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L’héritage disputé de Pierre Elliott Trudeau

Un texte de André Burelle
Dossier : Autour d'un livre: Pierre Elliott Trudeau: l'intellectuel et le politique. Témoignage et archives personnelles d'un conseiller du premier ministre Trudeau, d'André Burelle
Thèmes : Canada, Fédéralisme, Gouvernement, Identité, Nationalisme
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

Je remercie la revue Argument et plus spécialement Éric Bédard et François Charbonneau d’avoir organisé cet échange d’idées autour de mon livre. Et je suis reconnaissant à Eugénie Brouillet, Christian Dufour, Yves Martin, John Richards et Michel Sarra-Bournet d’avoir accepté de verser leurs analyses au dossier.

Répondre en quelques pages à cinq interlocuteurs aussi qualifiés et venus d’horizons aussi divers, m’a obligé à faire des choix et à prendre des raccourcis déchirants. Je m’en excuse à l’avance et je tiens à les assurer que je reste ouvert à une discussion personnelle plus poussée de leurs commentaires et critiques.

 

RÉPONSE À YVES MARTIN : QUE LE VÉRITABLE TRUDEAU SE LÈVE

 

Un des objectifs de mon ouvrage était de montrer, textes à l’appui, les contradictions entre Trudeau l’intellectuel personnaliste-communautaire de Cité libre et Trudeau le politicien individualiste et anticommunautaire des négociations post-référendaires de 1980. Yves Martin, qui a fréquenté Mounier et s’est frotté à M. Trudeau dès les années 1950, minimise ces contradictions et affirme que Pierre Elliott Trudeau a toujours été l’individualiste-antinationaliste républicain qui a présidé au rapatriement de la Constitution et à la mise au rancart de l’accord du lac Meech :

 

Pour Burelle, le Trudeau de Cité libre a cédé la place au Trudeau de la Constitution de 1982 (il ne connaissait sans doute pas encore le Trudeau un moment indépendantiste au début de sa vingtaine que viennent de révéler Max et Monique Nemni dans Trudeau, fils du Québec, père du Canada […] Je ne fais pas la même lecture de l’évolution idéologique de Trudeau à partir des années 1950; j’y vois plus de continuité que Burelle, parce qu’il ne m’apparaît pas que le personnalisme communautaire ait été l’inspiration dominante de la pensée de Pierre Elliott Trudeau.

 

Ce qui me frappe en lisant ces lignes, c’est à quel point les adversaires comme les amis de Pierre Elliott Trudeau lui prêtent plus de continuité dans les idées qu’il n’en avait vraiment. Lui-même a répété à plusieurs reprises que « sa pensée n’avait d’autre constante que celle de s’opposer aux idées reçues ». Et cette affirmation qui a tout l’air d’une coquetterie intellectuelle, était sans doute chez Trudeau une façon habile de rationaliser les virages abrupts qu’il avait conscience d’avoir pris depuis sa prime jeunesse. Comme le montrent les documents publiés dans mon livre, j’ai personnellement été confronté aux contradictions entre l’intellectuel et le politique dans mes fonctions de conseiller et de plume française du premier ministre Trudeau. Et même si j’ignorais, jusqu’à tout récemment, l’existence du Trudeau nationaliste et « un moment indépendantiste » qu’ont débusqué Max et Monique Nemni dans leur ouvrage[1], cette découverte ne m’a pas vraiment étonné. Car la détestation du nationalisme était si viscérale chez Trudeau qu’elle m’a toujours semblé la réaction d’un amoureux déçu.

En m’inspirant de Fernand Dumont, j’ai analysé la sortie de la chapelle nationaliste vécue par Trudeau lors de sa « conversion » au personnalisme. Je postulais alors, sans en avoir une preuve formelle, qu’avant ce qu’il a lui-même appelé son « épiphanie » personnaliste, au seuil de la trentaine, Trudeau s’était trouvé enfermé, comme la plupart des jeunes Canadiens français de son époque, dans la « coque nationaliste » décrite en 1958 par Dumont dans un célèbre article de Cité libre intitulé « De quelques obstacles  à la prise de conscience chez les Canadiens français ». Ce que les Nemni nous ont apporté dans leur livre, ce sont des preuves documentées de cet enfermement. Et plus que jamais, j’ai la conviction que pour se guérir du conditionnement idéologique vécu dans sa jeunesse, Trudeau avait développé des anticorps si virulents qu’il faisait des crises d’allergie à la moindre trace de « nationalisme » dans son environnement.

