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Une littérature qui se lit

Un texte de Antoine Boisclair
Dossier : Autour d'un livre: Histoire de la littérature québécoise, de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-LaFarge
Thèmes : Histoire, Littérature, Québec
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

Depuis les travaux de Gustave Lanson, qui à l’aube du XXe siècle ouvrit sa discipline à des perspectives sociologiques, les historiens de la littérature peuvent difficilement faire abstraction des enjeux institutionnels agissant sur leur objet d’étude. Au cours des dernières décennies, particulièrement depuis les théories de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire, cette orientation sociologique a cependant mené plusieurs chercheurs à négliger la dimension esthétique des œuvres, à exclure de leur horizon l’épineux problème de la valeur et, sous prétexte d’objectivité, à envisager parfois sur un plan d’égalité les genres canoniques (poésie, roman, théâtre, etc.) et les « discours » au sens large du terme (discours journalistiques, politiques, iconographiques, etc.)[1]. La Vie littéraire au Québec, comme le mentionnent Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge dans le texte d’introduction à leur ouvrage, participe depuis quelques années de cette orientation pluraliste qui s’intéresse souvent davantage à l’histoire des idées qu’à celle des œuvres littéraires proprement dites.

En écartant l’approche institutionnelle, les auteurs de cette nouvelle Histoire de la littérature québécoise ont choisi la voie du compromis : « nous croyons que les liens entre le milieu et les œuvres doivent être considérés, mais que les textes imposent aussi leurs propres perspectives ». D’un point de vue méthodologique, il en résulte une approche souple qui prend en considération non seulement le milieu et les œuvres, mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler « l’horizon d’attente » des lecteurs de chaque époque. Bien qu’ils ne s’en réclament pas explicitement, Biron, Dumont et Nardout-Lafarge semblent en ce sens avoir été sensibles à « l’esthétique de la réception » élaborée par Hans Robert Jauss, théorie selon laquelle l’histoire littéraire, en plus de s’intéresser aux milieux et aux œuvres, doit considérer « l’effet produit » de ces œuvres chez les lecteurs. Pour la première fois de manière aussi manifeste, une histoire de la littérature québécoise accorde de l’importance aux lecteurs. Or dans la mesure où la réception (celle écrivains, des critiques ou du grand public) exerce une influence déterminante sur le champ littéraire, cette approche constitue non seulement une marque d’originalité, mais aussi un moyen de lire les œuvres qui ont façonné cette histoire sans nier pour autant le rôle joué par les institutions.

La fortune actuelle de la sociocritique au Québec, plus généralement de l’idée selon laquelle l’historien de la littérature doit suspendre son sens critique, s’explique en partie par le fait que les corpus poétique, romanesque et dramaturgique canadiens-français demeurent relativement restreints avant le XXe siècle. Avec raison, les auteurs admettent en ce sens que « le meilleur de la littérature se trouve à certaines époques du côté de genres non canoniques ». Dans la première partie du livre, consacrée aux écrits de la Nouvelle-France, une place significative est ainsi accordée aux récits de voyage, aux textes religieux et épistolaires. Alors que cette période n’occupait qu’une vingtaine de pages dans l’histoire de la littérature québécoise de Laurent Mailhot publiée chez Typo en 1997, elle acquiert ici une importance accrue tant par le nombre de textes commentés que pas la qualité des analyses. Il faut à cet égard saluer la pertinence du choix des extraits retenus, dont la valeur littéraire ne fait souvent aucun doute. Les paragraphes consacrés à la Relation des Jésuites, plus exactement aux textes de Paul Le Jeune, contiennent par exemple quelques passages saisissants, comme pourrait l’illustrer celui daté de l’hiver 1633 : « Le froid estoit par fois si violent, que nous entendions les arbres se fendre dans le bois, et en se fendans faire un bruit comme des armes à feu. Il m’est arrivé qu’en escrivant fort prés d’un grand feu, mon encre se geloit […] ». Dans cette allusion à l’encre gelée, qui témoigne des difficultés matérielles auxquelles ont été confrontés les premiers écrivains d’ici, c’est dans un certain sens toute la littérature de la Nouvelle-France qui est résumée.

