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De l’engagement à la révolte, les Canadiens français et les guerres mondiales

Un texte de Marc-André Cyr
Thèmes : Canada, Conflit, Histoire
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

Il [le premier ministre Borden] est arrivé sur la parade avec des officiers, dans l’avant-midi. Il était en voyage en Angleterre, il venait voir les soldats. C’est effronté pas mal ! […] On était une quinzaine de pelotons, trente hommes par peloton […]. Là ça commence, le premier peloton commence à crier « chou ! chou ! chou ! » Pis ça crie ! Pis là les autres en arrière ça crie toute pareil. Oui, oui, les Anglais criaient pareil comme nous autres [rires]. C’étaient tous des Anglais de la province de Québec […].

 

Il était appuyé sur sa canne et il regardait à terre. Il nous regardait pas.

Un conscrit, 1917[2]

 




Le mouvement d’opposition à la guerre a su depuis quelques années perturber la quiétude des princes guerriers : contre l’invasion de l’Irak (2001), du Liban (2006) et le départ des troupes québécoises vers l’Afghanistan (2007), c’est par dizaines de milliers que les manifestantes et manifestants du Québec se sont joints à ce mouvement international d’opposition à la « guerre au terrorisme ». Appuyé, semble-t-il, par l’opinion publique – cette somme de clients-électeurs aux volontés contradictoires – ce mouvement a opposé à la rhétorique sécuritaire et occidentaliste un discours et une action antimilitariste et internationaliste.

Aux yeux des adversaires du mouvement, qu’ils soient conservateurs ou libéraux, souverainistes ou fédéralistes, les succès de ce mouvement prouveraient une fois de plus et hors de tout doute que l’isolationnisme et le pacifisme seraient, pour reprendre une expression tristement à la mode, des traits identitaires du Québec. Refusant de considérer que ceux qu’ils nomment avec hauteur les « pacifistes » puissent avoir de « bonnes » raisons de dénoncer cette guerre, soit des arguments émanant d’une analyse rationnelle des faits et du contexte dans lequel ils s’inscrivent, l’élite intellectuelle belliciste préfère y voir le résultat d’une conception légèrement pathologique de la Réalité.

Le Québec, héritier de son lourd passé, porterait en lui, telle une cicatrice de l’âme, cette « seconde nature[3] » et ces « maladies[4] »collectives que sont l’isolationnisme et le pacifisme. Pourquoi un tel « aveuglement[5] » devant la nécessité de combattre ? Pourquoi tant de « méfiance[6] » face à la guerre ? Les explications divergent… D’abord, le Québec n’aurait que très peu connu la guerre, en fait, il ne l’aurait pas connue depuis la Conquête de 1760[7]. Ne connaissant pas le prix de la liberté, le bon peuple un peu niais la considérerait strictement d’un point de vue égoïste ; ce qu’il voudrait, vous devinez, c’est avant tout qu’on lui « fiche la paix[8] ». Également, comme le Québec en question fut longtemps privé de l’ensemble de ses pouvoirs politiques et économiques, son comportement « immature » et « adolescent[9] », « bête » et « naïf »[10], s’expliquerait par l’existence d’un sentiment d’impuissance et d’infériorité. Ce sentiment serait d’ailleurs « typique de gens qui se croient sans pouvoir » et d’une « société homogène repliée sur elle-même »[11]. Étant « castré[12] » par l’histoire, le Québec – mâle de toute évidence – agirait selon la vertu de l’« homme chaste » parce que « impuissant »[13]. Simplement, il agit ainsi parce qu’il agissait ainsi, voilà pourquoi il exprimerait aujourd’hui ce même « refus massif » de la guerre qu’en 1942[14].

Pourtant, si l’on s’éloigne de ces simplifications voulant que le Québec soit une nation au passé uniforme (ou encore la simple somme des opinions individuelles compilées par les sondages), on observe, en analysant ce qui s’anime sous les couleurs de l’immobile drapeau national et la mémoire sélective de l’élite (dont les échos ne forment heureusement pas la totalité des pensées vécues), qu’une portion importante du peuple canadien-français (classe ouvrière, classe moyenne, chômeurs, etc.) a tout simplement agi à l’inverse des mythes simplificateurs instrumentalisés par les éditorialistes bellicistes.

