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La République du Québec et sa constitution

Un texte de Marc Chevrier
Thèmes : Canada, Nation, Politique, Québec
Numéro : vol. 10 no. 1 Automne 2007 - Hiver 2008

Depuis le référendum de 1995, le Québec a perdu l’initiative constitutionnelle. Cet échec achevait la longue ronde des vaines tentatives de réforme entreprises depuis la Deuxième Guerre mondiale pour rehausser le statut politique du Québec – par un fédéralisme nouveau ou par l’indépendance. L’initiative, les gouvernements Lesage et Johnson l’avaient eue, poussant le reste du Canada à s’interroger sur ce que le Québec veut. En 1982, la vision chérie par Pierre Elliott Trudeau d’un Canada multiculturel, bilingue et avide de droits passa avant les demandes de réforme du Québec, exclu en réalité de la plus grande refonte de la Constitution que le Canada ait connue depuis sa fondation. En 1986, le gouvernement de Robert Bourassa tenta de prendre à nouveau les devants, en présentant une série de conditions à l’adhésion du Québec à la réforme de 1982. Cependant, depuis lors, les termes du débat avaient été changés ; il ne s’agissait pas de refaire l’ouvrage, seulement d’en atténuer la portée afin que le Québec s’y niche, telle une abeille dans sa ruche. Après l’échec de l’accord du lac Meech en 1990, le gouvernement Bourassa a laissé prendre l’initiative au Canada anglais, dans l’espoir qu’il soumettrait des « offres » de partenariat renouvelé. Avec le gouvernement Mulroney, le Canada s’est empressé d’élaborer un projet d’accord constitutionnel auquel le Québec s’est joint, in extremis, parvenant à peine à raccrocher son wagon à une locomotive lancée à grande vitesse. Le gouvernement Parizeau élu, on tenta une seconde fois d’amener le Québec à l’indépendance, avec les résultats serrés que l’on sait et des conséquences plutôt fâcheuses : le plan d’endiguement du souverainisme québécois du gouvernement Chrétien, le renvoi à la Cour suprême sur le droit de « sécession » du Québec, l’adoption du projet de loi C-20 sur la clarté référendaire et un cynisme corrupteur mettant la sauvegarde du Canada au-dessus de tout. Depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Charest en 2003, la réparation constitutionnelle n’est plus à l’ordre du jour : elle est ardue, complexe, trop loin des préoccupations prosaïques des citoyens, clament experts et éditorialistes. Le mot d’ordre est de faire comme si l’injustice de 1982 et les échecs de Meech et de Charlottetown n’étaient que des petits drames d’opérette sans importance, et de prêcher dans la négociation d’ententes administratives ad hoc les vertus du pragmatisme et un substitut aux grandes illusions constitutionnelles. Les élections de mars 2007 n’ont pas fait évoluer la donne : elles ont rendu plus hypothétique encore la tenue prochaine d’un référendum sur la souveraineté. Les libéraux peinent à sortir de leur traumatisme post-constitutionnel, et l’ADQ, promu à l’opposition, n’a su encore produire de plate-forme constitutionnelle étoffée, sauf à évoquer vaguement un « État autonome » du Québec et l’adoption d’une constitution québécoise. Le Québec est devenu, en somme, hors jeu.

Pendant ce temps, à Ottawa, les événements se précipitent. L’arrivée d’une nouvelle droite au pouvoir a révélé une volonté de rompre avec les pratiques népotiques des libéraux et de moderniser les institutions fédérales : carte électorale, réforme du sénat, processus de nomination des juges, imputabilité des hauts fonctionnaires, élections à date fixe, etc. Même si le gouvernement Harper s’est défendu de vouloir relancer la réforme constitutionnelle, il est manifeste que c’est son statut de gouvernement minoritaire qui l’empêche d’aller de l’avant. Se réfugiant dans une position attentiste, sinon réactive, le Québec s’est retranché dans la défense du statu quo contre les velléités réformistes des conservateurs fédéraux. À long terme, devant la perspective de son déclin démographique et d’un déplacement de la richesse et de la population vers l’ouest, il y a risque que le Québec se résigne à n’être plus qu’un gestionnaire inquiet de sa perte d’influence et d’autonomie au Canada.

Il y a plusieurs leçons à tirer des échecs répétés des souverainistes et fédéralistes québécois. Bien que les Québécois puissent se féliciter à bon droit d’avoir accompli de grandes réformes démocratiques et sociales depuis 1960, il demeure que le Québec n’a toujours pas su redéfinir son statut constitutionnel, tel qu’il découle du pacte colonial de 1867. À bien des égards, il continue d’être assujetti au langage et aux contraintes posés par le régime de 1867. Depuis les patriotes, beaucoup de Québécois eussent aimé que le régime politique portât la marque de leur génie propre, au lieu que d’être imposé ou reçu comme un cadeau de la providence. En clair, le Québec obtint un logiciel dont il a peu à peu exploité les possibilités ; seulement, de ce beau programme, il ne maîtrise pas les codes, d’apparents verrous lui interdisent d’y toucher. Pour l’essentiel, les demandes de changement constitutionnel des gouvernements fédéralistes québécois ont porté sur l’élargissement des compétences législatives du Québec, sans toujours envisager autrement l’insertion de ce dernier dans le régime canadien. En ce sens, ces demandes se bornaient à viser l’accroissement de la souveraineté interne de l’État du Québec. Les souverainistes ont voulu pousser plus loin cette quête de souveraineté étatique, mais, à l’instar des fédéralistes, ils n’ont guère cherché à se commettre sur le régime d’un État du Québec indépendant, ni à en donner un avant-goût par une constitution interne du Québec. La souveraineté du Québec, à l’origine formulée comme un projet d’émancipation nationale et de régénération démocratique, est devenue à la longue l’exaltation incantatoire d’un État au régime indéterminé. En somme, fédéralistes et souverainistes ont communié à l’autel de la souveraineté de l’État, laissant en plan la souveraineté du peuple dans l’État[1].

Tout démocratique qu’il soit par ses aspirations, le Québec demeure héritier de la conception britannique de la démocratie qui place la souveraineté dans le Parlement et les représentants de la Couronne. Cette doctrine imprègne encore notre vie politique. En voici quelques signes encore visibles aujourd’hui : une constitution canadienne au langage vétuste qui ne décrit pas la réalité du pouvoir et au symbolisme en rupture avec les pratiques démocratiques, l’absence de constitution interne chez les États provinciaux, un exécutif fort monopolisant un pouvoir de nomination tentaculaire, l’interdiction de donner au référendum une valeur décisionnelle, l’interdiction faite au Québec de se projeter dans un chef d’État démocratiquement légitime et une certaine culture politique déférente, legs du passé mis à mal il est vrai par la montée de l’individualisme et des mouvements sociaux. Les référendums de 1980, 1992 et 1995 ont mobilisé la souveraineté du peuple québécois, sans chercher pour autant à l’établir. Les référendums de 1992 (fédéral et québécois) ont sans doute cristallisé une nouvelle convention constitutionnelle, suivant laquelle les corps élus du pays ne peuvent modifier substantiellement la constitution canadienne sans consultation populaire préalable. Dans son avis sur la « sécession » du Québec de 1998, la Cour suprême, sans remettre en question la vieille doctrine de la portée consultative du référendum, lui a attribué de nouveaux effets : un oui majoritaire à une demande de changement constitutionnel clairement formulée oblige les gouvernements du pays à engager de bonne foi des négociations sur la base de cette proposition.

Cette observation nous amène au constat que le Québec, tout à la défense de son caractère distinct ou national, demandeur de reconnaissance et de compétences accrues, s’est rarement posé en promoteur d’une nouvelle forme de démocratie, du moins dans son rapport avec le reste du Canada. Pierre Elliott Trudeau et ses partisans, dans leurs écrits ou comme gouvernants, ont réussi à associer la réforme du fédéralisme canadien avec une certaine idée de la démocratie. Leur projet, élaboré patiemment sur plusieurs décennies de réflexions et de luttes politiques, a abouti, non point à une réforme des institutions canadiennes, laissées plutôt intactes, mais à la consécration d’une idée éthique puissante : les citoyens ont des droits intangibles, que l’État ne peut enfreindre ad libitum, sauf à justifier leur atteinte devant les tribunaux. Cette idée, qui heurtait la vieille tradition de la souveraineté parlementaire dont se réclamait la classe politique canadienne et québécoise, a fini par frayer son chemin. Aujourd’hui, en dépit des critiques suscitées par les dérives du contrôle judiciaire des lois et d’une culture enivrée de droits, il en est peu qui souhaitent au Québec le retour à la suprématie d’avant 1982. D’autres modalités du contrôle judiciaire sont envisageables, voire souhaitables, seulement le principe de la primauté des droits individuels semble avoir rallié bon nombre de Québécois.

À la suite du rapatriement de la Constitution de 1982, les élus québécois se sont récriés contre cette réforme unilatérale. Un coup de force, une seconde conquête du Québec, a-t-on entendu. Toutefois, cette dénonciation touchait essentiellement à la forme de ce rapatriement, à la manière dont il a été effectué : le fond, le projet éthique sous-jacent, l’étendue des droits protégés, les mécanismes de protection, tout cela comptait pour peu dans la colère québécoise. C’était comme si le Québec n’avait rien à dire sur cette vision de la démocratie, comme s’il n’avait pas lui-même son propre projet démocratique en gestation, sa propre charte, sa propre conception de la justice constitutionnelle. Si sa protestation avait dénoncé plus que la forme pour toucher au fond, le Québec aurait pu adopter, dès après 1982, une constitution québécoise consacrant la primauté de sa Charte des droits et libertés de la personne de 1975 sur celle de 1982. Par son silence sur le fond de la réforme de Trudeau, le Québec a finalement accrédité la thèse de l’essayiste de Cité libre : le Québec, voilà une collectivité frileuse peu intéressée par la démocratie, obsédée qu’elle est par la défense de sa spécificité. C’est en somme une société démocratiquement inapte, que l’on doit protéger contre elle-même, contre l’immoralité de ses politiciens sans envergure aux penchants nationalistes, et qui doit sa bonne fortune démocratique à la magnanimité du Canada anglais, héritier naturel de la tradition anglaise des libertés. D’ailleurs, les efforts déployés par le gouvernement Bourassa pour rendre acceptable au Québec la réforme de 1982 effleuraient à peine la substance de cette réforme et confinaient les demandes québécoises à la reconnaissance de sa spécificité et à l’obtention de nouveaux pouvoirs au profit de l’État québécois. Curieusement, c’est lors des négociations ayant abouti à l’accord de Charlottetown qu’a pointé une nouvelle vision de la démocratie canadienne, à l’initiative encore du Canada anglais. Le Québec, toujours en reste là-dessus, a tenté en vain de refaire une entente déjà bien ficelée.

