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La littérature québécoise et ses marges

Un texte de Jean-Christian Pleau
Dossier : Autour d'un livre: Histoire de la littérature québécoise, de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-LaFarge
Thèmes : Histoire, Littérature, Québec
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

L’Histoire de la littérature québécoise publiée par Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge et Martine-Emmanuelle Lapointe vient combler un vide étrange. Depuis longtemps, le seul ouvrage que l’on pouvait proposer à qui souhaitait une vue d’ensemble du domaine littéraire québécois était celui de Laurent Mailhot, La Littérature québécoise depuis ses origines (Typo, 1997). Ce  livre, qui avait d’abord été un « Que sais-je ? » (paru pour la première fois en 1974), en avait conservé les limites, malgré l’ampleur nouvelle donnée au texte : c’était un ouvrage dense, cherchant à mentionner le plus grand nombre de titres et n’accordant du coup à chacun d’entre eux que quelques formules lapidaires. Utile comme feuille de route, il ne pouvait guère être recommandé au grand public qui aurait souhaité en faire une lecture cursive. À ce dernier, on ne pouvait davantage proposer La Vie littéraire au Québec (Presses de l’Université Laval, 1991), projet collectif monumental dont cinq tomes sur huit ont maintenant été publiés : en effet, cette somme s’adresse en premier lieu aux spécialistes, et les dimensions mêmes de l’ouvrage suffiraient à le rendre inaccessible. Au demeurant, La Vie littéraire, comme son nom le suggère, met de l’avant l’histoire des institutions littéraires : l’ouvrage n’est pas centré sur les textes eux-mêmes. Conçu comme outil de référence pour les chercheurs, il ne prétend en aucune manière jouer le rôle d’ouvrage d’initiation. Il faut en fait remonter à 1967 pour trouver un ouvrage comparable dans sa visée à celui de Biron et de ses collègues, soit L’Histoire de la littérature française du Québec, publiée sous la direction de Pierre de Grandpré. Mais c’était il y a une génération : et l’on sait combien cette génération a marqué la littérature québécoise... De fait, dans la nouvelle Histoire de la littérature québécoise qui nous est proposée, la littérature postérieure à 1960 n’occupe pas loin de la moitié de l’ouvrage. Nul ne niera en somme qu’il y avait un manque criant, auquel Biron et ses collègues viennent précisément répondre.

          Pourquoi, cela dit, cette étrange lacune, alors que la littérature québécoise est particulièrement vivante, que sa légitimité en tant qu’objet d’étude universitaire — voire sa légitimité tout court — n’est plus depuis longtemps objet de débat ? Cela s’explique peut-être par les circonstances dans lesquelles les études québécoises se sont imposées comme discipline reconnue au sein de l’institution universitaire : ce moment, fin des années soixante, début des années soixante-dix — qui est aussi celui de la Révolution tranquille —  a correspondu à celui de la plus grande vogue du structuralisme, et de la plus grande méfiance à l’égard de l’histoire littéraire traditionnelle. Pour simplifier et caricaturer, les départements d’études littéraires, au Québec, ont pris leur véritable essor un peu dans la foulée du débat entre Roland Barthes et Raymond Picard. Entre les deux options, on ne balançait guère. L’histoire littéraire, au sein des universités québécoises, s’est trouvée dévalorisée par rapport à des approches théoriques qui entendaient mettre entre parenthèses l’historicité du phénomène littéraire. Et comme l’université québécoise, comme beaucoup d’autres institutions de la société civile, se construisait ou se reconstruisait un peu de toutes pièces, il n’existait pas de tradition forte et bien établie d’histoire littéraire qui aurait pu continuer en arrière-plan et offrir un contrepoint aux approches critiques qui occupaient alors le devant de la scène. Lorsque, vers les années quatre-vingt, parvenues à  maturité, les études littéraires québécoises recommencent  à s’intéresser à la dimension de l’histoire, cette ouverture se fait d’abord par de grands chantiers d’exploration méthodique du passé : le Dictionnaire des œuvres  de la littérature québécoise, ou La Vie littéraire au Québec déjà mentionnée. Ces travaux de fond monopolisent les énergies, et font en même temps remonter à la surface des textes oubliés. Face à l’approfondissement des connaissances, on peut s’expliquer que personne ne se soit précipité pour entreprendre un travail de synthèse. Laurent Mailhot, s’appuyant sur les lectures de toute une vie et sur son propre livre de 1974, pouvait encore le tenter d’une manière individuelle, mais son exploit ne sera sans doute jamais répété. La littérature québécoise est désormais trop riche, son passé a trop d’épaisseur : une synthèse historique requiert maintenant un effort collectif.