Cela dit, la question est de savoir si on peut être antinationaliste sans être nécessairement anticommunautaire. Pour sa part, Trudeau l’a cru durant des années. Les personnalistes qu’il admirait, tels Mounier, Maritain et Rougemont, ne s’opposaient pas à la nation comme communauté, mais à l’État-nation comme idéologie politique. Et leur pensée lui permettait de se réclamer de la liberté, de la dignité et de la vocation universelle de la personne humaine pour contester l’enfermement particulariste prêché par les chantres de la nation ethnique. C’est dans cet interstice que Trudeau a cru longtemps pouvoir loger son antinationalisme viscéral. La chose peut se vérifier non seulement dans « La nouvelle trahison des clercs », mais dans bien d’autres textes d’inspiration personnaliste dûment cités dans mon livre. Yves Martin ne nie pas l’existence de ces textes, mais il les disqualifie car, selon lui, « en raison de l’attitude globalement antinationaliste de Trudeau à l’égard du Québec, ces prises de position ont été reçues avec scepticisme dans plusieurs milieux intellectuels d’alors ».

En invoquant ce conflit entre attitude et idées, Yves Martin  touche, selon moi, au véritable drame de Trudeau. Comme le montrent ses écrits, Pierre Elliott Trudeau fut un fédéraliste multinational à la Georges Étienne Cartier, avant de devenir un fédéraliste unitaire à la John A. Macdonald. Le problème est qu’à force de donner libre cours à sa hargne antinationaliste et de figer aveuglément le Québec dans un nationalisme ethnique pré-Révolution tranquille, M. Trudeau s’est mis à dos les alliés québécois dont il aurait eu besoin pour faire prévaloir le fédéralisme personnaliste-communautaire qu’il prônait du temps de Cité libre. Ce qui nous reste aujourd’hui, c’est l’image de l’individualiste anticommunautaire qui a présidé à la refondation unitaire de la nation canadienne en 1982. Mais lors de la rédaction de sa lettre ouverte aux Québécois de juillet 1980, j’ai trop assisté aux déchirements intérieurs de Trudeau, je l’ai trop entendu se réclamer, tout comme Gérard Pelletier, de Mounier et de Maritain, pour conclure avec Yves Martin que le personnalisme n’a jamais été au cœur de sa pensée politique.

Et je soutiens toujours que la célébration du multinationalisme canadien par Trudeau dans les années 1960 et son « je m’opposerais à ce que le Québec se fonde dans un État canadien de forme unitaire, ou s’anéantisse dans le creuset d’États-Unis agrandis », ne pouvaient laisser supposer qu’il imposerait 20 ans plus tard aux Québécois une refondation jacobine de la « nation canadienne » allergique aux droits collectifs reconnus au Québec par les Pères de la Confédération.

 

RÉPONSE À MICHEL SARRA-BOURNET : SUR L’AMBIVALENCE ÉLECTORALE ET LE « NATION BUILDING » MODERNE QUÉBÉCOIS

 

À la fin de ses réflexions, Michel Sarra-Bournet me pose trois questions que je ne peux ici que survoler.

Après avoir pris acte de la popularité électorale ininterrompue de Trudeau auprès des Québécois au cours de sa longue carrière politique, il me demande : « Cette popularité était-elle le fait de l’ambivalence des Québécois, incapables qu’ils furent d’accepter de s’investir totalement dans l’une ou l’autre des sorties d’impasse que leur proposaient Lévesque et Trudeau, comme le prétend Jocelyn Létourneau? »

Répondre convenablement à cette question demanderait d’écrire un gros ouvrage, et il n’en manque pas, sur le leadership charismatique de Trudeau et de Lévesque, et sur le double modèle d’accession à la modernité qu’ils offraient aux Québécois en quête d’une nouvelle identité au sortir de la Révolution tranquille. Pour faire court, disons que dans le modèle Lévesque, l’ouverture à la modernité de la nation québécoise passait par la souveraineté du Québec doublée d’une association économique avec le reste du Canada. Dans le modèle Trudeau, si l’on en croit ses écrits de Cité libre et sa rhétorique référendaire de mai 1980, l’ouverture à la modernité des Canadiens français passait par un Canada multinational fédéral, où le Québec jouirait des pouvoirs souverains nécessaires à sa survie et à son épanouissement comme seule société majoritairement francophone en Amérique et comme foyer principal de la francophonie canadienne.