À l’absence d’idée éthique qui sous-tende les demandes constitutionnelles du Québec s’est ajoutée une autre lacune : l’absence de validation populaire préalable. D’ordinaire, les gouvernements québécois ont présenté leurs doléances sous la forme d’énoncés politiques, de déclarations ministérielles, avec l’appui parfois d’une résolution unanime de l’Assemblée nationale. Une commission par-ci, une commission par-là, complétaient le chœur. Ces voix du Québec, censées incarner les forces vives de la nation réunie, semblaient suffire pour capter l’attention du Canada anglais et inscrire à son agenda les priorités québécoises. L’histoire politique montre plutôt que le gouvernement fédéral a souvent fait fi ou peu de cas de la supposée unanimité québécoise, s’appuyant sur sa propre légitimité électorale, grosse souvent d’un fort contingent de députés québécois, pour interpréter à sa manière ce que le Québec veut. Or, depuis le précédent de Charlottetown et l’avis de la Cour suprême de 1998, il y a tout lieu de croire que le Québec ne peut raisonnablement espérer modifier quoi que ce soit à son statut constitutionnel sans faire approuver préalablement son projet par la population. Ce principe vaut même pour les propositions qui maintiennent le Québec dans le régime canadien. À vrai dire, il n’est pas impossible qu’à moyen ou à long terme un autre État que le Québec ne veuille lui-même mettre sa réforme à l’ordre du jour en la faisant voter par sa population. Un référendum albertain sur un Sénat élu et égalitaire, qu’en diriez-vous ? Si le Québec se laisse dériver confiant sur la mer étale de l’attentisme tranquille, nul ne sait ce que l’avenir lui réserve et si un autre gros orage balaiera ses illusions.

D’aucuns ont proposé de lancer le Québec dans la tenue de référendums « sectoriels », portant sur la récupération de compétences législatives spécifiques, façon d’aller vers la souveraineté par tranches, « saucissonnée ». L’idée, qui jusqu’ici n’a pas soulevé un grand enthousiasme, présente le défaut de porter strictement sur le renforcement de la souveraineté de l’État québécois, sans augmenter en aucune façon la souveraineté du peuple dans l’État ni améliorer la transparence ou le fonctionnement des institutions. Au cours des dernières années, on a assisté dans la population et dans les médias québécois à l’expression d’un cynisme aigu à l’égard de la classe politique, à leurs yeux toujours véreuse, fourbe et assoiffée de pouvoir. La tenue de tels référendums sectoriels sans l’ajout d’aucune autre dimension ne ferait qu’exacerber ce cynisme qu’alimente une certaine presse toujours heureuse de se poser en championne du citoyen ordinaire berné par la classe politicienne.

 

ET LE SPLENDIDE CONTENTEMENT DU STATU QUO ?

 

Dans l’attente de conditions gagnantes pour la tenue d’un référendum sur l’indépendance ou d’une conjoncture miraculeusement favorable à la transfiguration du régime canadien, le statu quo paraîtrait un pis-aller supportable, une position de repli nécessaire avant de rebondir. Or, la complaisance dans une retraite confortable ne saurait constituer une avenue valable. La solution du repli amènerait le Québec vers ce que nous pourrions appeler la « petite séparation », soit une vue de l’esprit séduisante et rassurante, érigée sur fond de présupposés contestables, suivant laquelle le Québec, à la suite de la Révolution tranquille et des progrès qu’il a enregistrés sur tous les plans, serait devenu une société normale, nantie de tous les outils requis pour son essor et qui se laisserait vivre dans le Canada sans s’y s’intéresser, sans y croire vraiment, en vivant dans sa belle bulle francophone festive hyperconnectée avec le reste de la planète. Ce serait l’illusion de la souveraineté sans les soucis de la véritable, d’être un pays intérieur clôturé par la frontière linguistique dans l’Amérique anglophone. Les Québécois vivraient en nation séparée, gouvernée par un État réduit à l’hôpital et au festival, dans un Canada qui s’occupe des choses sérieuses et auquel le Québec a emprunté l’idéal pasteurisé d’une société d’individus pluraliste et multiculturelle. Inutile de s’épuiser dans le grand jeu politique de la réforme constitutionnelle ou de la lutte pour l’indépendance, le Québec, enfin guéri de ses angoisses identitaires, serait passé à une autre ambition : la poursuite d’une vie meilleure, dans un monde interdépendant, aux identités interchangeables et à l’environnement précaire. Les anciennes luttes des classes ou d’émancipation nationale étant frappées d’obsolescence, le Québécois à la conscience planétaire ne se sentirait plus à l’étroit dans sa petite autonomie.

Si l’on quitte cette vue de l’esprit édifiante, force est d’admettre que le statu quo laisse en suspens des questions irrésolues. À moins de juger que les fédéralistes et les souverainistes québécois se sont totalement trompés dans leurs demandes de changement, plusieurs des griefs qu’ils ont reprochés au régime canadien n’ont toujours pas trouvé de réponse. La réintégration du Québec dans le giron constitutionnel canadien tant espérée par les gouvernements Mulroney et Bourassa a lamentablement échoué, et semble avoir disparu du radar canadien comme de la feuille de route du gouvernement Charest qui rêve d’une « Charte du fédéralisme ». Une proportion stable et appréciable de Québécois – environ 40 pour cent – est à ce point insatisfaite du régime canadien qu’elle souhaite toujours en sortir. Et puis le statu quo ne garantit aucun rapport de force immuable entre le Québec et le reste du Canada. Pour nombre de Canadiens, la question québécoise est définitivement réglée, avec leur victoire au référendum de 1995, la reconnaissance parlementaire du Québec comme nation et la relégation du Parti québécois au statut de tiers parti aux élections de mars 2007. Lasse, vieillissante, déclinante mais néanmoins épanouie dans un Canada généreux qui l’a guidée vers la civilisation, la « belle province » est rentrée dans le rang.

Une autre vue de l’esprit a cours au Québec : son statut constitutionnel actuel, pour imparfait qu’il soit, n’en demeure pas moins clair. Selon la version anglaise de la Loi constitutionnelle de 1867, le Québec est une « province », concept usité naguère par les juristes anglais pour désigner celles des colonies britanniques qui sont investies du « self-government », soit d’un gouverneur vice-roi flanqué d’une assemblée locale. Par la force de l’usage, les Québécois ont adopté une traduction littérale du concept, alors que l’esprit de la langue française eût exigé l’usage des termes « État », « État fédéré », à la limite « État provincial ». (Dans son Dictionnaire historique de la langue française, le père du Petit Robert, Alain Rey, signale un anglicisme dans l’emploi du terme « province » pour désigner les États fédérés canadiens.) À partir des années 1960, le terme « province » a commencé à gêner la classe politique québécoise qui lui a préféré l’appellation « État du Québec », sans réussir à déloger les anciennes habitudes. En fait, l’expression « gouvernement du Québec » est apparue comme une solution commode, qui évitait de dire la nature politique de l’entité québécoise. Mais c’était remplacer un problème par un autre. Parler du gouvernement pour désigner l’État tout entier ou un ministère, c’est commettre là encore un anglicisme. En signant des ententes internationales au nom du gouvernement du Québec, les ministres signataires laissent entendre qu’ils ne représentent que l’exécutif et n’engagent que lui. La loi 99 adoptée en 2000 en réaction à la loi C-20 sur la clarté référendaire désigne certes le Québec comme État du Québec, mais le geste est passé inaperçu, et la formule paraît, dans certains milieux, une innovation révolutionnaire. En somme, le Québec ne sait encore ni se nommer, ni s’afficher.

 

Ce méli-mélo se prolonge dans celui qui règne dans notre droit public, qui n’a pas encore été systématisé sous la forme d’une constitution écrite. La structure de l’exécutif québécois est encore régie par les termes surannés de la Loi constitutionnelle de 1867 – un lieutenant-gouverneur aidé d’un conseil exécutif. Les lois québécoises évoquent le premier ministre et le Conseil des ministres, sans donner d’image cohérente de leur rôle. Le premier ministre est président du Conseil exécutif sans que l’on sache à quoi sert cette dernière attribution. La Loi d’interprétation indique que les lois du Québec cessent de prendre effet aussitôt révélée par proclamation sous le grand sceau ou à l’Assemblée nationale la nouvelle de leur désaveu par Ottawa, comme si l’exercice de ce pouvoir tutélaire indigne d’un régime fédéral était aussi courant que la pluie…[2] Bref, les lois de l’Assemblée nationale ne communiquent pas une conception claire de nos institutions politiques, telles qu’elles ont évolué jusqu’à aujourd’hui.

Les intellectuels québécois ont consacré beaucoup de leurs efforts à la défense du Québec en tant que nation, société distincte, société globale, et à souligner son caractère civique ou politique, répondant ainsi au reproche qui lui est souvent fait de n’avoir pu dépasser le stade du nationalisme ethnique ou culturel. Ces discussions n’ont pas dégagé de consensus : si le Québec forme lui-même une nation ou plutôt une société plurinationale, la question est ouverte. Et la reconnaissance que la Chambre des communes a faite de ce que les Québécois constituent une nation au sein d’un Canada uni n’a guère arrangé les choses. En plus de n’avoir aucune portée juridique significative, cette résolution intègre la nation des Québécois dans un « Canada uni », formule ambiguë qui ressuscite le nom de l’ancienne colonie infâme issue de l’Acte d’Union de 1840. Toujours est-il que ces débats et la maigre reconnaissance obtenue en conséquence ont peu contribué à faire avancer la réflexion sur le type d’État ou de démocratie qu’il conviendrait au Québec d’adopter. En 1958, dans les pages de Cité libre, Pierre Elliott Trudeau déplorait « le désarroi complet de notre pensée politique » qui témoignait, selon lui, « de l’inexistence de notre État provincial en tant que réalité autonome ». Il ajoutait : « Il importe donc de revaloriser l’État provincial, en lui accordant la primauté sur les intérêts particuliers qui le dominent actuellement. Et pour cela, il faut considérer la politique comme une sphère autonome et suréminente où la pensée et l’action se conjuguent selon des lois rigoureuses et exigeantes[3]. »

L’absence de constitution écrite qui soumette l’État du Québec à des règles « rigoureuses et exigeantes » et le fait que la classe politique et les intellectuels québécois aient lié systématiquement l’émancipation du Québec à la promotion de sa spécificité culturelle ont laissé un vide, qui a maintenu, sinon accentué, le déséquilibre des fins politiques instauré dès 1867. La Constitution du Dominion canadien fondait le partage des responsabilités sur une idée maîtresse : au Parlement fédéral la poursuite des fins supérieures, la paix, l’ordre et le bon gouvernement, aux assemblées des États la charge des affaires locales. La formule « paix, ordre et bon gouvernement », contenue dans l’énonciation du pouvoir général de légiférer accordé au Parlement fédéral[4], reprenait la devise du loyalisme canadien, ardent défenseur d’un État fort, drapé du prestige de la monarchie britannique et de connivence avec le grand capital[5]. Cette formule tripartite créait une asymétrie patente entre les deux ordres de gouvernement en assignant au Parlement fédéral les fins les plus hautes, les plus graves, et aux États, les fins mineures. Encore aujourd’hui, ce déséquilibre persiste ; le gouvernement fédéral se comporte toujours comme s’il présidait aux destinées du pays tout entier ; toute question revêtant des « dimensions nationales » semble lui échoir naturellement. Pour le Québec, le temps est venu de corriger ce déséquilibre des fins et de forger, lors d’un moment fondateur, sa vision de l’État du Québec et de la démocratie. Le Québec s’est longtemps contenté d’être gouverné par une constitution conforme à ce qu’il fut jadis. Il lui faut maintenant une constitution à lui, qui corresponde à ce qu’il est devenu.