 

L’ENGAGEMENT

 

Au total, entre 1914 et 1918, 600 000 Canadiens risquèrent leur vie pour défendre l’Empire britannique – parmi ceux-ci, 35 000 volontaires canadiens-français[15]. À première vue, ils n’auraient fourni que 12,6 % des effectifs totaux, ce chiffre grimpe toutefois à 25 % lorsqu’on l’applique à la seule contribution des individus nés au Canada[16]. En 1916, les chiffres officiels montraient que 62 % des enrôlés étaient de souche britannique, 30 % de souche canadienne et 8 % d’autres origines[17].

Avant que le gouvernement n’impose la conscription, mis à part quelques grincements de dents et inquiétudes affirmées, le peuple canadien-français se montre volontaire, appuie l’effort de guerre, travaille avec acharnement pour l’avènement de la victoire et se plie somme toute docilement aux volontés du gouvernement. Les populations encouragent activement les troupes et les cités s’animent aux bruits et chansons de spectaculaires manifestations de soutien aux Alliés. En 1914, lors de l’embarquement du premier contingent militaire, l’enthousiasme fut tout aussi répandu à Montréal qu’à Toronto[18], de même qu’à Québec. Gérald Filteau, historien et témoin des événements, explique :

La population de Québec s’était portée sur les quais, sur la Terrasse et les Remparts, agitant des drapeaux et poussant des exclamations. Les soldats, accoudés aux bastingages, regardaient défiler la ville que bien peu d’entre eux devaient revoir[19].

 

Lorsque la fin des hostilités survient enfin, en 1918, les militaires canadiens-anglais passant par le Québec sont accueillis plutôt froidement (ce qui les choqua d’ailleurs énormément) ; pour les troupes canadiennes-françaises, ce furent cependant de grandioses retrouvailles : messes, réceptions, rassemblements, fêtes, parades et manifestations spontanées animent alors les villes de Trois-Rivières, Québec et Montréal qui saluent l’arrivée des soldats du 13e, du 14e, du 24e, du 42e et, bien sûr, du Royal 22e Régiment accueilli sous une série d’arcs de triomphe[20].

Les faits concernant la Deuxième Guerre mondiale témoignent également d’une vigoureuse participation. Entre 1939 et 1945, 930 000 Canadiens s’enrôlèrent volontairement dans l’armée – parmi ceux-ci, 131 618 Québécois[21], soit 19 % des effectifs[22].

À ce volontarisme s’ajoute encore une fois un effort de guerre colossal auquel participe activement la population civile. Suite à l’adoption – sans débat d’ailleurs – de la Loi sur les mesures de guerre permettant à l’exécutif d’agir par décret, le peuple voit ses libertés grandement limitées : la censure est rigoureusement appliquée, les denrées sont rationnées par un système de carnets (beurre, sucre, fruits en conserve, essence, vin et bière)[23] et, pour les dizaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières de l’industrie militaire, le droit de grève est inexistant, les salaires gelés et les heures de travail des femmes contrôlées[24]. Sans compter que les populations, en plus de toutes ces privations et des deuils qu’elles doivent porter, participent fortement aux emprunts de la Victoire encouragés par le gouvernement et, malgré leur opposition à la conscription, expriment dans la joie le soutien généreux qu’elles accordent aux troupes canadiennes-françaises.


LA RÉVOLTE DE 1917-1918

 

Avant que le gouvernement canadien ne déclenche les conscriptions, la population canadienne-française s’accommode de la guerre et des deuils (les deux guerres feront respectivement 60 000 et 45 000 morts d’origine canadienne) sans trop de tensions. Le gouvernement demande cependant toujours plus de sacrifices, plus d’hommes prêts à mourir pour cette patrie à laquelle la population ne s’identifie que partiellement. Sa volonté va bientôt rencontrer celle d’un peuple dont le seuil de résignation et de tolérance sera désormais atteint.

