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Une visite à la bibliothèque

Un texte de Daniel Tanguay
Dossier : L'art de lire en suspens
Thèmes : Éducation, Jeunesse, Livres
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

« Cette bibliothèque va vous surprendre », disait le doyen. « Le café est aussi éloigné que possible de l’image que vous pouvez vous faire de l’ancienne bibliothèque. Nous concevons la bibliothèque tant comme un espace social que comme un espace d’étude. »

Dans un collège du nord-est des États-Unis (1998)[1]

 


CONFESSION INITIALE



Surviennent immanquablement dans une existence des moments où nous nous sentons subitement devenus étrangers au monde et à la culture qui nous entoure. C’est un signe certain de ce que l’on appelle vieillir. Or, comme vieillir n’a pas bonne presse dans notre société, il est bon de cacher cet état et de prétendre, contre les évidences les plus tenaces, être toujours dans le coup et de multiplier nos preuves d’amour pour le temps présent. Cette exigence d’éternelle jeunesse est l’une des plus épuisantes et des plus cruelles de notre société. On a beau faire du spinning trois fois par semaine, se promener avec un BlackBerry dans sa poche, écouter les dernières séries américaines à la mode, ou prendre toutes les pilules que l’on voudra, rien ne pourra pourtant effacer le travail du temps sur notre corps et notre esprit. Nous partons toujours perdants dans cette course contre le temps et les mœurs modernes rendent moins tolérables cette ultime défaite en nous contraignant à nous adapter à un présent sans passé consistant et sans avenir reconnaissable.

Ce présent, auquel nous sommes si désespérément attachés, est devenu, depuis un certain temps déjà, indiscernable. Il est soumis à la formidable accélération du temps qui fait vivre nos sociétés sous haute tension. Cette accélération est particulièrement sensible dans le monde des communications et de l’éducation qui ont été profondément affectés par la révolution informatique des années 1980. J’ai été un témoin passif et parfois récalcitrant de cette révolution. Désirant remonter à contre-courant les flots du temps présent, j’ai choisi de consacrer ma vie à l’étude des vieux livres. Je me rends compte après coup que ce goût pour les vieux livres tirait sa source du désir secret de conjurer l’accélération du temps et peut-être même de me soustraire à la tyrannie du présent dans l’espoir de communier à l’éternité des œuvres de pensée.

Le nouveau monde des communications est tout sauf tourné vers l’éternel. Il secrète un présent si pur que sitôt apparu, il devient périmé. Tout dans ce monde saisi par la révolution informatique vieillit instantanément : les langages, le matériel et les gens. Il suffit pour s’en convaincre de regarder ce vieil ordinateur – dans mon cas un Mac Classic – dont, par attachement sentimental ou par paresse, on hésite à se départir. Le mien est là avec son écran ridiculement petit, avec son processeur préhistorique et sa mémoire lilliputienne, le tout encastré dans une boîte de plastique qui a pris avec le temps une teinte gris sale. La contemplation d’un tel objet peut nous inspirer plusieurs méditations sur la futilité des choses humaines. Il a pourtant été un temps l’objet de bien des concupiscences. Il fut la coqueluche des magazines en papier glacé qui le décrivaient comme le plus puissant, le plus rapide et le plus élégant des ordinateurs. Il n’est plus maintenant que cette boîte de plastique qui surnage à peine dans le flot des objets anciens : valises vétustes, patins rouillés, lecteur de cassettes (dit ghetto-blaster), et sacs à dos aux courroies usées. Nous le considérons avec nostalgie, tout en percevant qu’il est un rappel douloureux du vain combat que nous devons mener jour après jour pour rattraper le temps présent.