Sous deux formes différentes, ce que Trudeau et Lévesque promettaient à la majorité francophone du Québec, c’était une double garantie de pérennité linguistique et culturelle et de sécurité économique et institutionnelle. Et pour répondre par la bande à la question de Sarra-Bournet sur l’ambiguïté des Québécois, je me contenterai de rappeler ici un fait crucial : Trudeau n’a reçu un appui indéfectible des Québécois que tant et aussi longtemps qu’il leur a permis de croire à la possibilité pour le Québec de vivre son droit à la différence linguistique et culturelle à l’intérieur d’un fédéralisme canadien multinational à la Cartier-McGee. Dès le moment où il a proposé publiquement, en juin 1980, un préambule de la constitution débutant par un retentissant « We the people of Canada », la terre a tremblé sous ses pieds au Québec. Et c’est le très fédéraliste éditorialiste de La Presse, Marcel Adam, qui a le mieux résumé les causes de ce séisme politique :

 

Je pense que beaucoup de Québécois, croyant M. Trudeau quand il soutenait qu’une nation ne doit pas nécessairement se constituer en État et qu’un même État peut englober plusieurs nations, ont choisi de demeurer dans l’État fédéral canadien à condition qu’il se réforme à leur satisfaction. Je crains que l’analyse de M. Trudeau en induise plusieurs à faire un raisonnement à rebours et à dire qu’à ce compte-là il aurait peut-être fallu voter oui pour montrer que les Québécois forment un peuple distinct qui a tous les attributs d’une nation.

 

Avec sa lettre ouverte aux Québécois, écrite en juillet 1980, M. Trudeau réussit à calmer les esprits, en promettant de reconnaître dans la constitution « l’existence des deux grandes communautés linguistiques et culturelles du pays, dont la française a son premier foyer et son centre de gravité au Québec ». Mais la terre a de nouveau tremblé au Québec lorsque Trudeau a trahi cette promesse et décidé de rapatrier unilatéralement la Constitution au lendemain de la conférence constitutionnelle avortée de septembre 1980. M. Lévesque l’a si bien senti qu’il a proposé à l’Assemblée nationale la tenue d’un référendum québécois pour bloquer la route à ce rapatriement unilatéral. Et devant cette menace, M. Trudeau a  reculé, car il savait fort bien de quel côté voteraient les Québécois, fédéralistes et souverainistes confondus, lors d’un tel référendum.

En fait, ce que les Québécois refusent avec une remarquable constance, c’est de choisir entre leur sécurité culturelle et leur sécurité économique. Et dès que vous leur offrez l’une sans l’autre, ils sortent de leur prétendue ambiguïté. On l’a vu une fois de plus au lendemain de l’échec de Meech.

Mais est-ce vraiment faire preuve d’ambiguïté que de vouloir, comme l’a écrit Denis de Rougemont, « réconcilier deux réalités humaines antinomiques, mais également valables et vitales », soit le droit à la différence culturelle d’un peuple et les mises en commun économiques et politiques auxquelles ce peuple doit consentir pour gérer les problèmes supranationaux de notre époque? À mon avis, s’il y a eu ambiguïté à ce chapitre, elle s’est retrouvée plus souvent du côté de l’offre politicienne que de la demande populaire sur le « marché politique québécois ».

Pour ce qui est du rôle joué par l’État dans l’émergence d’une nation civique québécoise distincte de la nation ethnique canadienne-française, je suis d’accord avec Sarra-Bournet. C’est en recourant à l’État québécois pour se décléricaliser, s’ouvrir à la modernité et devenir maîtres de leur destinée économique, que les Canadiens français du Québec ont jeté les bases d’une nation civique québécoise moderne. Une nation pluraliste, mais de langue commune française, capable d’accueillir en son sein les nouveaux immigrants aussi bien que les Québécois francophones et anglophones de vieille souche[2]. Et aux souverainistes « trudeauistes » honteux de reconnaître les racines canadiennes-françaises de la nation québécoise, il faut rappeler que toute nation civique se bâtit autour d’un centre intégrateur, et que les Canadiens français, qui forment la majorité au Québec, n’ont pas à rougir d’avoir « donné forme » et de continuer de « donner forme » à une nation — à une société distincte — ouverte sur le monde, mais porteuse d’une histoire et d’une culture qui lui sont propres.