En 1917-1918, alors que les cadavres se comptent par millions sur les fronts d’Europe, les politiques maladroites et autoritaires du gouvernement fédéral ne font certainement rien pour stimuler l’abnégation patriotique. Depuis le début du conflit, les propos impérialistes et haineux de l’élite et de la presse anglophone, la fermeture des écoles de langue française en Ontario (avec le fameux Règlement XVII et la vaste contestation qui s’en suit), la création d’un gouvernement de coalition militariste (qui s’organise afin de contrer le vote canadien-français), l’octroi in extremis du droit de vote aux femmes et aux parents de tous les militaires afin de remporter les élections malgré le vote francophone[25]sans compter les quelques scandales exposant l’incompétence et la corruption de certains industriels millionnaires, de l’armée et du gouvernement (dont certaines commandes de chaussures exclusivement pour le pied droit) qui feront les choux gras de la presse[26], ne constituent évidemment pas des facteurs d’enrôlement.

Lorsque le gouvernement vote la conscription, c’est une authentique révolte populaire, une violente fronde qui se dresse contre l’autorité gouvernementale canadienne. Sans chef ni organisation, paysans, ouvriers et chômeurs résistent spontanément à la force brutale s’opposant à leur volonté. Hors des villes, des habitants vont se cacher dans les bois afin d’échapper aux spotters tentant de les conscrire. Ils sont armés et souvent prêts à mourir pour ne pas faire la guerre à l’étranger. À l’entrée des bois, des pancartes indiquent que la « peine de mort » attend les valets du gouvernement s’ils pénètrent en forêt[27]. Femmes et enfants inventent diversions et subterfuges afin de tromper les forces de l’ordre ; ces femmes prennent souvent une part active à la résistance, une femme de Saint-Achillée, non loin de Québec, raconte :

Y’avait une dame qui avait trois garçons en âge d’aller à la guerre […] Elle avait un grand tisonnier qu’elle faisait chauffer dans son poêle, qu’elle tenait toujours rouge. Si un soldat s’était présenté à la porte pour réclamer ses garçons, c’était fini : il était marqué pour la vie au visage[28].

 

En milieux urbains, la crise est d’une amplitude historiquement inégalée au Canada. Les émeutiers, qui se comptent parfois par milliers, s’en prennent violemment aux forces de l’ordre : postes de police (dont certains seront incendiés), manèges militaires, assemblées de recrutement, etc. Les soldats doivent le plus souvent se sauver de la foule énergique et déterminée sous peine d’être bombardés de légumes, d’œufs pourris, de pierres et de glace. Au cours d’une des plus importantes émeutes de cette crise, à Québec, quelque 8 000 manifestants s’en prennent aux bureaux du registraire situés dans l’Auditorium (maintenant le Capitole) : ils attaquent les policiers, cassent les vitres, défoncent les portes, déchirent les dossiers, les jettent par les fenêtres, brisent le mobilier et mettent le feu aux bureaux. Lorsque les pompiers arrivent, les manifestants ont la bonne idée de couper les boyaux[29] et, plus tard en soirée, une foule de plus de 13 000 personnes fera face à un bataillon qu’elle confrontera pendant plusieurs heures[30].

Les journaux figurent aussi parmi les cibles des émeutiers : on brise les vitrines du journal La Patrie, de L’Événement, de la Gazette, de La Presse, etc. Un attentat effectué par un groupuscule armé, (qui était, on le saura plus tard, manipulé par la police[31]), dynamite la résidence de Lord Atholstan, propriétaire du Star. Ces événements donnent lieu à un fameux procès pendant lequel les « dynamitars » s’attirent un fort capital de sympathie.

Les entreprises et députés favorables à la conscription figurent également parmi les cibles prisées des manifestants, tout comme les commerces ou l’on peut se procurer des armes ou des munitions. La répression, évidemment, est elle aussi au rendez-vous. Le dimanche de Pâques, à Québec, un bataillon de Toronto fera cinq morts, plusieurs blessés et procédera à une soixantaine d’arrestations[32]. Le lendemain, la loi martiale est proclamée à Québec.