Il est vrai que ces dernières considérations ont peu attiré l’attention du public, et même des spécialistes de la chose publique. Cependant, au cours des dernières années, un intérêt grandissant pour la réforme démocratique s’est manifesté, regain auquel les États généraux de la réforme des institutions démocratiques ne sont pas étrangers. Plusieurs mouvements se sont formés pour réclamer notamment la réforme du mode de scrutin et de la représentation électorale que le gouvernement Charest a tenté d’engager, sans parvenir à un consensus ni vraiment insister. D’autres ont préconisé l’adoption d’une constitution québécoise écrite qui renfermerait plusieurs éléments des réformes réclamées. Mais dans l’ensemble, on constate que ces demandes de changement viennent en ordre dispersé, sans réussir à persuader les gouvernements d’aller en avant. Souvent ces demandes visent des réformes particulières prises isolément, sans les inscrire dans un plan d’ensemble qui renforcerait la stature de l’État québécois et redonnerait au Québec l’initiative constitutionnelle.

 

ASSOCIER L’IDÉE RÉPUBLICAINE À L’ADOPTION D’UNE CONSTITUTION

 

Rien ne condamne le Québec à l’affaissement ou à la perception anxieuse de sa « rente » constitutionnelle. Le temps du provincialisme identitaire a assez duré, comme celui de la quête obséquieuse de reconnaissance, de l’autonomisme boudeur ou de la souveraineté déclamatoire sans visée éthique. Après quelque 50 ans d’une tragi-comédie constitutionnelle tournant en queue de poisson, et se soldant, hélas, par des affaiblissements collectifs[6], les Québécois ne sauraient renouer avec le langage de l’imploration au fédéralisme renouvelé ou à la réparation rédemptrice, ni précipiter un référendum improvisé sur l’indépendance. Il est indispensable que l’avenir politique du Québec cesse de dépendre encore de la volonté du gouvernement fédéral ou d’un chef-lieu du Canada anglais. Il est encore plus intolérable de songer que le Québec n’a pas encore fait le ménage dans sa propre maison et ne sache pas encore dans quel type d’État et de démocratie il veut vivre.

Pour sortir de ce marasme, il importe donc au Québec de reprendre l’initiative constitutionnelle et d’y associer un projet politique de grande ampleur dont il pourra réaliser une partie substantielle par lui-même, sans veto d’Ottawa ou de Charlottetown. Un projet qui le conduise à se définir, dans un langage net, actuel et retentissant, qui renforcera les assises de son État et de sa liberté. Ce projet est déjà écrit dans notre histoire, mais nous avons tardé à l’y voir. Il consiste à faire adopter une constitution écrite véritable, élaborée et ratifiée par des méthodes exemplaires, en vue d’établir une république du Québec, provisoirement au sein du Canada, jusqu’au jour où les Québécois jugeront opportun de défaire ou non le lien avec le reste du pays – si jamais un tel jour survient. En clair, la question de la souveraineté complète de l’État du Québec peut attendre quelque peu, celle du peuple dans l’État, non. Se contenter de vivre indolemment dans son carré de sable provincial, abandonner à un ordre supérieur l’universel et les grandes prérogatives du gouvernement, c’est une espèce de fatalité à laquelle notre classe politique et même nos penseurs se sont souvent résignés. Les Québécois ont une chance unique à saisir: adopter une constitution d’inspiration républicaine, dont plusieurs des éléments principaux ne relèvent que de leur vouloir collectif. Et même si certains éléments réclament des changements constitutionnels, le Québec ne doit pas craindre de prendre l’initiative. Non plus pour soumettre une liste d’épicerie de compétences ou pour faire entendre la complainte de l’épouse éconduite. Pour mettre cartes sur table en ce qui touche aux termes de sa participation dans le régime canadien, sans autocensure, sans peur de parler dans son langage à soi.

L’aspiration à la république est une constante de notre histoire, quoique méconnue ou méprisée. Après la répression des rébellions patriotes, nos élites sont devenues massivement monarchistes, par loyalisme obligé à la métropole conquérante. L’idée a néanmoins survécu à travers le temps. Outre la République du Canada rêvée par Nelson et Papineau, elle réapparaît en 1858, quand Joseph-Charles Taché envisage que le Québec renaisse dans une union fédérale au sein de laquelle il aurait la liberté d’adopter un régime présidentiel à l’américaine et une constitution écrite sanctionnée par un tribunal ad hoc. Ce faisant, Taché proposait implicitement que le Québec devienne une forme de république fédérée. En 1865, le député Henri Joly de Lotbinière, qui prendra la tête d’un gouvernement libéral minoritaire en 1878, souligne l’incompatibilité de principe entre le fédéralisme et le Dominion monarchique des résolutions de Québec. Plusieurs écrivains, journalistes et hommes politiques portèrent l’idéal républicain à la fin du XIXe siècle et au-delà : Arthur Buies, Honoré Beaugrand, André Laurendeau, Télesphore-Damien Bouchard, chef de l’opposition libérale sous Duplessis. L’idée républicaine renaît avec les premiers mouvements souverainistes, de l’Alliance laurentienne au Rassemblement pour l’indépendance nationale. Le premier programme du Parti québécois prévoit l’instauration d’une république du Québec. La Société Saint-Jean-Baptiste et le philosophe André Dagenais réclamèrent à leur tour le passage à la république, fédérée, confédérée ou indépendante. Sous Daniel Johnson, en 1968, des hauts fonctionnaires déposèrent à Ottawa un document de travail, proposant que le Québec devienne une république fédérée au sein d’une nouvelle union canadienne. En 1996, l’Assemblée nationale dénonçait le caractère colonial et antidémocratique de l’institution du lieutenant-gouverneur[7]. La Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec énonce plusieurs principes éminemment républicains : fondement populaire de la légitimité de l’État, droit du Québec de choisir son régime politique et de disposer de lui-même. Mais il ne suffit pas de répandre le parfum de la république pour lui donner consistance ; encore faut-il savoir actualiser l’idée par une démarche politique concluante.

On aurait tort de réduire le républicanisme à un simple anti-royalisme. Dans son sens le plus général, la république est l’État établi en vue du bien commun et de la liberté de ses citoyens, garantie par la loi et leur action politique. La république est donc une collectivité libre, et le républicanisme est la doctrine qui cherche à rendre possible cette liberté. La collectivité républicaine est libre dans un double sens : collectif et individuel. Sur le plan collectif, la république forme une communauté politique capable de s’autodéterminer, de se gouverner par elle-même, et partant, de choisir son régime politique et de réunir les instruments nécessaires à son maintien. Libre, elle l’est aussi d’adhérer à des ensembles plus vastes (fédération, confédération), pourvu que son consentement y soit donné et la continuité de ses institutions respectée. Sa liberté se prolonge sur le plan individuel, en ce que la république voit à garantir les libertés de ses citoyens ; elle est une promesse de liberté pour tous que la collectivité contracte au vu de ses membres et envers eux. Nul autre corps ne peut se substituer à elle dans l’accomplissement de cette tâche. Garante des libertés, la république voit à ce que les citoyens les plus défavorisés, les minorités historiquement discriminées ou infériorisées aient les moyens de se relever ; elle cherche à corriger les effets des inégalités incapacitantes comme à contrer les formes privées ou publiques de domination qui entravent l’exercice réel des libertés chez les citoyens. Liberté et égalité se conjuguent ainsi en république. Comme l’autonomie des citoyens dépend pour une large part de leur instruction, la république en soutient la diffusion et l’accès.

Sur le plan de l’État, la république pondère les pouvoirs, aux fins d’éviter toute concentration préjudiciable aux libertés et à la vie démocratique. Si les gouvernants conservent néanmoins leur capacité d’initiative, les citoyens jouissent des moyens de faire entendre leur voix, voire de faire eux-mêmes des propositions. En équilibrant les pouvoirs, la république ne perd pas de vue les rapports s’établissant entre les diverses sphères d’activités sociales – économie, science, médias – et intervient au besoin pour corriger ou prévenir leurs excès. Enfin, la république joint à l’idéal de liberté une éthique de la responsabilité qui engage ses gouvernants et ses citoyens à agir dans l’intérêt des générations futures et à répondre des conséquences à long terme ou imprévues de leur action sur la société ou l’environnement. Bien des États ont usurpé le nom de république, arborant en façade son emblème sans pouvoir concilier les diverses exigences que comporte l’instauration d’une république démocratique.

Il est certain que la république aujourd’hui ne peut plus consister à incarner l’idéal d’une communauté unanime et absorbée par la chose publique auquel certains penseurs jadis l’ont associée. Elle doit composer avec la texture diverse et « ondoyante » des sociétés et avec le désir d’autonomie des individus. D’où les multiples équilibres qu’il lui faut maintenir. Si la république encourage la participation active des citoyens à la cité, il demeure qu’elle leur assure aussi la jouissance de leurs libertés privées, y inclus le droit de se retirer de la sphère publique. Tout en ayant le souci de l’unité de la communauté politique, du rassemblement autour de valeurs communes, du renforcement du bien public et de la solidarité, elle fait une place aux identités et aux appartenances, réunit les conditions propices au jeu émulatif de la concurrence et du débat, et garantit l’autonomie des corps et des collectivités internes qui la composent. Elle est donc unifiante sans être unitaire, pluraliste sans être fragmentée ou communautariste.