Comme l’ont bien compris les producteurs de matériel informatique, il existe une manière simple et directe de lutter contre le sentiment d’être dépassé : acheter le dernier modèle qui ne sera généralement utilisé, tout au plus, qu’au tiers de ses capacités. Le nouvel ordinateur qui trône ainsi fièrement sur la table du bureau est le gage extérieur de notre modernité. Je dis bien « extérieur », car la seule possession matérielle n’est que la première étape dans notre assimilation de l’esprit du temps présent. Il faudra encore s’approprier l’ensemble des techniques de communication, de consultation des informations, de gestion et d’organisation du temps, de divertissement que l’ordinateur dernier cri nous offre. Encore là, la modification de notre rapport au monde provoquée par l’adoption de toutes ces techniques exige une capacité d’adaptation constamment aux aguets. Il est encore trop tôt pour prendre toute la mesure des changements amenés par la révolution informatique, mais il suffit d’un peu de réflexion pour se rendre compte qu’elle est d’une magnitude plus grande encore que l’invention de l’imprimerie.

J’ai accompagné cette révolution informatique de loin. J’y suis entré un peu à reculons. Ma première machine n’a pas été un Commodore 64. Je n’ai jamais connu tous les délices de feu la disquette flexible. Je suis loin donc de faire partie de ceux qui ont connu les temps héroïques des premiers ordinateurs personnels. Non, je ne fus pas non plus l’un des premiers élus à surfer sur Internet ; j’ai attendu que le miracle se popularise pour timidement, moi aussi, célébrer le nouveau culte. J’ai offert une résistance plus forte, mais de courte durée, au courriel. L’idée enivrante de pouvoir être joint en permanence me faisait peur. C’était accepter que l’écrit s’allie désormais à la rapidité de la communication téléphonique. J’y pressentais le danger d’un nouvel esclavage sournois à la communication rendue encore davantage immédiate et facile. Je n’ai pas eu tort. Aujourd’hui, je me bats jour après jour pour rendre moins accablante cette servitude volontaire. Je sais toutefois que le seul moyen de gagner cette bataille serait de tout simplement me débrancher, ce qui ferait immédiatement de moi un Robinson Crusoé contemporain. Or, je le confesse, je passe probablement plus de temps devant l’écran d’ordinateur que la moyenne de nos concitoyens passe devant le téléviseur et je suis un bon candidat au syndrome du canal carpien.

Je dis tout cela en guise de captatio benevolentiæ visant à me dédouaner par avance de l’accusation de technophobie. Car je sais qu’elle viendra à l’esprit de plusieurs en lisant les propos qui suivent. Je voudrais les rassurer : moi aussi, j’ai été émerveillé la première fois que j’ai vu l’interface graphique du Mac ; moi aussi, j’ai été ravi de pouvoir faire des notes en bas de pages à volonté ; moi aussi, j’ai été renversé par la rapidité de la connexion haute vitesse ; moi aussi, je consulte Wikipédia pour vérifier une date oubliée ; moi aussi, j’ai regardé mon lieu de résidence sur Google Earth. Soit dit en passant : je n’écris pas cet essai à l’aide d’une plume d’oie aiguisée par mes soins, mais sur un ordinateur portable récent avec un traitement de texte universellement connu.

 

UNE VISITE DE ROUTINE



J’en reviens à mon coup de vieux qui me servira à introduire le propos principal de cet essai. Je suis revenu à mon université après un séjour à l’étranger de près de deux ans. Cette institution, comme beaucoup d’autres institutions semblables en Amérique du Nord, s’est lancée depuis quelques années dans un vaste programme qu’il est convenu d’appeler dans le jargon administratif « modernisation des infrastructures ». Rien de bien surprenant dans cette volonté de changement : l’université contemporaine est elle aussi emportée par l’accélération du temps. La nouveauté est que l’université ne cherche pas à modérer ou encore à orienter cette marche du temps, mais qu’elle s’est mise entièrement à la remorque du temps présent. Elle embrasse sans distinction le meilleur et le pire de ce que le temps présent offre. Alors que les universités d’autrefois s’efforçaient de ressembler à de vieilles dames vénérables et dignes de respect, les universités d’aujourd’hui suivent toutes les modes du jour et font tout pour être excitantes et séduisantes.