Les émeutes et les troubles sont bien sûr décriés par l’élite anglophone, qui y voit la réponse d’un peuple lâche aux nécessités de la patrie – le New York Times propose tout simplement de « fusiller » les Canadiens français hostiles à la conscription[33] et la presse canadienne de pendre haut et court Henri Bourassa –, mais également par l’élite francophone, qui fait de nombreux appels au calme et dénonce les « agents provocateurs » et les « agitateurs étrangers »[34] qui fomentent la rébellion. D’ailleurs, preuve que les Canadiens français ne sont pas toujours en accord avec leurs « guides » spirituels ou intellectuels, les fameuses émeutes de Pâques de mars 1918 à Québec furent précédées d’un appel au calme et au respect de l’ordre du Cardinal Bégin[35]. Même Henri Bourassa, pourtant fervent critique de la conscription, déclare en août 1917 :

La loi de conscription entre-t-elle dans la catégorie des mesures tyranniques qui justifient la résistance passive ? Pour ceux qui jugent la guerre un crime et un mal en soi, oui ; pour les autres, il serait téméraire de l’affirmer. Il ne suffit pas qu’une loi paraisse odieuse ou vexatoire pour justifier la résistance passive. Toute loi paraît à quelques-uns odieuse, vexatoire ou injuste. Que deviendrait l’ordre public si chacun avait le droit de résister à chaque loi qui lui déplaît[36] ?

 

La résistance, malgré les souhaits de l’ultramontain Bourassa, qui, justement pour éviter un soulèvement, se dit prêt, dès 1915, à accepter une « conscription sélective[37] », n’est aucunement « passive ». C’est plutôt violemment que les manifestants expriment leur colère, démontrant un mépris certain pour l’ordre et ses valets, la loi et la propriété privée.


LA DEUXIÈME CRISE

 

La deuxième crise de la conscription est d’une amplitude nettement moins considérable. Le souvenir de la première (qui a eut lieu seulement 20 ans plus tôt) est encore vif dans la mémoire des peuples et de leurs élites. Les conservateurs fédéraux sont d’ailleurs boudés par l’électorat francophone du Québec qui n’élira aucun de leurs candidats avant 1945[38]. En 1939, la volonté anti-conscriptionniste des Canadiens français s’exprime encore une fois par l’élection provinciale et fédérale de gouvernements libéraux. Le très honorable William Lyon Mackenzie King en fait solennellement la promesse : il n’y aura pas de conscription.

Dès 1940, toutefois, en vertu de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales, certaines classes d’hommes sont appelées. Aucun échauffement n’est encore à l’horizon : la défense du territoire canadien est jugée acceptable, elle est d’ailleurs en droite ligne avec les revendications des nationalistes canadiens-français. C’est seulement à partir de 1942 que les tensions refont surface. Comme le volontariat ne répond plus à la demande astronomique d’hommes en armes, le gouvernement libéral demande à la population canadienne, par voie de plébiscite, de le libérer de « toute obligation » concernant les « méthodes de mobilisation ». Au Québec, la campagne pour le NON est très active. Les rassemblements organisés par la Ligue pour la défense du Canada attirent parfois plus de 10 000 personnes et sont appuyés par des personnalités intellectuelles et politiques bien en vue.

Élément central du mythe du pacifisme des Québécois, les résultats du plébiscite sont fort connus : le Québec vote NON dans une proportion de 71 % et les autres provinces OUI à 80 %[39]. La réponse est claire : les Canadiens français refusent la conscription. L’opinion de l’élite, toutefois, n’est pas homogène : le haut clergé et les grands syndicats l’appuient, les libéraux et l’Union nationale de Duplessis sont pour une politique de conciliation et La Presse de même que La Patrie sont plutôt favorables à King ; seuls Le Devoir, Le Droit et L’Action nationale appuient inconditionnellement la Ligue pour la défense du Canada et le Bloc populaire[40].

Bien entendu, le soutien d’une frange importante de l’élite aux régimes dictatoriaux d’Europe a certainement favorisé le mouvement d’opposition. Sans prendre intégralement pour modèle ces régimes considérés trop étatistes, l’élite réactionnaire les admire tout de même pour leur sens des valeurs et leur anticommunisme[41] : Pétain et son « œuvre de résurrection nationale » jouissent ici d’une admiration presque unique au monde[42] et Mackenzie King comparait encore Hitler à Jeanne d’Arc en 1938[43]. À l’évidence, les Canadiens français ne furent pas étanches aux idées réactionnaires propagées par leur élite : en 1938, par exemple, la Société Saint-Jean-Baptiste fait parvenir une pétition comprenant 128 000 signatures contre « toute immigration » et « spécialement » l’immigration juive, demande à laquelle Mackenzie King – ce libéral généreux – répondra favorablement.