          Le volume présenté par Biron et ses collègues répond donc à un véritable besoin. Je devine qu’il s’imposera immédiatement comme ouvrage de référence dans tous les cours d’initiation à la littérature québécoise, à l’université, et peut-être aussi au cégep (du moins, on le souhaiterait). Mais je ne veux surtout pas dire par là que le livre n’a d’intérêt que pour le lecteur novice. Même si c’est ce dernier qui est d’abord ciblé, il reste que le spécialiste aussi y trouve amplement son compte : les dimensions de l’ouvrage (près de 700 pages) permettaient aux auteurs d’aller au-delà du simple survol panoramique. Sur les œuvres principales, sur les grands noms, on trouvera donc de véritables aperçus critiques, étayés par les travaux les plus récents. Cela, même si le texte, dans un louable parti pris de lisibilité et de simplicité volontaire, s’interdit toute espèce de notes de bas de page. Mais la réussite est encore plus remarquable en cela que le livre est d’une lecture parfaitement agréable : on peut le lire d’une traite, en quelques soirées, tout aussi bien que le consulter ponctuellement. En un mot, c’est un ouvrage auquel on peut prédire une longue carrière — sans doute jusqu’à ce que la prochaine génération littéraire le rende à son tour caduc.

***

          Par sa nature, un projet comme celui de Biron et de ses collègues impliquait une multitude de choix : dans la périodisation, dans la plus ou moins grande importance accordée à tel auteur ou à telle œuvre, dans la teneur même du discours critique sur les œuvres. Il serait oiseux de relever des objections de détail : aucun lecteur ne s’attend, face à un ouvrage de ce genre, à adhérer sans réserves à la perspective des auteurs sur chacun des sujets abordés. Je réfléchirai donc plutôt ici sur ce qui me paraît être à la base de l’entreprise, c’est-à-dire la définition de la littérature québécoise. Pour reprendre, en la paraphrasant et en l’adaptant aux circonstances, une formule bien connue (qui, dans sa version originale, était, me semble-t-il, de Christian Jouhaud), je demanderai : de quoi fait-on l’histoire lorsqu’on prend la littérature québécoise pour objet ?

          Poser cette question, c’est en quelque sorte demander quelles sont les marges, ou les frontières, de cette littérature. Quelles œuvres, en somme, appartiennent de droit à ce domaine que l’on est convenu de désigner sous l’étiquette « québécoise » ? Cette question était incontournable — aussi bien en ce qui concerne la frontière du « québécois » qu’en ce qui regarde les marges du littéraire  proprement dit. Dès l’introduction, les auteurs ont pris soin d’aller au devant d’éventuelles objections, en soulignant et justifiant leur parti pris d’inclure des textes appartenant à des genres qui ne sont pas traditionnellement considérés comme littéraires :

Pour beaucoup de commentateurs, y compris nous-mêmes, le meilleur de la littérature québécoise se trouve à certaines époques du côté de genres non canoniques, comme la chronique ou la correspondance, et non du côté du roman ou de la poésie. Le mot « littéraire » a donc une acception particulièrement large au Québec. Pendant longtemps, des textes qui ailleurs appartiendraient aux marges de l’histoire littéraire en forment ici l’armature.