Il n’y a rien d’incongru à ce que le Québec veuille revêtir le titre de république, même en tant qu’État fédéré. Plusieurs cantons suisses se désignent ainsi (cantons de Vaud, du Jura, de Genève, de Neuchâtel et du Valais), le Land de Bavière s’est nommé « État libre » ou « Freistaat », un équivalent en allemand de république. La constitution américaine prévoit que tous les États doivent adopter une forme républicaine. L’appellation « État du Québec », bien que correcte sur le plan juridique pour désigner un État fédéré, ne connote aucune finalité politique, aucun projet démocratique.

Par ailleurs, on aurait tort également de penser que l’adoption d’une constitution écrite québécoise serait une vaine entreprise, sans grande portée. Déjà, le fait que le Québec ait négligé d’en adopter une est pour le moins étrange, alors que l’idée remonte aux patriotes et à l’union fédérale de Charles-Joseph Taché et qu’elle est réapparue continûment dans le débat public depuis les années 1960[8]. Restées prisonnières de la vision aristocratique anglaise de la constitution, les élites québécoises n’ont pas encore saisi les implications démocratiques de l’accès du Québec à une portion de souveraineté d’État et n’ont jamais sérieusement considéré leur communauté politique comme une collectivité libre. La plupart des États fédérés des grandes fédérations ont pris leur statut plus au sérieux et n’ont pas tardé à se doter de leur propre constitution. Voyez ce qu’ont fait les États américains, les Länder allemands et les cantons suisses. À plus forte raison les États souverains ont la leur, excepté la Grande-Bretagne[9] et quelques émules perdues. Les bénéfices que les Québécois peuvent escompter d’une constitution québécoise sont nombreux. En voici quelques-uns :

 

1) Clarifier et organiser le droit politique québécois. Ce n’est pas le moindre des avantages. Les lois à l’origine des institutions de l’État sont dispersées, sans langage toujours contemporain et cohérent. Le simple fait que le Québec complète pour lui-même une constitution écrite n’est pas banal, d’autant plus que la Constitution canadienne, à moitié écrite, demeure engoncée dans un vieux langage monarchique qui ne dit mot du premier ministre ou de la structure véritable de l’État canadien d’aujourd’hui. Cet essai de clarification et de synthèse serait l’occasion d’indiquer les principes politiques et éthiques que les parlementaires et les gouvernants devraient suivre dans la conduite de leurs affaires. Il donnerait des lignes directrices au législateur et des critères aux citoyens pour évaluer le travail des représentants. Par ce moyen, dans ses relations avec les Québécois comme avec l’étranger, l’État se signalerait par un langage enfin plus rigoureux.

 

2) Cristalliser un projet de réforme démocratique. Nos institutions, sans s’être avérées impropres à la gouverne démocratique, ont quelque peu vieilli. Plusieurs projets de réforme occupent le devant de la scène politique au Québec. L’adoption d’une constitution serait le moyen d’en réaliser plusieurs, dans un cadre général qui distingue les principes – affirmés dans la constitution – des modalités d’application – réservées à la loi.

 

3) Actualiser la souveraineté populaire. Juridiquement, le peuple n’est pas encore souverain ni au Canada ni au Québec. La souveraineté populaire est tout au plus un principe conventionnel qui tempère la souveraineté parlementaire. Les référendums de 1980, 1992 et 1995 ont certes sollicité le peuple, en laissant toutefois intacte la vieille doctrine qui le destitue. L’adoption d’une constitution ratifiée par la population représenterait un geste de grande portée et surmonterait les non-lieux auxquels ont abouti ces trois derniers référendums. De plus, elle matérialiserait enfin l’intention initiale de Robert Burns et de René Lévesque d’associer le référendum à la réforme démocratique et pas seulement à l’accession à l’indépendance.

 

4) La clarification des valeurs communes. Les débats des derniers mois au Québec ont révélé la confusion engendrée par l’importation dans les sphères privée et publique de concepts tels que les « accommodements raisonnables » et par l’absence de principes généraux de coexistence des croyances, des cultures et des identités, dans une société qui ne sait plus quoi permettre ou interdire au nom de la diversité. La crainte s’est ainsi exprimée que le Québec, en s’ouvrant largement à l’immigration sans instruire les nouveaux arrivants des valeurs communes qui ont défini la société québécoise, ne laisse s’effriter le socle sur lequel elle s’est édifiée. L’absence de constitution écrite a sans doute amplifié ce phénomène de désarroi collectif, en ce que les Québécois, de vieille ou nouvelle souche, n’ont pas en main de répertoire civique, à part les pièces maîtresses de la réforme de 1982, le multiculturalisme et le langage des droits individuels dont la combinaison a engendré dans certains cas un individualisme communautariste sans égard pour l’existence d’une culture publique commune. Une constitution ne peut certes pas créer de toutes pièces de nouvelles valeurs ; elle peut toutefois, par son langage et par la discussion que sa rédaction a suscitée dans toute la société, contribuer à clarifier les valeurs communes. En somme, elle fournit des repères publics, des points d’attache, un guide que l’immigrant reçoit en entrant dans la société d’accueil. De plus, il se trouve que l’entreprise constituante a souvent renforcé l’identité collective dans de nombreux pays. C’était la prémisse de l’engagement de Pierre Elliott Trudeau qui espérait que de sa charte naîtrait une forme de patriotisme des droits qui détournerait les Québécois de leur obsession nationaliste au profit de l’État canadien, érigé en modèle ultime de société juste et fonctionnelle.

 

  1. Doter les citoyens d’un outil de pédagogie politique. Les citoyens ne lisent guère les lois, même s’ils sont supposés les connaître, sauf peut-être la constitution de leur État, apprise sur les bancs de l’école. La transparence étant l’une des grandes exigences de la démocratie, la lisibilité des principes organisateurs du vivre ensemble est de mise. Les constituants québécois prendront garde à rédiger un texte succinct, compréhensible et sans surcharge de points techniques, dans un langage qui évite les écueils du lyrisme pompeux et la froideur sèche des codes de procédure.

 

LES ÉLÉMENTS D’UN PROGRAMME RÉPUBLICAIN DE CONSTITUTION

 

Il est loisible au Québec de se doter d’une constitution d’inspiration républicaine sans mobiliser la procédure d’amendement de la Constitution canadienne. Plusieurs éléments d’un tel programme sont réalisables maintenant. Il lui échappe d’abolir seul les restes de l’institution monarchique pour lui-même et de la remplacer par une république parlementaire ou présidentielle. Cependant, ce dernier obstacle ne devrait pas dissuader les Québécois de donner à leur constitution une orientation résolument républicaine ; l’accession officielle au statut de république est l’aboutissement d’une ambition républicaine, non son commencement.

Constitution et république doivent aller de pair. Agiter le drapeau de la république sans faire de constitution, même sous la forme d’une constitution interne, serait du gargarisme politique. Adopter une constitution sans y joindre un langage républicain, c’est se priver d’une puissante idée, capable de conférer à un projet démocratique cohérence et élévation. C’est reconduire le vieux refoulement de l’idée républicaine auquel ont incliné nos élites et que perpétuent encore l’ignorance et la peur de se hisser à des débats qu’Irlandais, Australiens, Indiens, Italiens et Français n’ont pas craint de faire. Bien sûr, le contenu d’une constitution ne se laisse pas déduire des seules exigences du républicanisme ; d’autres finalités peuvent entrer en ligne de compte.

Deux types de dispositions du projet constitutionnel québécois sont à distinguer : les premières sont celles qui entrent en vigueur au sein du régime canadien sans nécessité de recourir à la procédure d’amendement canadienne. Ce sont les dispositions d’effet immédiat. Les deuxièmes sont celles qui exigent une modification de la Constitution canadienne que l’Assemblée nationale pourrait toutefois intégrer dans le projet de constitution québécoise sans les mettre en vigueur. Ce sont les dispositions déclaratoires d’intention ou à effet différé. L’Assemblée nationale a déjà recouru à ce procédé d’adoption de mesures législatives[10]. À la suite d’un référendum positif sur le projet de constitution québécoise, les dispositions déclaratoires d’intention formeront automatiquement la base d’une proposition de modification constitutionnelle adressée au reste du pays sur laquelle devraient s’engager de bonne foi des pourparlers. Étudions maintenant les éléments républicains de cette constitution toujours à faire.

a) La création d’un poste de chef de l’État du Québec

L’élection d’un gouvernement minoritaire en mars 2007 et les frasques dépensières de la lieutenante-gouverneure Lise Thibault ont mis en lumière la bizarrerie profonde du statut politique du Québec : avoir pour chef de l’État un personnage faiblard, sans légitimité démocratique, presque inconnu de tous, qui a pour seul mérite d’avoir été dans les bonnes grâces du cabinet fédéral au bon moment. Plus risible encore est la perspective que ce personnage falot, censé représenter le souverain de l’ancienne métropole, doive arbitrer la formation des futurs gouvernements en cas de crise, notamment dans une assemblée divisée en trois partis à peu près équivalents en force. Imaginons ce que ce serait avec une assemblée où les gouvernements minoritaires ou de coalition deviendraient la règle, à la suite notamment de l’adoption d’un nouveau mode de scrutin. Les avocats de cette dernière réforme n’ont dit mot de la fonction de chef d’État, signe qu’elle n’avait pour eux rien de problématique. Puissent-ils enfin voir le lien entre la réforme qu’ils préconisent et la nécessaire modernisation de cette fonction vétuste et dysfonctionnelle.

Devenue une source d’embarras à partir des années 1960, la monarchie constitutionnelle s’est peu à peu effacée du paysage politique québécois. Les vieux rites et le faste qui égayaient la colline parlementaire et le Bois-de-Coulonge ont disparu, autant que faire se peut. Cependant, la démocratisation apparente du rite parlementaire n’a rien modifié au fait que cette monarchie importée sans dynastie nationale structure encore la forme et les assises de l’État québécois[11]. Symboliquement, la nomination du lieutenant-gouverneur par le cabinet fédéral rappelle que l’État du Québec est une entité dérivée, subordonnée. Que le Québec ne puisse lui-même choisir son régime politique accrédite l’idée qu’en cette matière, le Québec n’a pas les lumières requises. De plus, cette interdiction dévitalise la souveraineté populaire, sommée de céder à une souveraineté supérieure en sagesse et en légitimité, qui procède historiquement d’un monarque appelant au gouvernement les élus du peuple. Dans les fédérations, on ne voit nulle part le gouvernement fédéral nommer ses affidés à la tête des États, sauf en Inde, régime très centralisé. (En Australie, les premiers ministres des États nomment chacun leur gouverneur.)