Malgré les résultats du plébiscite, Mackenzie King poursuit jusqu’en 1944 sa politique de compromis et n’applique la conscription que pour la défense nationale. La crise est encore une fois évitée et la colère des Canadiens français contenue. Ceux-ci tentent bien sûr d’éviter l’enrôlement forcé par plusieurs subterfuges plus ou moins légaux : entre 1938 et 1940, le nombre de mariages triple[44] et les hommes tentent par tous les stratagèmes possibles d’obtenir des exemptions médicales[45].

En novembre 1944, la demande d’hommes en armes se fait à nouveau criante et le volontariat insuffisant. Pour remédier à ce qu’il appelle la « crise des renforts », le gouvernement décide alors d’envoyer outre-mer 16 000 conscrits. La réaction des Canadiens français, cette fois, sera un peu plus violente.

À Montréal, après un rassemblement du Bloc populaire ou André Laurendeau prit la parole, 2000 manifestants paradant dans le quartier des affaires brisent la Bank of Montreal et la Montreal Trust Company[46]. À Chicoutimi et à Rimouski, des manifestants brûlent l’Union Jack[47]. En février 1945, à Drummondville, qui n’en est pas à ses premiers affrontements avec les spotters, l’armée et la police effectuent une centaine de vérifications d’identité et procède à une soixantaine d’arrestations. Rapidement, la situation tourne cependant au désavantage des forces de l’ordre qui font face, à l’invitation d’un groupe d’insoumis, les « Casques gris », à une foule en colère de quelque 1 200 personnes[48]. Les projectiles – glace, bouteilles, bâtons – volent de toutes parts, y compris du haut des balcons des citoyens. Armés de pelles volées aux commerçants et de bouteilles prisent dans les restaurants du quartier, les manifestants brisent les véhicules de l’armée et bombardent le quartier général de la GRC où se sont réfugiées les forces de l’ordre, qui, dans la nuit, sont contraintes de quitter la ville.

Au final, cette deuxième crise n’aura jamais atteint l’amplitude de la première. La guerre prend fin et la conscription outre-mer n’aura été appliquée que de façon très limitée. En 1945, après cinq ans de restrictions, de sacrifices et de deuils, la victoire des alliés marque le début – et pour cause ! – d’une gigantesque fête. Jacques Castonguay, lui aussi historien et témoin des événements, raconte :

Plusieurs centaines de jeunes gens et de jeunes filles, étudiants et étudiantes, écoliers et écolières, ont envahi la salle des représentants du peuple, déserte depuis vendredi dernier, et y ont donné libre cours à leur effervescence avec une frénésie indescriptible […] ils criaient et chantaient. Un grand nombre d’entre eux brandissaient des pancartes sur lesquelles ont pouvait lire : « Hommages à Triquet » ; « Honneur à nos soldats » ; « Le Canada avant tout » ; « Vive le Canada » ; « On les a eus » ; « Résultat de nos emprunts de la victoire », etc. […] Un grand nombre d’entre eux grimpèrent sur les pupitres des députés ; d’autres se hissèrent jusqu’à la tribune des journalistes et, finalement, jusqu’aux galeries réservées au public. Tout en chantant et en criant, les manifestants, dont quelques-uns n’avaient pas plus de 14 et 15 ans, saisirent tout ce qui leur tomba sous la main. Ils commencèrent par faire main basse sur la paperasse laissée sur les pupitres : copies de projets de loi, de feuilletons et de procès-verbaux des séances, etc. Ils déchirèrent tout ce papier en petits morceaux et les lancèrent en l’air[49].

 

Pendant plusieurs jours, une vague d’émeutes festives s’empare alors des villes de Montréal et de Québec…


OUVERTURE

 

Ainsi, face à la menace allemande, les Canadiens français combattirent ; face à la conscription, ils se révoltèrent. À moins de considérer que les quelques dizaines de milliers de volontaires et de conscrits furent insuffisants, que le soutien à la guerre ne fut pas assez généreux et que les manifestations d’appui ne furent pas assez nombreuses, ils n’agirent pas de façon « isolationniste ». Pas plus, à moins de considérer la manifestation, l’émeute, l’action directe et la lutte armée comme l’expression d’une idéologie de la non-violence, qu’ils ne furent « pacifistes ». Ces accusations moralisatrices reposent plus sur une mystification que sur le passé réellement vécu du peuple canadien-français et ne sont d’aucune utilité pour comprendre la posture de ce peuple face à cet enjeu politique majeur.