 

Les quelques exemples cités — François-Xavier Garneau, Olivar Asselin — sont d’une pertinence que nul ne songerait à contester. De fait, loin de critiquer le parti pris des auteurs, je serais pour ma part tenté de dire qu’il aurait pu être poussé encore plus loin : j’aurais ainsi accordé une place plus grande aux écrits politiques. Henri Bourassa, par exemple, reçoit beaucoup moins d’attention qu’Olivar Asselin ; Wilfrid Laurier n’est  pas du tout mentionné, etc. Admettons que l’histoire littéraire n’a pas la même perspective que l’histoire intellectuelle,  qu’il est normal qu’elle accorde la préséance à la dimension textuelle dans le choix de ses objets. Mais est-ce bien là l’argument implicite qui a prévalu dans les deux cas que j’évoque ?  Pour ma part, je soutiendrais que dans le contexte d’une littérature en émergence, l’écrit est du ressort de l’histoire littéraire dès lors qu’il touche au cœur de l’activité intellectuelle ; et que la démocratie parlementaire, de même que le journalisme politique qui l’accompagne, a souvent été l’un des lieux importants de cette activité.

          Plus remarquable, plus audacieuse encore, me semble la position des auteurs en ce qui a trait à ce qu’on pourrait appeler les marges de la « québécité ». On touche ici à des débats qui ont cours depuis longtemps, mais que les auteurs ne pouvaient esquiver dans un ouvrage comme le leur. Pour ne citer que quelques-unes de ces questions parmi les plus rebattues : fallait-il inclure les écrits de la Nouvelle-France ? Fallait-il parler de Maria Chapdelaine comme d’un livre appartenant à la littérature québécoise ? S’ils se sont expliqués sur chacun de ces cas particuliers, les auteurs n’ont pas en revanche énoncé de manière explicite les principes généraux qui ont gouverné leurs choix. Ce seraient, me semble-t-il, des principes d’inclusivité (si l’on peut risquer ce mot), ainsi que d’utilité. Autrement dit, tout en rendant compte des objections qui pouvaient être soulevées contre la « québécité » de tel ou tel texte, les auteurs ont de manière assez systématique opté en faveur de l’inclusion plutôt que de l’exclusion. C’était choisir le parti qui pouvait répondre le plus utilement aux attentes du lectorat d’un ouvrage d’histoire littéraire québécoise. Pour donner un exemple tout à fait arbitraire, à la limite de l’absurde, on n’aurait rendu service à personne en écartant, mettons, Gabrielle Roy, sous prétexte que, née au Manitoba, elle se reconnaissait une identité canadienne plutôt que québécoise (ce que les auteurs soulignent par ailleurs). Poussé à l’extrême, ce principe d’inclusion finit tout de même par donner lieu à des ambiguïtés moins faciles à justifier. Ainsi, les sections sur les littératures acadiennes ou franco-ontariennes sont-elles vraiment à leur place dans un ouvrage qui revendique comme objet principal la littérature québécoise, et non point canadienne-française ? Ces chapitres, d’ailleurs assez courts, posent eux-mêmes cette question, en examinant l’impact sur la francophonie canadienne de  l’émergence d’une identité québécoise. Peut-être, encore une fois, les auteurs ont-ils estimé faire œuvre utile en esquissant au moins brièvement des problématiques qu’il aurait paru plus étrange d’occulter. Mais si l’intention était de signaler tous les moments-clefs de la constitution progressive de l’identité québécoise à partir du fait originel de la présence francophone en Amérique, d’identifier tous les carrefours où celle-ci se sépare de certaines autres composantes de cette francophonie, peut-être alors aurait-il fallu aller encore plus loin, ajouter des appendices sur la Louisiane et sur la Nouvelle-Angleterre — ne serait-ce que dans l’intention d’esquisser les problématiques et d’indiquer des pistes de lecture.