On dira que cette institution vieillotte n’embête personne, puisqu’elle n’empêche pas la démocratie de s’exprimer et donc le premier ministre de gouverner. C’est mal comprendre la logique du parlementarisme républicain. À part la France, les républiques parlementaires ont un président qui confie le gouvernement au chef du parti ou de la coalition majoritaire. Même élu au suffrage universel, le président se garde de gouverner ; placé au-dessus de la mêlée, il incarne la dignité et la continuité de l’État et intervient pour dénouer les crises ou pour exercer son rôle de chien de garde de la constitution. Cette répartition des tâches, un président gardien des institutions, un premier ministre gouvernant, contribue à distinguer l’État du gouvernement. L’un et l’autre se renforcent par cette séparation des rôles. Ni la France, ni l’Irlande ne renonceraient à leur président élu au motif qu’un premier ministre fait déjà l’affaire. Le président symbolise l’indépendance et le prestige d’un État si chèrement défendu. Pourquoi le Québec devrait-il se contenter d’une fonction vice-royale qui aplatit l’État au point de le confondre avec le gouvernement ? Source d’aliénation ou d’indifférence, la monarchie constitutionnelle à la canadienne révèle ici sa véritable fonction : neutraliser chez les Québécois le désir d’avoir un État, avec toute sa dignité. En fait, il n’y a que les néo-libéraux – pensons à Hayek – qui se réjouissent de voir l’État disparaître au profit du gouvernement.

Plutôt que d’attendre le jour où le gouvernement fédéral nommera comme représentant de Sa Majesté au Québec la personne désignée par l’Assemblée nationale, celle-ci devrait, avant même d’engager le processus constituant, adopter une loi sur la fonction de chef d’État au Québec. Elle pourrait ainsi créer une fonction distincte du lieutenant-gouverneur, le président de l’État du Québec, désigné par un processus qui le démarque des autres grands officiers de l’État, idéalement par l’Assemblée nationale ou par un collège électoral regroupant les parlementaires québécois et les élus municipaux. Le lieutenant-gouverneur garderait ses attributions formelles (nomination du gouvernement, dissolution de l’assemblée, sanction des lois), alors que le président exercerait au Québec un rôle de dignitaire, et à l’étranger, de représentant de l’État du Québec. Comme l’a proposé Claude Corbo[12], le président participerait à la nomination des principaux mandataires de l’Assemblée nationale – directeur général des élections, vérificateur général – et recevrait leur rapport, veillant ainsi au bon fonctionnement des institutions. À l’étranger, il serait en quelque sorte un super délégué général. Cette formule a connu un précédent : dans sa constitution de 1937, l’Irlande s’est donné pendant quelque temps un président en sus de son lien avec la Couronne britannique. Dans les années 1960, André Patry s’est déjà fait le promoteur de cette forme d’arrangement subtil.

La loi créant la présidence de l’État du Québec devrait prévoir qu’au cas où le président serait nommé lieutenant-gouverneur par Ottawa, il porterait alors le titre de président et lieutenant-gouverneur de l’État du Québec. Autrement dit, une fois le poste de président en place, le Québec sera d’autant mieux placé pour exiger du gouvernement fédéral qu’il nomme comme représentant de Sa Majesté un candidat légitimement désigné par les institutions québécoises. Si Ottawa refuse, le président continuera son chemin et concurrencera le lieutenant-gouverneur dans l’estime populaire et la logique des institutions.

En attendant d’obtenir le titre de république, le Québec verrait à se désigner correctement dans les lois, ses communications avec les citoyens et le corps diplomatique, c’est-à-dire en tant qu’État du Québec. Mettre du « Gouvernement du Québec » à tout propos est une faute de langage et une maladresse politique. De plus, dans le préambule de la constitution québécoise, il sera fait mention du désir du peuple québécois de vivre en régime de république.

b) La justice constitutionnelle et la primauté de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec

Avant 1982, le Québec avait commencé à développer sa propre conception des droits et libertés. Dans les années 1960, Jacques-Yvan Morin s’était fait l’avocat d’une cour constitutionnelle canadienne, modelée sur l’exemple des cours spécialisées de l’Europe continentale, elles-mêmes inspirées de la pensée du théoricien du droit Hans Kelsen. Les gouvernements québécois ont repris cette idée à leur compte, si bien que le gouvernement fédéral leur a répliqué par la défense du système juridictionnel anglo-américain actuel, chapeauté d’une cour suprême qui connaît de tout litige. La constitution du Québec réclamée par les États généraux du Canada français devait comporter un conseil constitutionnel. La Charte des droits et libertés de la personne, adoptée par l’Assemblée nationale en 1975, se démarquait par l’étendue des droits protégés, incluant les droits socioéconomiques, ainsi que par l’obligation faite à tous de secourir toute personne en danger. Il y avait donc toutes les pensées requises pour forger une vision québécoise des droits de la personne. Puis vint la réforme de Pierre Elliott Trudeau, qui fit avorter la naissance de cette vision québécoise. La Charte québécoise a certes toujours force de loi, les tribunaux lui ont même reconnu une valeur quasi constitutionnelle ; à l’occasion, la Cour suprême s’est astucieusement appuyée sur elle pour annuler une loi québécoise plutôt que sur la Charte canadienne. Cependant, c’est cette dernière qui est devenue la source principale des libertés des Québécois, le point de mire du débat public. La religion civile des droits, qui a déferlé sur le Canada anglais depuis 1982, a trouvé aussi au Québec des grands prêtres. La Charte québécoise en a pris ombrage, à tel point qu’elle paraît aujourd’hui un doublon, un pâle calque de la Charte canadienne, bien qu’elle l’ait précédée et couvre une gamme de droits et un domaine d’application plus larges.

La réforme unilatérale de 1982 était un geste profondément paternaliste à l’égard du Québec. Elle supposait en lui une démocratie trop faible pour se soutenir elle-même, trop peu instruite du jeu politique pour se discipliner et en prévenir les excès. Il fallait protéger ses minorités – l’anglophone surtout – contre la supposée tyrannie de sa majorité qui n’avait connu que des Duplessis. La dangereuse petite souveraineté provinciale devait donc être muselée, encadrée par le carcan d’un Bill of Rights à la canadienne. En grand Solon démiurge, Trudeau a retourné la Révolution tranquille contre elle-même : de l’émancipation nationale conjuguée à la libération personnelle, il a détaché la deuxième pour anesthésier la première. Les Québécois auront un choix à faire : 1) ou bien ils se résignent à accepter cette réforme, sans espérer pouvoir la corriger par un second Lac Meech, ainsi que tout ce qui en découle ; dans ce cas, ils reconnaissent dans la Charte canadienne la source principale de leurs libertés et ne se considèrent pas comme une collectivité libre, tout au plus comme une nation assistée, conduite, chaperonnée, sous surveillance ; la liberté se joue ainsi au niveau canadien, et non plus à l’échelle du Québec. 2) Ou bien ils tiennent à leur liberté, en ce qu’elle procède du Québec, et alors ils prennent les dispositions nécessaires pour redonner à leurs lois le primat dans la protection de leurs droits. Si le Québec avait eu son mot à dire sur la genèse de la réforme de 1982, la double application des chartes canadienne et québécoise irait de soi. Mais le gouvernement Trudeau et le reste du Canada ont clairement signifié qu’ils n’avaient cure de l’apport du Québec. Ils ont sanctuarisé la Charte canadienne, frappé d’interdit tout changement de ses dispositions, dût l’unité du pays en pâtir. Il faut en prendre acte et cesser de faire l’autruche.

La seule politique d’une nation libre consisterait dès lors à consacrer la primauté de la Charte québécoise sur la Charte canadienne, ce qu’avait demandé Pierre-Marc Johnson, tenté par le « beau risque » canadien en 1985. Cependant, du point de vue juridique, le Québec n’a rien à demander à quiconque. Il est loisible au Québec d’adopter une loi omnibus contenant une clause dérogatoire qui soustrairait l’ensemble de sa législation à l’application des articles 2, 7 à 15 de la Charte canadienne et de faire ainsi de la Charte québécoise l’instrument principal des libertés des Québécois, lesquels conserveraient la faculté de contester les lois fédérales sur la base de la Charte canadienne. Ce faisant, le Québec pourrait avancer d’un cran et se doter même d’un conseil constitutionnel qui aurait juridiction pour statuer sur la validité des lois québécoises au regard de la constitution du Québec, y inclus sa Charte des droits. On entendra sans doute des thuriféraires de l’ordre canadien pousser des cris d’orfraie contre cet attentat aux libertés canadiennes, alors qu’en fait, il s’agit de redonner à la Charte québécoise son plein effet. L’adoption d’une clause dérogatoire oblige le Québec à renouveler le geste tous les cinq ans. Dans la constitution du Québec, une clause déclaratoire devant assurer la suprématie permanente de la Charte québécoise pourrait être prévue et ferait donc partie des segments de cette constitution dont l’entrée en vigueur serait suspendue, jusqu’à ce qu’un amendement de la Constitution canadienne les autorise.

Plusieurs États fédérés ont leur propre cour constitutionnelle. Les cantons de Vaud et du Jura possèdent la leur, en fait une section du tribunal de droit commun du canton ; en Allemagne, tous les Länder ont aussi la leur, à l’exception du Land du Schleswig-Holstein. Depuis 2006, le Tribunal supérieur de Catalogne est devenu la juridiction finale pour connaître des litiges régis par la loi catalane et pour sanctionner les droits issus du Statut d’autonomie de la communauté autonome, sous réserve du droit du Tribunal suprême de Madrid d’assurer l’uniformité de la doctrine. Aux États-Unis, les États s’en remettent à leur propre organisation judiciaire pour la sanction de leur constitution, comportant également une charte des droits.

L’organisation judiciaire canadienne, on l’oublie trop souvent, est de type unitaire. En régime de fédération, les États fédérés nomment les juges chargés de la sanction des lois étatiques, et le plus haut tribunal du pays n’a pas compétence sur les litiges ressortissant au seul droit des États. En cette matière, le Canada fait exception à la logique fédéraliste ; la couronne fédérale nomme et rétribue les juges des cours supérieures. Il n’est pas interdit aux Québécois d’indiquer dans leur constitution que dorénavant la nomination des juges des cours supérieures (la Cour supérieure et la Cour d’appel) relève de l’État du Québec et que les juges nouvellement nommés prêtent serment à cette constitution. À plus forte raison, un État qui possède son propre système de droit devrait-il pouvoir nommer les juges qui le sanctionnent. Cette disposition déclaratoire, sans effet immédiat, rejoindrait le lot des mesures proposées à la négociation constitutionnelle.