La profondeur de cette volonté de modernisation m’est devenue tout à fait palpable lors de ma première visite dans notre bibliothèque universitaire rénovée. En pénétrant dans celle-ci, je remarquai que le rez-de-chaussée avait été totalement réaménagé. La section des ouvrages de référence avait été déplacée pour faire place à toute une série de postes de travail équipés d’écrans plats dernier cri. Le spectacle était impressionnant. Il me rappelait la salle de contrôle de la Nasa aux beaux jours de l’exploration spatiale. Chaque poste de travail était occupé et de nombreux étudiants attendaient en file pour accéder aux postes qui se libéreraient éventuellement. Le silence jadis contraint et malaisé de la salle des références avait fait place à un tumulte sourd composé du cliquetis des claviers, de conversations à peine étouffées, et du va-et-vient incessant autour des postes d’ordinateur. On percevait sans peine l’affairement nerveux si caractéristique que provoque une concentration élevée d’ordinateurs en un même endroit. Tout l’étage s’était transformé en une ruche informatique où chaque abeille butinait devant son écran. Je pressentais vaguement une menace qui pesait sur la bibliothèque. C’est comme si la bibliothèque s’apprêtait à être envahie par les mondes virtuels qui se pressaient derrière chaque écran. Dans ce nouveau décor, les livres apparaissaient comme des objets que l’on avait avec réticence conservés, comme l’on conserve, faute de mieux, de vieux meubles dans un nouvel aménagement.

Je fus tiré de mon choc initial par un bruit familier et aigu qui transperçait à intervalles irréguliers le bourdonnement de la ruche. M’approchant de la source de ce bruit, tout à côté du comptoir du prêt, je fus soudainement saisi par une odeur elle aussi familière : une odeur de café. Je finis par découvrir, incrédule, un attroupement d’étudiants devant le comptoir d’un café Second Cup™. Le bruit familier était celui d’une pompe de machine à expresso actionnée pour la préparation des cappuccinos et des cafés latte. Je répète ici pour être bien compris et pour enregistrer ce fait nouveau pour les générations futures : le café Second Cup™ n’est pas à l’extérieur de la bibliothèque, mais bien à l’intérieur de celle-ci. J’ai appris depuis lors que mon université ne fait que suivre une nouvelle tendance dans l’aménagement des bibliothèques universitaires.

Cette nouvelle tendance marque un tournant important dans la conception de ce que devrait être une bibliothèque universitaire. Dans l’ancien monde – dois-je le rappeler ? – il était interdit de boire et de manger dans les bibliothèques. Cette interdiction relevait tout d’abord du sens commun : pour préserver les collections de la bibliothèque, on estimait qu’il était préférable de ne pas consulter les livres tout en mangeant un muffin graisseux et en buvant un café latte. Il y avait aussi une raison non exprimée, qui appartenait à la logique de séparation de l’ancien monde. En vertu de cette logique, la bibliothèque, lieu consacré à la lecture et à l’étude, ne devait pas être confondue avec un lieu de détente et de restauration. Parce qu’elle occupait une fonction liée au savoir, l’atmosphère qui devait y régner était empreinte d’austérité et de sacré. De là l’interdiction alimentaire et la consigne stricte de silence, toujours difficile à faire respecter. De là aussi, l’inconfort relatif de son mobilier : la bibliothèque n’est pas un salon où l’on peut prendre ses aises.

Dans l’ancien monde, on entrait dans une bibliothèque comme on pénétrait dans un sanctuaire en adoptant une attitude propre au lieu : modeste, recueillie, et, pour tout dire, un peu malaisée. Cette attitude physique et mentale requise par le lieu préparait aux mystères de la connaissance qui devaient s’accomplir dans la bibliothèque. La bibliothèque contraignait alors les lecteurs à adopter un comportement qui les éloignait de la vie ordinaire. Inutile d’ajouter que l’introduction d’un café à l’entrée même de la bibliothèque ne prépare nullement à l’adoption d’une telle attitude. On ne désire d’ailleurs plus que les étudiants adoptent une telle attitude. Tout au contraire, on voudrait qu’ils se sentent désormais à l’aise et chez eux à la bibliothèque. Le nouveau décor de la bibliothèque obéissait, je le soupçonnais, à cet impératif.