Mais si les Québécois ne sont pas essentiellement et congénitalement pacifistes et isolationnistes, qu’est-ce qui les a menés à combattre aussi férocement la conscription ? Les Canadiens français sont avant tout des habitants de l’Amérique : ils sont, après les Autochtones, les premiers à s’identifier à ce continent[50]. Les nationalistes Canadiens français s’opposaient bien évidemment à l’impérialisme anglais[51], mais également, de par leur conservatisme, au républicanisme français, qui n’avait pas du tout bonne presse en cette « belle province »[52]. Les Canadiens français étaient sans doute d’ailleurs bien conscients de former une minorité de second ordre au Canada – jusqu’aux années 1960, faut-il le rappeler, ils figuraient parmi les citoyens gagnant le salaire le plus bas du pays, loin derrière les Hongrois, les Ukrainiens, les Asiatiques, les Polonais, les Russes, etc.[53] Cette discrimination était évidemment reconduite dans les rangs de l’armée, qui ne fonctionnait strictement qu’en anglais, même au sein du Royal 22e Régiment, ce qui limitait énormément les possibilités d’avancement.

Mais la résistance à la conscription ne fut pas uniquement le fait des Canadiens français – la très vaste majorité des appelés, francophones comme anglophones, font d’ailleurs une demande d’exemption[54], seule son amplitude se révéla singulièrement violente. Le 20 avril 1917, lorsque le cabinet Borden annule les exemptions accordées aux célibataires de 20 à 23 ans, cette décision provoque des « troubles assez sérieux » dans les provinces de l’Ouest[55] ; dès 1937, également, une opposition à la conscription s’organise dans les milieux étudiants, principalement anglophones ; et, en novembre 1944, lorsque le gouvernement décide d’envoyer une nouvelle cohorte de troupes en Europe, des conscrits révoltés provoquent une mutinerie en Colombie-Britannique[56]. Nombreux furent également les Américains résistant à la volonté du gouvernement : lors de la Première Guerre mondiale, plus de 300 000 hommes échappèrent à la conscription[57] ; lors de la deuxième, on compta 43 000 objecteurs de conscience, dont 6000 firent de la prison, et 350 000 refus d’incorporation[58].

La posture des Canadiens français lors des grandes guerres n’est donc pas aussi anormale ou extravagante que les mystifications entretenues par les militaristes le laissent entendre. Ils s’opposèrent aux conscriptions non seulement parce que, comme pour leurs voisins Canadiens anglais ou Américains, elle incarnait une limitation essentielle de leur liberté, mais aussi parce que cette limitation provenait – disaient-ils – de l’« extérieur » et de l’« étranger » qui réclamait d’eux une saignée illégitime. Non seulement le gouvernement canadien voulait les contraindre à risquer leur vie dans un conflit qu’il n’avait nullement désiré, il lui demandait, de surcroît, de défendre un empire auquel il ne s’identifiait aucunement… à l’intérieur d’une armée fonctionnant dans une langue étrangère.

Au final, puisque les Canadiens français ne s’opposèrent pas à la participation du Canada aux deux guerres mondiales, cette histoire, précisément parce qu’elle démonte quelques mythes sur le passé du « Québec », nous renseigne relativement peu concernant l’actuelle opposition des Québécois à la « guerre au terrorisme ». En fait, pour saisir les fondements de ce refus, éditorialistes et politiciens militaristes, s’ils étaient sincères dans leur volonté de comprendre cette opposition et délaissaient un moment leur rôle de mandataire du prince, auraient plutôt intérêt à écouter, du moins dans une première étape, ce qu’ont à dire ceux qui orchestrent ces protestations[59]

Tendre l’oreille au message livré par ces organisations, même distraitement, nous forcerait alors à constater qu’elles se définissent comme « internationalistes » et que c’est justement parce qu’elles ont à cœur le sort des Afghans qu’elles s’opposent à cette « guerre d’occupation »[60]. Il suffirait d’une brève lecture pour voir également qu’elles se disent avant tout « anticapitalistes », « anti-impérialistes » et « anti-autoritaires »[61] et que leurs modes d’actions sont plutôt ceux de la perturbation et de la confrontation que ceux de la non-violence.