La constitution du Québec devrait reprendre et améliorer la Charte québécoise, et non y faire un simple renvoi, comme l’a proposé Daniel Turp dans son avant-projet de constitution d’avril 2007. Il importe que les Québécois voient dans leur constitution le fondement de leurs libertés ; disperser ces dernières dans plusieurs lois créerait de la confusion et affaiblirait la portée de la constitution.

c) Un équilibre républicain des pouvoirs

La république a le souci des équilibres ; trop de pouvoir tue les libertés, pas assez aussi. Quant au vieux manteau de la démocratie parlementaire à l’anglaise, conçu à l’origine pour le gouvernement d’une aristocratie, il s’est usé ; le Québec, qui a grandi, s’y sent à l’étroit. Faut-il rallonger l’habit ou en fabriquer un tout nouveau, sur un nouveau patron ? C’est ce qu’il faudra collectivement décider. Les propositions de réforme ne manquent pas, venues de l’Assemblée nationale, de commissions d’enquête, de conseillers spécialement mandatés, des États généraux de la réforme des institutions démocratiques, comme de la société civile. Le Québec peut prendre le parti de réaliser quelques-unes de ces réformes, à la pièce, sans vue globale, ou de les lier les unes aux autres par un dessein général, illustré par une constitution qui en énoncerait les principes. Sans reprendre tout le débat sur le bien-fondé de chacune des propositions, que reproche-t-on à la démocratie québécoise actuelle ? Un système électoral qui reflète mal les préférences des électeurs et exclut les tiers partis, un exécutif dominant le législatif, une administration envahissante et peu transparente, frisant parfois l’impunité, des centres de décision loin des régions, une emprise trop grande du gouvernement sur les municipalités, des élections selon la volonté du premier ministre, etc. Ces lacunes résultent pour une bonne part de la complexification de l’appareil d’État et de la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif et de l’administration. Les sauvegardes classiques de la démocratie parlementaire ont perdu de leur efficacité. La population a évolué, plus instruite, plus farouche, plus désireuse de participer aux politiques qui la touchent ; l’information circule librement, les médias ont presque remplacé l’opposition dans son rôle de critique du gouvernement. De plus, des philosophies contradictoires imprègnent nos lois : elles s’adressent aux citoyens en tant que tels, ou en tant que clients, consommateurs de services gouvernementaux ou administrés. L’organisation de l’État s’est pliée à ces nouvelles logiques ; outre les ministères, une constellation d’agences, de régies et de commissions administrent nos lois. Bref, les rédacteurs de la constitution du Québec auront à se figurer de nouveaux équilibres dans un État et une société transformés. Mieux séparer et aménager les pouvoirs demeure un objectif des plus actuels, encore qu’il faudra dépasser la trilogie classique de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. De ces équilibres à atteindre, la constitution québécoise en indiquerait les principes généraux ainsi que les finalités que devrait poursuivre l’État dans l’exercice de ses multiples pouvoirs[13]. Ces paramètres étant posés, on mènera avec plus de cohérence les réformes démocratiques également incluses ou balisées par la constitution. Examinons quelques-unes de ces réformes.

 

i)                    Le système électoral et l’Assemblée nationale. Généralement, les constitutions ne disent mot des modalités du mode de scrutin, c’est plutôt l’affaire de la loi. La constitution du Québec, à la limite, prescrirait les propriétés générales du mode de scrutin, peu importe s’il est maintenu ou modifié. La réforme du mode de scrutin peut se combiner avec celle du pouvoir législatif : un sénat québécois élu à la proportionnelle sur une base régionale contribuerait aussi à rehausser la représentativité du Parlement québécois. De plus, la constitution indiquerait le rôle et la composition de l’Assemblée nationale ainsi que les règles fondamentales de la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée. Les lois mettant en œuvre des principes de la constitution pourraient suivre une procédure d’adoption plus stricte, sur le modèle des lois « organiques » usitées dans le constitutionnalisme européen.

ii)                  L’initiative législative populaire. La Constitution canadienne interdit de transporter du Parlement au peuple le pouvoir législatif. En république, le peuple, étant souverain, peut accéder à ce pouvoir, couramment exercé aux États-Unis, en Suisse et en Italie[14]. L’initiative populaire, qui est un mécanisme par lequel un groupe de citoyens, appuyé d’une pétition, soumet un projet de loi ou une question au référendum, n’est cependant pas une panacée et court toujours le risque de tomber dans les mains de lobbies bien organisés ou de pousser les parlementaires à l’autocensure. Néanmoins, ce mécanisme de législation s’est révélé à certaines occasions une soupape utile pour délivrer la démocratie des serres de la partitocratie. Ce mécanisme n’est pas à exclure de la constitution québécoise ; il y a moyen de mettre en place une forme d’initiative populaire qui préserve la souveraineté parlementaire et n’enlève pas à l’Assemblée nationale son exclusivité sur les questions financières et linguistiques.

iii)                La démocratie locale. En république, le pouvoir local est la base de la vie démocratique. Au Québec, la vie politique municipale soulève une participation et une attention souvent moins grandes qu’ailleurs en Amérique du Nord. Les municipalités sont juridiquement des créatures de l’Assemblée nationale ; la saga des fusions et défusions municipales a cependant montré que les Québécois demeurent très attachés à leurs institutions municipales et que les élus ne peuvent impunément les abolir ou les agglomérer en ignorant cet attachement. Comme l’a très bien vu Tocqueville, la démocratie locale est une école de formation des citoyens à la liberté. Dans la politique municipale, ils découvrent les vertus de l’action collective, mûrissent leur jugement et élargissent leur conscience politique[15]. Sans enlever à l’Assemblée nationale ses pouvoirs en matière municipale, il serait nécessaire que la constitution québécoise donne à la démocratie locale une meilleure place.

iv)                Les élections à date fixe. S’il est bien une vieille prérogative royale encore vivante au Québec, c’est le droit que le premier ministre se donne de décider seul de la date des élections générales. Dans un esprit républicain, cette prérogative est inacceptable. Le rendez-vous électoral est un devoir régulier auquel on ne peut se dérober à sa guise. Curieusement, l’initiative en ce domaine n’est pas venue du Québec. Plusieurs États canadiens avant lui ont opté pour les élections à date fixe, et le gouvernement Harper a fait adopter une loi en ce sens. La constitution énoncerait le principe de la régularité des élections, sous réserve du droit du lieutenant-gouverneur – c’est-à-dire du premier ministre – de déclencher des élections anticipées en cas de chute du gouvernement ou de crise gouvernementale majeure.

d) Les valeurs communes et le régime de séparation de l’État et des religions

Contrairement à plusieurs sociétés, le Québec n’a pas de principe clair de séparation de l’État et de la religion, et cette question a tardé à s’imposer à la classe politique. L’emprise de l’Église catholique sur les consciences et l’État au Québec, ainsi que la Constitution canadienne, qui maintenait en place un système d’écoles confessionnelles séparées, expliquent ce retard. Une séparation de facto s’est néanmoins instaurée, lorsque l’État a pris en charge les institutions sociales jusqu’alors administrées par l’Église, et la sécularisation de la société aidant, le catholicisme a cessé d’envelopper l’existence des Québécois. L’arrivée d’immigrants de toutes croyances a cependant relancé le débat sur les rapports entre l’État et la religion. Jusqu’où faut-il accommoder les citoyens qui réclament le droit de transporter dans l’arène publique, au travail, dans les écoles et les hôpitaux les us et coutumes nés de leur pratique religieuse ? Cette question, déjà abordée par les tribunaux qui ont forgé l’expression « accommodements raisonnables », n’a pas reçu d’indications claires de la part du législateur.

Le concept d’« accommodements raisonnables » désigne les compromis pragmatiques que les autorités doivent trouver pour permettre l’exercice des droits des individus dont les croyances ou les choix ne s’accordent pas avec les normes de la majorité. Cette obligation n’est pas absolue, un accommodement peut être refusé s’il représente une contrainte excessive. Ce concept, d’abord utilisé par le milieu juridique, a refait surface dans le débat public, et a été vite associé, à tort ou à raison, avec des demandes excessives ou extravagantes de minorités peu respectueuses des usages et de la culture de la société d’accueil. Les vives réactions suscitées par la proposition d’enlever de l’Assemblée nationale tout symbole du catholicisme – le crucifix – révèlent que même chez la majorité québécoise francophone, les liens de l’État québécois avec le passé catholique demeurent une question délicate. Ni la Charte québécoise, ni la politique québécoise d’interculturalisme n’ont réussi jusqu’ici à orienter de manière utile le débat. Or, il est profondément malsain que la collectivité québécoise ne se fixe pas en cette matière des balises précises, déduites d’un principe général dont l’énonciation reviendrait à la constitution québécoise. Laisser aller les choses, c’est consentir à ce que cette question grave fasse l’objet de manipulations outrancières et qu’elle ne soit jugée qu’à l’aune du multiculturalisme canadien. S’il faut proclamer un principe de laïcité ou tout autre principe, c’est ce qu’il conviendrait de décider, à la suite d’un débat qui engage toute la société. Le rapport de la commission Bouchard-Taylor fournira sans doute des réflexions pertinentes.

Outre le régime de séparation des religions et de l’État, la constitution forme aussi le véhicule idéal d’énonciation de valeurs communes, de principes éthiques ou d’obligations dans lesquels les Québécois se reconnaîtraient et qui feraient contrepoids à une vision strictement libérale du politique axée sur la seule reconnaissance de droits individuels sans indiquer de contrepartie. Ceci pourrait être fait dans le préambule de la constitution, dans un document séparé auquel elle renverrait, dans son titre préliminaire ou même dans la Charte québécoise.

e) Le principe de responsabilité

La république est le régime de la plus grande extension possible de la liberté. Cette liberté, on peut la concevoir dans un sens purement juridique : le droit de faire tout ce que les lois permettent – ou libéral, le droit naturel d’agir et de penser à sa guise sans subir la contrainte de l’État. Cependant, c’est un fait qu’aujourd’hui, la liberté moderne a partie liée avec l’immense pouvoir que l’homme s’est donné sur la nature et la société par les moyens de la science et de la technique. En réalité, la liberté moderne compte sur les possibilités nouvelles et les moyens accrus qu’engendrent l’exploitation toujours plus intensive de la nature et la transformation de la société par toutes les techniques du contrôle et de l’organisation. Selon le philosophe espagnol Fernando Savater : « Après le langage, l’autre institution décisive de la liberté, grâce à laquelle nous protégeons notre vulnérabilité et nous élargissons notre capacité de choisir, c’est la technique[16]. » La liberté moderne est une liberté techniquement assistée, dont la revendication alimente à son tour l’accélération du progrès technique. Cette spirale qui conjugue liberté et progrès a longtemps supposé que la nature recelait des ressources illimitées et que leur exploitation serait sans effet secondaire dommageable. De plus, la science a atteint un point limite, au-delà duquel il est possible de façonner irréversiblement les êtres vivants. Agissant sur la nature, l’homme a fini par apprendre à agir sur sa nature. La dégradation rapide des écosystèmes, l’épuisement appréhendé des ressources, le réchauffement du climat, les défis éthiques lancés par les découvertes en biotechnologie et en génétique ont profondément modifié l’horizon dans lequel la politique avait l’habitude d’évoluer. On ne peut plus raisonnablement soutenir que l’art du politique consiste à gouverner pour sa communauté, sa génération et ses électeurs. De nouvelles obligations morales et politiques incombent désormais aux décideurs, à qui il est demandé de préserver l’avenir, de transmettre un monde habitable pour les générations futures. C’est ce que le philosophe allemand Hans Jonas a appelé tout simplement le « principe responsabilité », qui va au-delà de l’horizon éthique traditionnel[17], et dont le philosophe Jacques Dufresne a souligné toute la pertinence pour le projet d’une constitution du Québec[18]. Or, dans une optique républicaine, plus une communauté prétend à la liberté, plus haute est sa responsabilité à l’égard de ses décisions collectives et individuelles. Si le Québec aspire à la république, il ne peut se borner à célébrer des droits créances et les conquêtes de l’industrie et de la science sur la nature. Il lui faut promouvoir des libertés viables dans un monde transmissible dont les futures générations n’auront pas à rougir.