 

CHANGEMENT DE DÉCOR

 

Ma courte visite aux rayonnages situés aux étages est venue confirmer ce soupçon. On avait réaménagé les étages pour en faire un lieu convivial. Ici, des fauteuils confortables étaient disposés autour de tables basses ; là, des étudiants bavardaient librement, d’autres lisaient confortablement avachis dans les fauteuils, les pieds sur des tables circulaires. Pour se mettre à leur aise, certains avaient même enlevé leurs chaussures. Sur les tables basses, il y avait pêle-mêle des ordinateurs portables, des téléphones cellulaires, la désormais traditionnelle bouteille d’eau, des canettes de liqueur, des gobelets de café, et bien sûr, un peu perdus dans tout ce fatras, des livres. Pour ajouter au climat cosy du lieu, un faux-foyer répandait son rougeoiement artificiel dans l’indifférence généralisée.

Pénétrant dans les rayons que je connaissais bien, je fus surpris de ne pas trouver certains ouvrages à leur place habituelle. J’ai appris plus tard que pour gruger l’espace nécessaire au nouvel aménagement, on avait déplacé de 25 à 30 % de la collection en réserve, c’est-à-dire dans un entrepôt hors du campus. On pouvait toujours consulter ces ouvrages, mais avec un délai d’une journée. De toute façon, comme un bibliothécaire me l’a affirmé candidement, ces « livres n’étaient plus vraiment consultés ». À mes questions, on répondit plus tard à peu près en ces termes pour justifier le nouvel aménagement : « Avec l’avènement des nouvelles technologies, le rapport des étudiants à l’information est complètement transformé. Ils consultent de moins en moins les livres, préférant faire leurs recherches au moyen de l’Internet. La nouvelle bibliothèque doit donc s’adapter à la nouvelle donne ou devenir complètement obsolète. » Dans le même esprit, la nouvelle bibliothèque devrait, me dit-on en substance, abandonner son caractère monastique ou conventuel pour devenir un lieu convivial répondant au goût de la nouvelle clientèle étudiante habituée de plus en plus à fréquenter des lieux où la frontière entre lieu public et lieu privé est abolie. Le seul moyen de garantir la fréquentation future de la bibliothèque était dès lors de la transformer selon ce nouvel esprit.

Pour répondre aux besoins de la nouvelle génération branchée, notre bibliothèque est donc devenue entièrement wi-fi, formule magique qui contient toutes les promesses de l’ubiquité informatique. À en juger par tous ces étudiants envoûtés par leurs écrans, la formule est tout à fait efficace. Pour les envoûtés, la lecture des livres est devenue accessoire. Le centre de gravité de la bibliothèque s’est déplacé des livres à l’écran d’ordinateur. Les livres sont certes encore là physiquement, mais ils ne sont que le souvenir d’une époque révolue et ils pourraient disparaître sans dommage apparent. En fait, les rénovations semblent avoir été menées avec cette idée étrange que la bibliothèque de l’avenir sera dépourvue de livres. Elle répond ainsi aux besoins d’un nouveau type de lecteur et d’un art de lire sans livre.

Cette volonté de coller à tout prix à l’esprit de l’époque et de répondre aux « besoins » – ou plutôt ce que nous prétendons percevoir comme tels – des étudiants ne risque-t-elle pas de compromettre la mission de l’université qui est de faire découvrir aux étudiants leurs véritables besoins spirituels ? Dans cet esprit, on devrait être prudent dans l’adoption des nouvelles technologies. L’ancienne bibliothèque visait à cultiver la discipline de l’attention. Il n’est pas sûr que la nouvelle bibliothèque puisse s’acquitter de cette mission. L’ordinateur constamment branché au réseau accroît de façon extraordinaire la mobilité de l’étudiant et, par le fait même, les sources de distraction. Par ce canal, le monde extérieur pénètre à grands flots dans le monde clos de la bibliothèque. Grâce aux nouvelles technologies et à la puissance des ordinateurs portables, un étudiant peut clavarder avec un ami, répondre à ses courriels, « googler » un sujet de recherche, écouter ses morceaux de musique préférés, consulter un article sur une base de données, jouer à un jeu en ligne, écrire un travail, regarder un film, surfer sur le Net, et visiter le profil d’une amie sur Facebook.