On peut cependant s’étonner – et être déçu – du peu d’espace accordé aux genres canoniques dans les chapitres consacrés au début du XIXe siècle. S’il est vrai qu’« après la Conquête de 1759 et jusqu’aux années 1830, aucune œuvre marquante ne voit le jour », nous aurions aimé en revanche lire des poèmes de Michel Bibaud ou de Joseph Mermet, quitte à poser sur eux un regard plus critique. Dans les paragraphes reliés aux premières décennies du XIXe siècle, l’histoire prend en quelque sorte le pas sur la littérature ; les discours politiques de Louis-Joseph Papineau prévalent sur les poèmes publiés dans les journaux de l’époque. Pour comprendre ce choix, il faut se reporter à l’idée générale qui traverse ce chapitre, à savoir que « les textes littéraires qui paraissent au XIXe siècle assument tous plus ou moins directement une […] fonction politique ». Ce présupposé qui comporte bien entendu sa part de vérité (en témoigne notamment le mouvement littéraire de 1860) incite les auteurs à négliger les écrivains adeptes de « l’art pour l’art » (à peine deux pages portent sur Alfred Garneau et Eudore Évanturel) ou à marginaliser un roman comme L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils, roman dont le contenu et la structure originale auraient certainement mérité autant d’espace que les chroniques d’Arthur Buies. On lit par contre avec beaucoup d’intérêt les passages sur François-Xavier Garneau (« le premier écrivain véritable du Québec », en effet) et sur l’Institut canadien. Ces parties particulièrement bien documentées, même si elles se présentent avant tout comme des synthèses, ouvrent des perspectives de recherche intéressantes en montrant notamment comment les écrivains canadiens de l’époque, tant du côté anglophone que francophone, ont pu entrer en contact avec certains penseurs américains comme Ralph Waldo Emerson.

La littérature reprend sa place par la suite : les chapitres entourant L’École littéraire de Montréal, la poésie patriotique, les contes et les romans à thèse du XIXe siècle proposent des interprétations intéressantes, sans jamais perdre de vue l’horizon d’attente des lecteurs. Surtout, c’est dans ces chapitres que se dessine une véritable tradition de lecture au Québec (on le remarque par exemple quand Laure Conan cite François-Xavier Garneau dans Angéline de Montbrun) et que certains talents individuels émergent (on pense bien entendu à Nelligan). Dans la troisième partie, articulée autour du « conflit entre l’ici et l’ailleurs », cette tradition devient de plus en plus manifeste, non seulement lorsque Delahaye rend hommage à Nelligan, mais aussi, pour prendre un autre exemple, lorsque les auteurs tissent des liens thématiques et idéologiques entre Maria Chapdelaine et Menaud, maître-draveur. Comme l’a déjà souligné Italo Calvino, un livre « classique », peu importe la culture à laquelle il se rattache, est d’abord un livre lu par différentes générations. Or c’est exactement ce que « l’esthétique de la réception » prend en considération : la manière dont les livres sont reçus, font l’objet d’admiration ou d’animosité. Si cette Histoire de la littérature québécoise se lit comme un long récit – comme une histoire, justement –, c’est surtout grâce à ces traditions de lecture, à ces filiations que les auteurs révèlent de manière convaincante.

On aurait aimé cependant que soit relativisée l’importance du débat entre « l’ici » et « l’ailleurs », débat qui oriente trop souvent notre lecture des écrivains des années 1895-1930. L’épithète « exotique » qu’on accole aux poètes gravitant autour du Nigog – épithète qui finalement ne s’applique peut-être qu’à Paul Morin – nous empêche en effet de saisir l’originalité d’un auteur comme René Chopin, par exemple, qu’il aurait été intéressant de lire non pas en opposition à la littérature régionaliste, mais plutôt en fonction de l’influence exercée sur lui par le symbolisme français ou, d’un point de vue thématique, sous l’angle de ce que l’on appelle aujourd’hui la « nordicité » (Chopin ayant été particulièrement fasciné par les paysages enneigés). Par ailleurs, les poètes régionalistes sont envisagés presque uniquement en fonction des discours idéologiques qui traversent leur œuvre. William Chapman, tout particulièrement, est montré sous son plus mauvais jour et aurait mérité un peu plus d’espace.

En ce qui a trait aux premières décennies du XXe siècle, les auteurs auraient pu – et l’usage du conditionnel s’impose, puisqu’il leur a fallu faire des choix – accorder plus d’importance aux discours sur l’art qui ont façonné la construction de la modernité littéraire au Québec. Prendre davantage en considération l’histoire de la peinture, par exemple, aurait peut-être permis d’écrire une « histoire esthétique de la littérature », au sens où Éric Méchoulan emploie ce terme dans ses travaux récents, ou à tout le moins de montrer qu’un texte littéraire peut parfois se nourrir davantage d’un tableau que d’un discours politique. À ce sujet, il est important de souligner que la peinture canadienne-française des années 1920 (celle de Maurice Cullen ou d’Adrien Hébert, par exemple) n’est pas exclusivement orientée vers les « référents culturels » (autrement dit vers le discours nationaliste) et fait preuve de plusieurs nouveautés thématiques ou formelles qui ont pu agir sur le cours de l’histoire littéraire. Cela étant, l’influence exercée par les autres arts devient incontournable à partir des années 1940, période qui correspond selon les auteurs à « l’autonomie de la littérature » québécoise. Si ce concept bourdieusien semble contredire le projet énoncé en introduction (« faire prédominer les textes sur les institutions »), Biron, Dumont et Nardout-Lafarge réussissent très bien à montrer, notamment à travers les interventions de Robert Charbonneau, que la littérature canadienne-française de l’époque prend pour la première fois de manière aussi marquée ses distances vis-à-vis la France. L’autonomisation du champ littéraire québécois devient encore plus nette, par la suite, quand les auteurs soulignent le rôle joué par l’État et les maisons d’édition. Dans les chapitres faisant suite à « l’explosion de la littérature québécoise », un bel équilibre est atteint entre la lecture des textes (les paragraphes sur la poésie surréaliste, sur les romans d’Yves Thériault et d’André Langevin offrent des synthèses éclairantes) et le contexte sociopolitique de l’époque.