Le principe de responsabilité a frayé son chemin dans plusieurs constitutions contemporaines. La loi fondamentale allemande évoque le principe de la responsabilité de l’État pour les générations futures, la constitution portugaise protège le droit à un environnement « sain et écologiquement équilibré », la suédoise, la promotion d’un « cadre favorable à la vie ». La nouvelle constitution de la Confédération helvétique prévoit que « la Confédération et les cantons œuvrent à l’établissement d’un équilibre durable entre la nature, en particulier sa capacité de renouvellement, et son utilisation par l’être humain. » La Constitution du Canton de Vaud déclare qu’il est « une république démocratique fondée sur la liberté, la responsabilité, la solidarité et la justice. » Elle précise que l’État a pour buts « la préservation des bases physiques de la vie et la conservation durable des ressources naturelles », ainsi que « la sauvegarde des intérêts des générations futures ». Alors que le préambule de la Constitution du canton de Fribourg évoque la responsabilité des Fribourgeois envers les générations futures, la constitution de la République de Genève détaille les devoirs et responsabilités de l’État en matière de protection de l’environnement. De même, la Constitution du canton de Berne soumet toute personne au devoir de prendre « sa part de responsabilité pour garantir aux générations futures qu’elles auraient aussi le droit de décider elles-mêmes de leur devenir » et prévoit que « l’environnement naturel sera préservé et assaini pour les générations présentes et à venir ». La Constitution de la République de Neuchâtel indique que « l’État et les communes privilégient les intérêts des générations futures » en prêtant « une attention particulière aux exigences du développement durable et au maintien de la biodiversité. » Dans les constitutions des cantons germanophones, tels que ceux de Zurich et d’Argovie, s’expriment des soucis similaires.

En 2006, le législateur québécois a modifié la Charte québécoise pour y inclure le droit de vivre dans « un environnement sain et respectueux de la biodiversité ». Cette modification procède d’une intention louable, mais c’est trop peu. À vrai dire, concevoir la préservation de l’environnement sous l’angle exclusif d’un droit individuel applicable par les tribunaux, est une manière étroite de poser le problème, qui évacue sa dimension éthique sous-jacente. La constitution québécoise gagnerait à énoncer un principe général de responsabilité[19] dont peuvent être déduits d’autres principes – développement durable, droit à un environnement sain, principe de précaution – ainsi que les responsabilités particulières qui incombent aux gouvernants et aux citoyens. La Charte française de l’environnement, intégrée par renvoi à la constitution de la Ve République, associe des devoirs aux droits des citoyens et attribue des responsabilités à l’État. Ce langage est plus proche d’une vision républicaine des libertés[20].

f) La parité

On pourrait croire que la république est de par sa nature hostile à toute mesure destinée à promouvoir une minorité ou un groupe social particulier. Si la république recherche la plus grande extension de liberté pour tous, en dehors de toute situation de domination ou d’exclusion, il lui faut alors envisager des mesures particulières. L’évolution du républicanisme en France est à cet égard révélatrice. Longtemps opposée à ce que la loi prévoie des mesures en faveur de la participation des femmes en politique au nom du principe d’égalité, la classe politique a fini par admettre que ces mesures peuvent se justifier au nom de cette même égalité[21]. La France a d’ailleurs inscrit dans la Constitution le principe de parité des candidatures des deux sexes pour les mandats électoraux, avec des résultats mitigés toutefois, puisque la loi française autorise les partis qui contreviennent à la parité à payer des amendes compensatoires.

Le Québec a fait de grands progrès pour assurer l’égalité des sexes, mais la présence des femmes dans la vie politique est encore largement inférieure à ce qu’elle pourrait être. Sans reprendre nécessairement les mêmes termes que ceux de la loi et de la Constitution françaises, la constitution québécoise pourrait comporter un principe de parité entre les sexes dans le domaine politique, quitte à ce que la loi en aménage l’application de manière adéquate.

 

LES ÉTAPES DU PROCESSUS CONSTITUANT

 

Il serait possible d’allonger la liste de ce qu’une constitution d’inspiration républicaine devrait contenir, concordat avec les nations autochtones, relations extérieures du Québec, affirmation solennelle du droit à l’autodétermination du Québec, etc. Ce qui fait la valeur d’une constitution, toutefois, n’est pas l’accumulation d’idées et de règles ; cette force vient de la clarté et de la profondeur des fins qu’elle énonce, de leur adéquation aux exigences du temps présent et de leur promesse d’avenir. Cela dit, de belles idées qui demeurent au stade de l’abstraction et de la spéculation ne comptent pour rien dans une constitution, à moins que les citoyens d’un État n’aient pris la peine d’y réfléchir, de confronter leurs vues et de se décider sur un texte final, soumis à l’approbation populaire. En somme, une constitution vaut autant par ce qu’elle dit que par le processus qui l’a fait exister. Le processus à l’origine de la constitution est en lui-même un message de grande portée.

On a peu réfléchi au Québec sur la manière de procéder à l’adoption d’une constitution québécoise. La plupart des écrits portent sur la pertinence du geste. D’un point de vue juridique, le pouvoir d’adopter une constitution du Québec appartient à l’Assemblée nationale. C’est d’elle que doit venir l’initiative. Elle peut, toutefois, déléguer à l’organe de son choix le soin de préparer un avant-projet de constitution, dont l’adoption définitive revient toutefois à l’Assemblée. On doit distinguer deux étapes dans le processus constituant : 1) l’élaboration du projet ; 2) sa ratification.

 

Pour la première étape, plusieurs pistes sont possibles :

1)      Une commission d’experts nommée par l’Assemblée nationale. C’est une procédure simple, à considérer si l’entreprise constituante consiste seulement à codifier les lois existantes du Québec. Certains États américains ont recouru à cette formule. C’est toutefois l’avenue la moins intéressante. Cependant, rien n’empêche que l’organe constituant soit aidé d’une commission d’experts, pour les dimensions techniques et juridiques du projet.

2)      Une commission parlementaire spéciale. Une commission parlementaire, composée de députés des partis reconnus à l’Assemblée nationale, prendrait la responsabilité de rédiger un avant-projet. On pourrait élargir la composition de cette commission à des membres de la société civile et à des députés fédéraux. C’est le modèle fourni par la commission Bélanger-Campeau de 1991. Pour donner plus de légitimité à cette commission, une assemblée de citoyens, choisie au hasard ou par un autre moyen aléatoire, l’assisterait dans son travail, et des audiences publiques seraient tenues à travers le Québec.

3)      Une Assemblée nationale constituante. À la suite d’élections générales dont l’un des thèmes est l’adoption d’une constitution du Québec, l’Assemblée nationale se déclare constituante et élabore son projet. Dans les faits, même si l’Assemblée se déclare constituante, elle remettra le travail à l’une de ses commissions ou à une commission spéciale.

4)      Une convention élue. Il s’agit alors d’élire des représentants spécialement désignés pour la rédaction d’un projet, réunis dans une convention distincte de l’Assemblée nationale. Un mode de scrutin inédit pourrait être utilisé pour le choix des « conventionnels ». Le mandat de la convention cesserait sitôt son projet remis. Dans l’optique républicaine, c’est le meilleur scénario, les Patriotes ont jadis été très admirateurs de la formule américaine de la convention. Mais il faut reconnaître que les Québécois n’ont aucune expérience d’une telle formule et que les parlementaires québécois auront quelque réticence à se dessaisir de leur droit d’initiative. Plusieurs cantons suisses ont révisé récemment leur constitution en procédant par l’élection d’une convention ; on pourra puiser dans ces expériences. Une constituante fonctionnerait en somme comme une mini Assemblée nationale, dotée d’un comité directeur, d’un secrétariat, d’un budget et de commissions sectorielles. Le travail d’une convention peut s’étendre jusqu’à plus de deux ans.

 

Quel que soit le moyen choisi, l’Assemblée nationale recevrait la proposition de constitution et se réserverait le droit de retoucher le texte avant d’en faire un projet de loi officiel, déposé par le gouvernement en place. Quant à la ratification, elle devrait se faire par voie référendaire, conformément à la Loi sur les consultations populaires. Les règles du scrutin devraient être resserrées afin d’éviter l’irruption de « tiers » non autorisés ou d’autorités extérieures au Québec dans le débat. Une fois le projet de constitution approuvé par la population, l’Assemblée nationale l’adopte. Les parties de la constitution compatibles avec le droit constitutionnel canadien prendraient alors effet pour former un tout cohérent et lisible. Les parties déclaratoires seraient également adoptées mais leur mise en vigueur suspendue. Chaque électeur inscrit sur la liste électorale recevrait par la poste copie de la constitution. Chaque fonctionnaire de l’État serait tenu d’en prendre connaissance. Les archives des délibérations et des travaux ayant mené au texte constitutionnel final seraient mises à la disposition du public et numérisées.

À court terme, pour faire avancer le débat, l’Assemblée nationale devrait former une commission parlementaire spéciale chargée d’étudier la question et de faire des recommandations sur le processus constituant et de fixer les grandes lignes d’une constitution du Québec. Celui-ci ne peut démarrer en prenant au vol le modèle de constitution déposé par un député, si bien ficelé soit-il. Nos députés doivent prendre collectivement leurs responsabilités. À la suite de cet exercice de consultation publique, l’Assemblée nationale pourrait envisager l’adoption d’une loi sur le processus constituant au Québec.

