de ces droits ; et b) en échange d’une obligation faite à toutes les provinces et à d’éventuels gouvernements autochtones, de s’imposer, par codécision à l’européenne, dans leurs champs de compétence souveraine respectifs, les objectifs communs et les normes communes minimums nécessaires à un renforcement partenarial de l’union économique, politique et sociale canadienne face aux pressions néolibérales du libre-échange international.

 

 


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