Cet usage intensif de l’ordinateur a des effets sur le rapport entretenu par l’étudiant avec le lieu dans lequel il se trouve physiquement et aussi sur sa capacité de concentration et d’attention. Il est dans la bibliothèque, mais sans y être tout à fait. Le monde de la communication est là, à un clic ou deux, et il peut toujours y trouver refuge. Or, ce monde, par sa facilité et sa rapidité, est plus séduisant et plus vivant, en apparence du moins, que le monde des livres qui est figé dans sa matérialité poussiéreuse. La question reste toutefois entière de savoir si l’acquisition réelle des connaissances peut se faire dans de telles conditions de mobilité et de fébrilité. Jusqu'à une époque récente, le livre a été considéré comme le moyen privilégié pour former l’esprit pour une raison bien simple : le livre, à cause de sa matérialité et de sa fixité linéaire, exige du lecteur temps, patience et concentration. En somme, alors que l’ordinateur précipite toujours notre marche en avant, nous plonge dans un état d’excitation impatiente, et fragmente à l’infini notre attention, la lecture des livres cultive en nous l’habitude de la lenteur et de l’attention soutenue à de longues chaînes de raisonnement.

On aura sûrement noté que j’établis un lien intrinsèque entre un certain type de lecture, le livre comme objet et la bibliothèque comme lieu physique. Je crois que notre culture a mis du temps avant de trouver un équilibre entre ces trois éléments et qu’il faut être prudent avant de le bouleverser de fond en comble. La dialectique entre ces trois éléments repose en dernier lieu sur le jeu délicat entre matière et esprit qui se produit dans l’acte de lecture. Le problème des nouvelles technologies est de nous plonger d’emblée dans l’abstraction et l’illimité. L’ordinateur tend à faire de nous de purs esprits arrachés aux contingences du temps et de l’espace. On pourrait m’objecter que l’effet de dématérialisation ou de délocalisation que nous ressentons devant un ordinateur n’est pas bien différent de l’abstraction des conditions réelles que tout lecteur plongé dans la lecteur d’un livre connaît bien. Ce fait est juste, mais il faut tout de suite faire remarquer que le livre ouvre des possibilités infinies avec des moyens limités et en s’adressant minimalement aux sens, alors que les nouvelles technologies offrent des possibilités de connaissance qui se multiplient anarchiquement à l’infini et qui tendent à surcharger les sens. On peut certes lire des livres sérieux à l’écran, mais je ne connais personne qui l’ait fait de manière autre que fragmentaire et sautillante, mode de lecture caractéristique à l’ordinateur. On peut faire aussi des recherches très profondes sur Internet. Là n’est pas la question. Je m’interroge plutôt sur les effets de l’utilisation massive des nouvelles technologies au détriment du livre dans l’apprentissage de certaines qualités intellectuelles et morales essentielles à l’acquisition de notre héritage culturel.

Les bibliothèques de l’ancien monde visaient à favoriser et à développer deux attitudes essentielles pour la lecture des livres : le silence et le retrait. L’un des effets les plus néfastes pour la culture du développement des nouveaux moyens de communication est que le silence est devenu de plus en plus rare. Je ne parle pas uniquement ici du silence extérieur, toujours essentiel à la lecture en profondeur, mais surtout du silence intérieur. Le bon lecteur est celui qui est capable de se débrancher de ses préoccupations quotidiennes pour entrer en conversation avec un auteur qui lui est tout d’abord entièrement étranger. Dans la lecture silencieuse est contenue cette idée d’une conversation solitaire avec un être dont la présence est décalée et différée. On doit s’entourer de silence afin de faciliter cet exercice difficile qui consiste à nous abstraire du monde présent pour faciliter la perception d’une voix qui vient du lointain.