          Mais par ailleurs, l’une des caractéristiques les plus remarquables de l’Histoire de la littérature québécoise, c’est que, prenant acte d’une évolution récente des perceptions et des mentalités, elle entend précisément accueillir dans la « québécité » des textes qui n’appartiennent pas au domaine francophone — principalement les textes que l’on qualifie (parfois) d’anglo-québécois. Cette forme d’ouverture est plus controversée que celles que je viens de mentionner. Elle n’est peut-être pas entièrement compatible avec celles-ci non plus. La principale objection, comme le reconnaissent d’ailleurs les auteurs eux-mêmes, vient de ce que l’on projette sur des écrivains anglophones une revendication identitaire qui ne correspond pas nécessairement à leur propre perception. J’avoue d’emblée être de ceux qui ne se sont jamais habitués à voir Mordecai Richler au rayon « québécois » des librairies. Je suppose que Richler non plus ne s’y serait pas fait. Précisons que Biron et ses collègues n’incluent pas ce dernier parmi les écrivains qu’ils qualifient d’« anglo-québécois », mais ils lui accordent tout de même une place importante en tant qu’auteur anglo-montréalais dont l’imaginaire est ancré dans la réalité de la ville. Cela justifiait-il pour autant sa présence dans le livre ? Peut-être ai-je tort de choisir un exemple aussi célèbre, car l’enjeu dépasse de beaucoup le cas de Richler lui-même. Toute controverse facile mise à part, il me semble que l’identité québécoise, dans la mesure où elle n’a pas ce fondement objectif irréfutable que serait la citoyenneté au sein d’un Québec souverain, ne peut être assignée autoritairement à qui ne la revendique pas : être Québécois, dans le contexte actuel qui est celui du Canada fédéral, c’est d’abord vouloir l’être. Or, on peut ne pas le vouloir. Si la « nation québécoise » demeure une réalité fuyante, objet de débat et de controverses, forcément la notion de « littérature québécoise » ne sera pas mieux assurée.

          Quoi qu’il en soit, les choix opérés par Biron et ses collègues n’obéissent pas ici à une règle aussi claire. Quels sont les écrivains anglophones qui doivent figurer dans une histoire de la littérature québécoise ? Je remarque que certains noms potentiellement pertinents, qui ont joué un rôle important dans la vie culturelle du Canada français, n’ont pas du tout été mentionnés dans le livre : c’est le cas de l’Ontarien William Henry Moore (auteur du Clash ! et de Polly Mason), ou du Montréalais John Boyd. Ces auteurs ont aujourd’hui complètement disparu de la mémoire canadienne-anglaise, peut-être précisément dans la mesure où ils parlaient d’abord du Canada français. Ne serait-ce pas alors à l’histoire littéraire québécoise de se les approprier ? D’autres écrivains anglo-montréalais, très brièvement évoqués, semblent avoir été explicitement écartés de l’Histoire de la littérature québécoise parce que leur œuvre n’avait rien à dire sur la réalité québécoise : c’est le cas de Stephen Leacock, pourtant plus célèbre en son temps dans le monde anglophone que Richler lui-même ne le fut plus tard. Si l’on s’était fixé un principe d’inclusivité totale, il aurait aussi fallu parler de ces écrivains. Mais si en revanche on voulait viser plutôt l’utilité, notamment l’utilité pédagogique, c’est peut-être l’ouverture même sur le monde anglophone qui n’est pas justifiée. Ce n’est pas remettre en question la légitimité des études anglo-québécoises que de constater qu’elles nous font entrer dans un tout autre espace, qu’elles entretiennent des rapports soutenus avec un univers qui n’a rien à voir avec la société québécoise — et que pour cette raison, elles demandent probablement à se déployer de manière autonome. Ou pour le dire plus naïvement : dans un cégep, les romans d’un Yann Martel ou d’un Richler appartiennent de droit au professeur d’anglais ; le professeur de français, lui, trouvera facilement bien d’autres titres parmi tous ceux que lui suggère l’Histoire de la littérature québécoise. De toutes les frontières qui balisent l’espace québécois, celle de la langue est peut-être au fond la plus irréductible.



Jean-Christian Pleau*



NOTES

 

* Jean-Christian Pleau est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

 


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