Une fois la constitution proclamée, le processus constituant ne s’arrête pas pour autant, puisqu’il restera à négocier avec le reste du Canada des changements à faire à la Constitution canadienne, conformément aux instructions votées par la population québécoise. D’aucuns diront que c’est peine perdue, que le Canada y verra un affront. Nous serons cependant dans une situation inédite dans l’histoire canadienne : 1) nous serons en présence d’une plate-forme de demandes constitutionnelles approuvées par une majorité référendaire ; 2) cette majorité référendaire entraîne une obligation constitutionnelle de négocier de bonne foi selon la Cour suprême ; 3) le gouvernement fédéral ne pourra pas refuser de négocier sous prétexte que sa loi sur la clarté référendaire s’applique, car les demandes du Québec ne porteront pas sur l’accession à l’indépendance ; 4) on ne pourra pas dire que ces demandes ne reflètent pas la volonté de la population québécoise. Face à ces demandes, le Canada anglais devra finalement trancher une question fondamentale : 1) il garde la monarchie constitutionnelle pour lui-même et aménage pour le Québec un régime d’exception, lui permettant d’accéder au statut de république ; 2) le Canada tout entier se républicanise. Il est certain que les positions du Québec sur la protection des droits individuels, la justice constitutionnelle, la nomination des juges provoqueront l’ire des défenseurs de la vision trudeauiste du Canada, qui ne manqueront pas, si l’on en juge par le passé, de prêter au Québec des intentions funestes et de tourner au ridicule ses aspirations. Mais à l’époque des accords de Meech et de Charlottetown, le Québec n’avait pour se défendre contre les attaques des chartistes et des adeptes du One Canada que les frêles et modestes requêtes d’un gouvernement qui avait fait temporairement sur elles l’unanimité avec ses pairs du Canada anglais. Affronter la volonté manifeste d’un peuple exprimée par référendum, c’est autre chose. Peu importe ce qu’il adviendra des négociations, le Québec aura pris l’initiative et donné à voir, dans un langage rigoureux, sa conception de l’État et de la liberté.

Plusieurs penseront au Québec que tant qu’à solliciter le peuple par référendum, aussi bien profiter de l’occasion pour lui faire voter une liste de compétences sectorielles qui agrandiront l’autonomie constitutionnelle du Québec : encadrement du pouvoir de dépenser, perception de tous les impôts (redistribués en partie à Ottawa, comme le fait le Pays basque pour Madrid), compétence en matière de radio-télédiffusion, régionalisation de la Banque du Canada avec la création d’une banque du Québec, etc. Le danger avec l’ajout de ces demandes de compétences, c’est que la démarche québécoise soit interprétée comme la volonté de rouvrir en général la question constitutionnelle et de mettre toutes les cartes sur la table. Est-ce dire que le Québec renonce à obtenir réparation pour la réforme de 1982 ? Et l’esprit républicain de la démarche québécoise se perdra à coup sûr dans un maelström de réflexions sur la réforme du fédéralisme canadien. Devant l’ampleur des demandes québécoises, le Canada anglais se sentira justifié d’en présenter du même acabit. En bref, le Québec lancera une ronde constitutionnelle pareille en amplitude à celle qui a conduit à l’accord de Charlottetown en 1992.

Néanmoins, l’accession du Québec au statut de république peut justifier l’obtention de certaines compétences, dont on parle peu, réclamées soit lors du référendum de ratification de la constitution québécoise, soit à une occasion ultérieure. Examinons-les rapidement.

 

L’abolition des pouvoirs unilatéraux du Parlement fédéral et de son gouvernement. Le statut de république fédérée ou associée est incompatible avec l’existence de pouvoirs qui la subordonnent au gouvernement fédéral. En régime de fédération, les conflits entre ordres de gouvernement se règlent par l’intermédiaire des tribunaux – dont les juges sont nommés par les deux paliers –, et aucun ordre ne peut s’adjuger unilatéralement les pouvoirs réservés à l’autre. L’accord de Charlottetown prévoyait l’abolition des pouvoirs de désaveu et de réserve et l’assujettissement du pouvoir déclaratoire du Parlement fédéral à l’approbation des États provinciaux concernés. À cette même exigence il faudrait aussi soumettre le pouvoir unilatéral d’expropriation du cabinet fédéral pour fins de défense[22].

 

La compétence résiduaire. Dans une fédération républicaine, le pouvoir procède de la base ; du peuple d’abord, des collectivités fédérées ensuite, et les tâches pour lesquelles ces dernières ne sont pas aptes seules ou qu’elles veulent mettre en commun reviennent à l’État fédéral de la fédération. C’est donc dire que toutes les responsabilités qui n’ont pas été spécifiquement attribuées à l’État fédéral reviennent de plein droit aux États fédérés. La clause résiduaire des principales fédérations républicaines instaure un tel principe. Le Canada, monarchique et centralisateur, a prévu la logique inverse, exemple que l’Inde a imité d’ailleurs.

 

Le droit criminel. Une collectivité qui croit avoir la sagesse et les lumières nécessaires pour aspirer à la liberté connaît à quelles conditions cette dernière peut être enlevée à des individus qui violent la loi commune ou la moralité publique. Le droit criminel compte sans doute parmi les prérogatives de l’État les plus graves et potentiellement les plus dangereuses pour la sûreté des individus. L’institution du jury populaire est la plus républicaine des procédures que le droit pénal ait enfantées. Une collectivité comme l’Écosse, qui a perdu son Parlement en 1707, a néanmoins conservé son droit civil et criminel. En 1867, les quelques pères fondateurs de l’ancien Bas-Canada n’ont pas vu dans la loi criminelle une pièce maîtresse de l’autonomie retrouvée. Depuis lors, bien que le Québec administre la loi criminelle fédérale et les prisons, il s’est trouvé peu de voix, même parmi les souverainistes, en faveur de la remise de cette loi à l’Assemblée nationale, et ce, en dépit des nombreux désaccords observés entre le Québec et le reste du Canada sur les questions criminelles et pénitentiaires. En ce domaine, le Québec ne se voit pas encore posséder la maturité du Vermont.

 

Le Québec est arrivé à un point de son histoire où ses dirigeants politiques ne peuvent plus différer le moment de l’adoption d’une vraie constitution. Trop difficile, trop délicat, trop tôt, trop futile, voilà les prétextes qu’ont servis tous ceux qui ont intérêt à ce que le Québec se contente de ce qu’il a. Hélas pour eux, la République du Québec, qu’ils eussent voulu voir croupir comme un vieux fantôme dans un cachot ou s’évanouir comme un mauvais songe, s’est évadée. Espérons qu’une constitution établie pour la paix, la liberté et la politique responsable d’une nation sûre de son génie accompagne cette renaissance.



Marc Chevrier*

 

NOTES

* Marc Chevrier est professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal.

[1] Belle distinction faite par l’avocat constitutionnaliste André Binette, dans un texte non publié.

[2] Article 6, Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I-16.

[3] « Un manifeste démocratique », Cité libre, 22, octobre 1958, p. 1-31.

[4] Paragraphe liminaire de l’article 91, Loi constitutionnelle de 1867, toujours sans version française officielle.

[5] Voir Stéphane Kelly, La petite loterie. Comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada français après 1837, Montréal, Boréal, 1997, p. 41-42.

[6] Comme l’a illustré Guy Laforest, dans son dernier ouvrage, Pour la liberté d’une société distincte. Parcours d’un intellectuel engagé, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004.

[7] Motion sur la nomination du lieutenant-gouverneur, procès-verbal de l’Assemblée nationale du Québec, 20 novembre 1996, no 55, p. 545-547.

[8] Voir l’excellente compilation historique de Daniel Turp, Projet de constitution du Québec : note historique (deuxième version), 24 mai 2007, disponible sur www.danielturp.org.

[9] Tentée, sous l’impulsion de Gordon Brown, par l’adoption d’une constitution écrite…

[10] À l’occasion d’une réforme du Code civil faite en 1980, l’Assemblée nationale a adopté une série de dispositions en matière de mariage et de divorce qui entraient dans les compétences fédérales. Leur mise en vigueur a été suspendue, jusqu’au jour où l’Assemblée recevrait en cette matière la compétence de légiférer par la Constitution canadienne. Voir art. 80, Loi instituant un nouveau Code civil et portant réforme du droit de la famille, ch. 39, L.Q., 1980.

[11] Selon l’article 61 de la Loi d’interprétation, le lieutenant-gouverneur est l’administrateur du gouvernement du Québec.

[12] Claude Corbo, « Reconstruire la fonction de chef d’État au Québec », Le Devoir, 11 mai 2007.

[13] Plusieurs constitutions prennent la peine de préciser les finalités ou objectifs de l’État ou des politiques publiques, ce que font notamment les constitutions vaudoise, jurassienne et irlandaise, cette dernière donnant des lignes directrices pour les politiques sociales.

[14] En Italie, le référendum est purement abrogatif. La Cour constitutionnelle italienne a cependant développé des critères intéressants pour juger de la recevabilité de requêtes d’initiatives législatives.

[15] Par cet aspect de sa pensée et d’autres encore, Tocqueville mérite d’être rangé parmi les penseurs républicains du XIXe siècle. Voir Serge Audier, Les théories de la république, Paris, La Découverte, 2004.

[16] Fernando Savater, Choisir la liberté, Paris, Hachette, 2005, p. 102.

[17] Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 1990. 470 p.

[18] Voir le texte de Jacques Dufresne, « Les valeurs fondamentales des Québécois », dans le dossier « Constitution du Québec » de l’Encyclopédie de l’Agora. Voir http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Constitution_quebecoise.

[19] Principe à distinguer de la responsabilité civile et pénale classique ; ce premier principe pourrait cependant servir à l’interprétation des diverses dispositions de la loi créant des devoirs, des infractions et des obligations.

[20] Voir aussi Dominique Bourg, « La Charte française de l’environnement : quelle efficacité ? », La revue en sciences de l’environnement Vertigo, vol. 6, no 2, 2005. Sur les rapports entre républicanisme et écologie, voir Denis Collin, « Un républicanisme écologique ? », Cosmopolitiques, 2003, p. 40-52.

[21] Voir Éléonore Lépinard, L’égalité introuvable. La parité, les féministes et la République, Paris, Presses de Science Po, 2007.

[22] Article 117, Loi constitutionnelle de 1867. Autre pouvoir peu connu à l’avantage de la « Puissance » canadienne.





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