Cette voix qui vient de si loin a quelque chose de funèbre. Par le livre, nous entrons bien souvent en contact avec des morts qui s’adressent à nous par-delà la tombe. La lecture est ainsi un exercice qui s’apparente à celui de la communication avec les esprits défunts. Pour établir le contact avec eux, il faut tout d’abord leur témoigner un respect encore plus grand qu’aux vivants. Sans cette déférence silencieuse, ils refusent de partager avec nous leurs mystères et connaissances. Dans leur histoire, les bibliothèques ont établi des mécanismes bien précis pour faciliter cette communication. Or, tous ces mécanismes établis sur le temps long de notre histoire culturelle sont fragiles. Si on ne leur accorde pas le soin nécessaire, une régression sans précédent de notre culture – si ce n’est déjà fait – pourrait advenir.

Une telle régression avait maintenant lieu sous mes yeux dans cette bibliothèque d’une riche université de la capitale de l’un des pays les plus riches au monde.

 

UN REFUGE PERDU

 

Encore sous le choc, j’avais trouvé refuge dans les rayons désertés de la bibliothèque. Je contemplais les livres sur les rayons comme autant de stèles magnifiques érigées à des efforts de pensée titanesques et j’étais rempli de tristesse. J’avais subitement peur que ces stèles ne soient plus fréquentées et entretenues comme elles le méritent par de jeunes mains. Je craignais que ce cimetière ne soit définitivement saccagé par l’invasion de plus en plus marquée en ses murs de notre monde nerveux et pressé, prompt au divertissement et au bruit. J’étais effrayé par la perspective que la connaissance se transforme définitivement en informations rapidement consommables et jetables, que le sentiment de déférence fasse place au besoin vulgaire de se gaver et de se divertir à tout moment. Je redoutais par-dessus tout qu’avec les meilleures intentions du monde – rendre la bibliothèque attrayante pour les nouvelles générations, l’ouvrir aux nouvelles technologies de l’information et la transformer en un lieu convivial de travail – on soit en train de détruire l’esprit de la bibliothèque et ainsi, de priver les étudiants d’une expérience essentielle de dépaysement, celle que l’on éprouve chaque fois que l’on pénètre dans un lieu habité par la présence intrigante et intimidante des livres.

L’université n’accepte plus le dépaysement. Elle veut tout au contraire coller au présent, quand ce n’est pas carrément le devancer. Elle est lancée dans une course éperdue contre la montre. Elle plonge ses étudiants dans cette accélération comme si elle croyait que l’héritage culturel qu’elle avait à transmettre était encore à naître dans un futur plus ou moins lointain. Au lieu d’être le lieu du retrait et de la conservation qu’elle fut, elle est devenue une gigantesque machine qui épouse sans discrimination le rythme et les modes de l’ensemble de la société. Nos universités ont ainsi oublié que l’une de leurs missions – la transmission de l’héritage culturel – oblige à une réflexion sérieuse sur les formes possibles de transmission de cet héritage. Or, cette réflexion manque, car on parade le préjugé dominant que les nouvelles technologies de l’information et de la communication représentent nécessairement une avancée à l’égard des anciennes formes de transmission de la culture. Ce préjugé, soutenu par des intérêts économiques puissants, renforce la conviction que l’université doit répondre aux attentes de sa « clientèle » étudiante. Comme cette clientèle, croit-on, est friande de toutes les nouvelles technologies, on estime alors que l’usage intensif de ces dernières est la seule voie pour combler ses besoins dans la célèbre – du moins auprès de tous les administrateurs – « nouvelle économie du savoir ».