Le corpus critique relié à la littérature québécoise des années 1960 étant plus imposant, les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise se réfèrent souvent, pour lire les écrivains de la Révolution tranquille, à des concepts ou à des formules qui ont orienté depuis quelques années notre interprétation des œuvres. C’est le cas de la formule « esthétique de la fondation » – forgée par Pierre Nepveu dans L’Écologie du réel – qui structure en partie les chapitres sur la « poésie du pays ». En ce sens, dans les pages sur Miron, Aquin ou Ferron, les auteurs parviennent non seulement à inscrire les œuvres commentées dans le récit de l’histoire littéraire québécoise, mais aussi à offrir une synthèse des lectures critiques reliées à ces mêmes auteurs. Avec raison, on insiste sur l’émergence de la critique universitaire, à qui l’on doit le concept même de « littérature québécoise », et sur les processus de canonisation qui y sont attachés. Une telle synthèse illustre non seulement l’érudition des auteurs : elle rend aussi justice à l’apport de la critique à la littérature québécoise et constitue une nouveauté par rapport aux autres livres d’histoire littéraire déjà publiés.

Bien entendu, plus l’ouvrage se rapproche de l’époque qui est la nôtre, plus la constitution du corpus devient problématique. Non seulement le nombre d’auteurs significatifs augmente au fil des pages, mais le recul nécessaire pour juger de leurs livres diminue forcément. Si les auteurs de cette Histoire de la littérature québécoise se permettent d’émettre, toujours avec parcimonie, des jugements esthétiques explicites sur certaines œuvres précédant les années 1970 (l’introduction annonce en ce sens des « lectures critiques » des œuvres), le problème de la valeur semble évacué quand il s’agit d’auteurs encore actifs aujourd’hui. Lorsque sont abordés le formalisme et la contre-culture, l’attitude des écrivains, leurs partis pris esthétiques et leurs principes idéologiques prennent en effet le pas sur leurs textes. Il est frappant à ce sujet de constater que les (trop) nombreuses pages consacrées à Nicole Brossard sont axées presque uniquement sur les principes formalistes et féministes de l’auteure plutôt que sur ses ouvrages, relégués ici au second plan. Que les écrivains de La Barre du jour ou des Herbes rouges aient joué un rôle important dans l’histoire récente de notre littérature ne fait aucun doute : il est dommage cependant de constater qu’on ne retient souvent que les auteurs qui, comme Gilbert Langevin, « ont accordé une grande place à la présence publique de la poésie ». Il s’agit ici d’une question de goût qu’on ne peut guère défendre avec objectivité, mais contre les pages consacrées à Gilbert Langevin et à Michel Beaulieu, j’aurais volontiers échangé quelques paragraphes sur un poète plus discret comme Jean-Marc Fréchette, dont les recueils, s’ils n’obéissent pas à l’horizon d’attente de notre époque, comptent parmi les plus achevés de la poésie québécoise des dernières années.

Soulignons en terminant une autre grande réussite de cette Histoire de la littérature québécoise : l’unité du ton, la fluidité des chapitres qui, comme je l’ai mentionné, se lisent comme un grand récit. Écrit à trois mains, le livre aurait pu donner lieu à des ruptures de ton ou à un manque d’unité. Au contraire, les trois auteurs ont su aborder leur corpus dans une langue à la fois accessible et savante, homogène et dynamique. Parce qu’il s’adresse autant aux spécialistes qu’au grand public intéressé par la culture québécoise, cet ouvrage illustre l’importance du savoir universitaire dans le domaine littéraire au Québec, importance trop souvent niée dans les médias. C’est en ce sens aussi que cette Histoire de la littérature québécoise accorde une place importante aux lecteurs, qu’elle raconte non seulement « une littérature qui se fait », mais aussi une littérature qui se lit.



Antoine Boisclair*

 

NOTES

* Antoine Boisclair est professeur de littérature au collège Jean-de-Brébeuf et membre du comité de rédaction des Cahiers littéraires Contre-Jour.

[1] Antoine Compagnon a bien analysé cette évolution du discours historiographique dans Le Démon de la théorie : « l’histoire littéraire, comme discipline universitaire, a tenté de se détacher de la critique, dénoncée comme impressionniste ou dogmatique, pour lui substituer une science positive de la littérature », écrit-il notamment. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points/Essais », 2001 [1998], p. 267.



 


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