Quant à savoir si Trudeau aurait donné suite à son « offre plus ouverte au droit à la différence du Québec » si la conférence constitutionnelle de septembre 1980 n’avait pas été un échec, nul ne peut le dire avec certitude. Mais retirer une offre comme celle-là sans pouvoir en imputer la faute à la liste d’épicerie des provinces, baptisée « Consensus du Château », aurait condamné Trudeau à devenir lui-même le fossoyeur de la réforme qu’il avait promise aux Québécois. Difficile à imaginer.

 

RÉPONSE À EUGÉNIE BROUILLET : LE DROIT À LA DIFFÉRENCE ET L’INTERDÉPENDANCE DES PEUPLES

 

J’ai retrouvé dans la note critique d’Eugénie Brouillet la même rigueur d’analyse et la même probité intellectuelle qui m’avaient tant frappé en lisant son livre La négation de la nation[3]. Et sur le fond des choses, je suis d’accord avec ce qu’elle a écrit. J’aimerais simplement m’expliquer sur deux points.

1) Dans ma lecture « multinationale » du Pacte confédératif de 1867 et de sa modernisation possible, je n’ignore pas, comme semble le penser Eugénie Brouillet, la dimension « unitaire » que John A. Macdonald ambitionnait de donner au Canada grâce au pouvoir résiduaire confié au Parlement fédéral. Je concède toutefois un manque de clarté à ce chapitre. En dégageant deux archétypes du fédéralisme canadien, baptisés « Fédéralisme multinational et communautaire » et « Fédéralisme “one nation” républicain », pour illustrer les deux visions contradictoires du Canada défendues par Trudeau l’intellectuel et Trudeau l’homme du rapatriement, j’aurais dû attribuer à John A. Macdonald la paternité historique du modèle unitaire. Et en rappelant, comme Eugénie Brouillet l’a fait si clairement dans son livre, le solide appui apporté au fédéralisme des Cartier-McGee par les divers arrêts du Conseil privé de Londres, j’aurais dû faire remarquer qu’en se portant défenseurs de la souveraineté des provinces, les Lords du Conseil privé s’attaquaient à chaque fois à la volonté dominatrice et centralisatrice de Macdonald et de ses successeurs.

Cela dit, dans Le mal canadien[4], je fais remonter à John A. Macdonald « la tentation unitaire d’un pays fondé sur le refus du melting pot ». Et je n’ai aucun problème à dire que le Canada « one nation » imposé par Trudeau au Québec en 1982 rejoignait, dans l’inconscient collectif du Canada anglais, le vieux rêve unitaire de Macdonald. Ce qui explique que l’égalitarisme allergique aux droits collectifs du Québec et le nation building par le pouvoir de dépenser fédéral placés au cœur de la refondation trudeauiste de la nation canadienne, aient si facilement trouvé preneurs au Canada anglais.

2) Pour répondre aux aspirations du Québec moderne, l’équation à résoudre, qu’on soit fédéraliste ou souverainiste, me semble la même. Elle place d’un côté le droit à la différence linguistique et culturelle des peuples et, de l’autre, les mises en commun économiques et politiques auxquelles ces peuples doivent consentir pour arriver à gérer avec justice et efficacité les problèmes de plus en plus globaux de notre époque.

Si on analyse le premier terme de cette équation, on s’aperçoit que les souverainistes désireux de reconnaître des droits linguistiques et culturels aux minorités anglophone et autochtone établis sur le territoire d’un Québec indépendant, sont confrontés au même problème que les fédéralistes désireux de reconnaître les droits linguistiques et culturels aux peuples fondateurs du Canada. Et ce problème est la réconciliation politique et juridique des droits collectifs avec les droits individuels garantis par les Chartes québécoise et canadienne des droits et libertés. J’ai débattu de cette question avec Fernand Dumont et plus récemment avec Jacques-Yvan Morin[5] à l’occasion de la parution du rapport de la Commission Larose. Et je crois qu’une réflexion en profondeur sur « l’équivalence de droits et de traitement » et sur « la morale des petites nations » inventée par le Québec pour fonder sa loi 101, s’impose à tous ceux et celles qui cherchent de bonne foi une alternative à l’égalitarisme niveleur du droit à la différence des peuples que nous a légué Trudeau.