Un fait têtu devrait pourtant tempérer l’enthousiasme quasi universel pour les nouvelles technologies : depuis la Renaissance, le véhicule traditionnel de la transmission de la culture dans notre civilisation est le livre. Cette linéarité est aujourd’hui dénoncée au nom d’un rapport à la culture qui suivrait le modèle de la communication dite « interactive ». Selon ce nouveau dogme, l’étudiant doit devenir l’agent actif de sa formation grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. La transformation matérielle plus ou moins avancée des bibliothèques universitaires épouse cette utopie pédagogique : la future bibliothèque sera un lieu social ouvert où les étudiants se rencontreront pour travailler en commun sur des projets de recherche. Le réseau constitué par une telle équipe, par définition mobile, ne sera plus qu’un microcosme du réseau d’information constitué par le cyberespace sur lequel chacun doit désormais être branché en permanence. De lieu fermé sur lui-même et en retrait de la société, la bibliothèque doit se transformer en un lieu de passage et d’ouverture à la pulsation informationnelle du monde.

Puisqu’elle n’est plus que le relais temporaire des flux informationnels, la nouvelle bibliothèque doit abandonner cette majesté silencieuse et un peu somnolente d’autrefois qui était si intimidante pour les étudiants. Pour y être à l’aise et efficaces, les étudiants doivent y reconnaître le train du monde, de leur monde : mouvement, excitation, bruits, couleurs et vivacité. La nouvelle bibliothèque s’inspire ainsi dans son aménagement des librairies contemporaines qui sont devenues à la fois des cafés et des centres commerciaux du divertissement intégral. La frontière autrefois étanche dans l’ancien monde entre institution et marché est brouillée. Or, l’université ne veut plus être une institution du savoir ; elle veut être un agent actif dans le marché du savoir, qui n’est lui-même qu’une partie intégrante du marché des biens et services. Il est donc normal que la bibliothèque cesse aussi d’être une institution pour devenir… quoi au fait ? Les mots me manquent, paralysé que je suis devant le spectacle de ce lieu désormais informe.

Immobile devant les rayons, j’essayais de préciser la source de ma tristesse et de mon dégoût pour ce monde moderne qui n’avait de cesse de tout désacraliser avec une bonne conscience désarmante, la bonne conscience de ceux à qui le futur donne tous les droits et qui ricanent devant l’expression des nostalgies puériles. J’avais subitement conscience en caressant le dos des livres qui me faisaient face que je résistais à ce monde en m’attachant aux vieux livres et en professant un art de lire à contretemps. J’avais peut-être fait fausse route en croyant que ce rempart de vieux livres serait suffisant pour me préserver des atteintes du monde et ainsi préserver une précieuse liberté à son égard. La vanité de cette défense me sautait maintenant aux yeux, surtout quand je considérais les forces qui se massaient à l’horizon et qui maintenant commençaient à pénétrer les anciens temples et en bouleversaient aussi facilement les rites pourtant séculaires. J’éprouvais soudainement une vive angoisse : une fois la destruction complétée, où pourrais-je encore pratiquer l’ancien culte et surtout comment serait-il possible d’en transmettre les rudiments à ceux et celles qui ne savent pas où étancher leur soif ? Où planterais-je ma tente dans ce nouveau monde qui me contraint de plus en plus à l’exil ? Quel oasis pourrait encore m’abriter ?

Je fus brusquement tiré de ma rêverie par une sonnerie de téléphone qui entonnait le Dancing Queen du groupe Abba. Notant à peine mon air agacé, la jeune fille qui passait s’arrêta net et prit dans son sac son téléphone. Elle commença alors une conversation animée sans se soucier de ma présence ou de celle de quiconque par ailleurs. J’esquissai un geste vers elle pour lui rappeler qu’il était interdit de parler dans la bibliothèque pour ne pas déranger les lecteurs. Je retins au dernier moment mon geste et je me tus. Je m’étais en effet soudainement rappelé que nous n’étions plus dans une bibliothèque de l’ancien monde.



Daniel Tanguay*

 

NOTES

* Daniel Tanguay est professeur au Département de philosophie de l’Université d’Ottawa.

[1] Cité in Jacques Barzun, From Dawn to Decadence. 500 Years of Western Cultural Life: 1500 to the Present, New York, Harper Collins/Perennial, 2001 [2000], p. 784. Ma traduction. Je ne saurais trop recommander au lecteur ce magnifique ouvrage qui est comme le testament d’une culture en train de disparaître sous nos yeux.



 


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