On constaterait ainsi que cette opposition à la guerre ne repose pas sur une vertueuse kyrielle de bons sentiments enfouis dans notre subconscient national, mais bien, et précisément, sur une analyse rationnelle des enjeux de cette guerre, de la barbarie qu’elle engendre et de la propagande sécuritaire et occidentaliste qui la chaperonne.



Marc-André Cyr*

 

NOTES

* Marc-André Cyr est historien et candidat au doctorat en science politique à l'UQAM.

[1] Merci à Yannick Demers, Françis Dupuis-Déri et Caroline Reeves ainsi qu’aux correcteurs d’Argument pour la relecture de ce texte.

 [2]Selon le témoignage d’un conscrit dans le film La Guerre oubliée, de Richard Boutet, Crépuscule vidéo.

[3] Maurice G. Dantec, « Bienvenue au Québeckistan », Égards, no 17, octobre 2006.

[4] Christian Rioux, « Pacifisme n’est pas français ». Le Devoir, vendredi 19 mai 2006, p. A3.

[5]Jacques Brassard, Le Quotidien, mercredi 14 juin 2006, p. 11.

[6] André Pratte, La Presse, mardi 21 août 2007, p. A22.

[7] Jacques Brassard, Le Quotidien, vendredi 6 juillet 2007, p. 10.

[8] André Pratte, La Presse, 23 juin 2007, p. 7.

[9] Mathieu Bock-Côté lors de son passage à l’émission Il va y avoir du sport à Télé-Québec le 20 octobre 2007.

[10] Jacques Brassard, Le Quotidien, vendredi 6 juillet 2007, p. 10.

[11] Lysiane Gagnon, « La tentation isolationniste », La Presse, jeudi 24 janvier 1991, p. B3

[12] Équipe Égards, « Dantec devant les castrés », Égards, janvier 2004, no 17.

[13] Mathieu Bock-Côté, op. cit., à l’émission Il va y avoir du sport.

[14] André Pratte, « L’isolationnisme québécois », La Presse, 23 juin 2007, p. 7.

[15] Mourad Djebabla, « Se souvenir aujourd’hui de la Première Guerre mondiale », Bulletin d’histoire politique, vol.13, no 2, AQHP/Lux, p. 8.

[16] Jean Pariseau, « La participation des Canadiens français à l’effort des deux guerres mondiales : démarche de réinterprétation », Revue canadienne de défense, vol. 13, no 2, p. 45.

[17] Mason Wade, Les Canadiens français de 1760 à nos jours, t. II, (1911-1963), p. 62, in Jean Provencher, « Québec sous la loi des mesures de guerre, 1918 », Montréal, Boréal, p. 24.

[18] Ibid., p. 16.

[19] Gérald Filteau, Le Québec, le Canada et la guerre 1914-1918, Montréal, Éditions de l’Aurore, p. 32.

[20] Ibid., p. 219.

[21] C. P. Stacey, « Armes, hommes et gouvernement : les politiques de guerre du Canada, 1939-1945 », Ottawa, Ministère de la Défense, 1970, Yves Tremblay, « Des Québécois en guerre (1939-1945) », Montréal, Athéna, p.17.

[22] Béatrice Richard, « La participation des soldats canadiens-français à la Deuxième Guerre mondiale : une histoire de trous de mémoire », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, nos 3-4, p. 383.

[23] Jacques Castonguay, C’était la guerre… Québec, 1939-1945, Montréal, Art global, 2003, p. 160.

[24] Ibid.

[25] On remarque qu’à l’opposé, le droit de vote fut retiré aux citoyens canadiens originaires des pays ennemis.

[26] Gérald Filteau, op.cit., p.30.

[27] Selon le témoignage d’un insoumis dans le film La Guerre oubliée, de Richard Boutet, Crépuscule vidéo.

[28] Ibid. : selon le témoignage d’une femme active dans la lutte contre la conscription.

[29] Op.cit., Jean Provencher, p. 62

[30] Ibid., p. 63.

[31] Proulx, La Presse, 18 octobre 1992, p. A8.

[32] « Le sang coule à Québec 5 citoyens paisibles tués », Le Devoir, mardi 2 avril 1918, p. 1.

[33] Gérard Filteau, op .cit., p. 117.

[34] « Émeutiers et troupiers aux prises samedi soir », Le Devoir, 1er avril 1918, p. 7.

[35] Ibid.

[36] Le Devoir, 11 août 1917, in Béatrice Richard, « Henri Bourassa et la conscription : traître ou sauveur ? », Revue militaire canadienne, hiver 2006-2007, p. 79.

[37] Henri Bourassa, « La conscription », Montréal, Éditions du Devoir, 1917, p. 20 in Béatrice Richard, « Henri Bourassa et la conscription : traître ou sauveur », Revue militaire canadienne, hiver 2006-2007, p. 78.

[38] Denis Monière, Le développement des idéologies au Québec, des origines à nos jours», Montréal, Québec/Amérique, 1977, p. 361.

[39] Guy Lachapelle, « La guerre de 1939-1945 dans l’opinion publique : comparaison entre les attitudes des Canadiens français et des Canadiens anglais », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, nos 3-4, p. 205.

[40] Édith Lafrance, « Résistance à la conscription, réfractaires et insoumis canadiens-français lors de la Deuxième Guerre mondiale », mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en histoire, UQAM, avril 1997, p. 69-74.

[41] À ce sujet, lire l’opinion de plusieurs historiens dans « 1930-1945 : le mythe du Québec fasciste », L’Actualité, vol. 22, no 3, mars 1997, p. 19.

[42] Yves Lavertu, « Singularité du pétainisme québécois », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, nos 3-4, p. 181.

[43] Bernard Saint-Aubin, « King et son époque », Montréal, Collection Jadis et naguère, p. 301.

[44] Op.cit., Lafrance p. 85.

[45] Op.cit., Lafrance p. 154.

[46] Léandre Bergeron, « La Deuxième Guerre mondiale », Petit manuel d’histoire du Québec, Montréal,

Éd. Québécoise, p. 203.

[47] Ibid., p. 203.

[48] Jean Thibault, « L’émeute de 1945, Drumondville à l’heure de la guerre, 1939-1945 », La Société d’histoire de Drummondville, 1994, p. 121.

[49] Jacques Castonguay, op.cit., p. 177-178.

[50] À ce sujet lire : Donald Cuccioletta, « L’isolationnisme ou le refus de l’Europe : les Canadiens français, les américains et la Deuxième Guerre mondiale », Bulletin d’histoire politique, vol. 3, nos 3-4, p. 129.

[51] Ils le firent d’ailleurs dès 1910 en contestant la constitution d’une marine canadienne.

[52] Élizabeth H. Armstrong, « Le Québec et la crise de la conscription, 1917-1918 », Montréal, VLB, p. 78.

[53] Comptes économiques du Québec, « Revenu du travail par origine ethnique», Gouvernement du Québec, 1961.

[54] Àce sujet, lire Patrick Bouvier, « Déserteurs et insoumis : les Canadiens français et la justice militaire (1914-1918) », Montréal, Athena, p. 70,  in C. P. Stacey, « Armes, hommes et gouvernement : les politiques de guerre du Canada, 1939-1945 »,Ottawa, Ministère de la Défense, 1970, p. 645, et Yves Tremblay, « Volontaires. Des Québécois en guerre (1939-1945) », Montréal, Athéna, p. 18.

[55] D’après Filteau, ces protestations donnent d’ailleurs une légère douche froide aux porte-parole de l’impérialisme anglais qui pourfendaient les Canadiens français depuis les débuts de la guerre ; in Gérard Filteau, op. cit. p. 162.

[56] Claude Beauregard, « Guerre et censure au Canada », Québec, Septentrion, 1998, p. 89.

[57] Howard Zinn, « Histoire populaire des États-Unis, Montréal, Lux, p. 420.

[58] Ibid., p. 474.

[59] On pense ici à la Coalition Guerre à la guerre, à Bloquez l’empire, à Échec à la guerre…

[60] Communiqué, Échec à la guerre, 10 décembre 2006, « Le Canada dans la guerre d’occupation en Afghanistan ».

[61] Cette remarque est moins vraie en ce qui concerne « Échec à la guerre ». Les autres groupes adhèrent par contre à l’Action mondiale des peuples qui réunit ces quelques principes. Source : www.nadir.org/nadir/initiativ/agp/fr/pgainfos/hallmfr.htm.


 


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