Si l’on considère le deuxième terme de cette équation, soit les mises en commun économiques et politiques auxquelles doivent consentir les peuples pour solutionner les problèmes planétaires de notre temps, il y a, là aussi, une réflexion qui s’impose aussi bien du côté fédéraliste que du côté souverainiste. Avec la souveraineté-association qu’il proposait en 1968, René Lévesque tenait les deux bouts du problème; mais en enlevant le trait d’union qui reliait ces deux termes, puis en balançant carrément l’idée d’association, le Parti québécois s’est empêché de réfléchir en profondeur aux mises en commun  supranationales et à la gestion de l’interdépendance des peuples que nécessiterait la réalisation d’un partenariat Québec-Canada — partenariat ressuscité à la hâte par Lucien Bouchard pour sauver l’option souverainiste d’une défaite certaine lors du référendum de 1995.

Du côté fédéral, le groupe de recherche que je dirigeais pour préparer une réponse au Rapport Bélanger-Campeau, a proposé d’emprunter à l’union européenne la codécision d’objectifs communs et de normes communes minimums au sein d’un Conseil de la fédération, pour concerter les pouvoirs souverains des États membres et ceux de l’État central canadien dans le respect des principes de subsidiarité et de non-subordination. Nous pensions qu’au début, cette codécision entre les provinces et entre ces dernières et le fédéral se ferait à l’unanimité et qu’elle évoluerait lentement, comme en Europe, vers la majorité qualifiée, sauf dans les domaines directement reliés à la sécurité culturelle du Québec. Mais cette proposition demanderait elle aussi à être discutée et raffinée. À côté de la codécision, l’union européenne pratique depuis quelques années « la méthode ouverte de coordination ». Il vaudrait la peine d’étudier, pour en tirer leçon, ce nouvel instrument de concertation, tout comme le « système des accords de coopération prévu en certaines matières entre l’ordre de gouvernement fédéral et les entités fédérées belges », évoqué par Eugénie Brouillet.

Mais dans le meilleur des cas, la concertation implique une limitation librement codécidée par les gouvernements dans l’exercice de leurs pouvoirs souverains. Et je fais remarquer que l’« opting out inconditionnel », dont Claude Ryan s’était fait le champion[6], n’aurait plus de sens à partir du moment où le Québec exigerait par référendum, comme le faisait notre proposition, que le gouvernement fédéral se retire des platebandes provinciales en cédant aux provinces les ressources fiscales nécessaires à l’exercice de leurs pouvoirs souverains. Dans cette hypothèse, et à fortiori dans celle d’un partenariat Québec-Canada négocié au lendemain d’une sécession, l’opting out ne peut signifier qu’une chose : le repli sur ses pouvoirs souverains et le refus de se concerter entre partenaires fédérés, ou entre États-nations associés, pour garantir la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux, et se donner des moyens politiques supranationaux capables d’harnacher les forces planétaires de la technique et de l’économie pour les mettre au service de l’humain.

Sur le réalisme du rééquilibrage de la fédération que j’ai proposé comme remède au « mal canadien » et sur lequel Eugénie Brouillet pose de sérieuses questions, j’espère que ma réponse aux textes de John Richards et de Christian Dufour apportera un peu plus de lumière.

 

RÉPONSE À CHRISTIAN DUFOUR : TOUT COMMENCE EN MYSTIQUE ET FINIT EN POLITIQUE (PÉGUY)

 

Dans sa critique de mon livre, Christian Dufour écrit ce qui suit :

 

Pour Burelle, le Canada de 1867, représentant le pays réel, s’oppose aux institutions léguées par Trudeau, considérées comme des contradictions fondamentales insérées au cœur du projet canadien. Dans la vision cartésienne, très noir et blanc, de l’auteur, cette opposition entre les deux est pratiquement totale et irréductible. Cela caricature un peu le Canada de 1867 de même que celui de 1982. Le Canada de 1867 et celui de 1982 apparaissent plus entremêlés dans la réalité que ne le laisse entendre Burelle. Le second peut être difficilement réduit à une aberration étrangère à la vraie nature du pays, quand il semble recueillir l’adhésion d’une majorité des Canadiens, tout en se rattachant au plus vieux principe structurant du système, la Conquête.

 

Je crois qu’il y a maldonne sur mon supposé cartésianisme noir et blanc. Et pour le montrer, j’aimerais dire un mot des deux archétypes contradictoires du fédéralisme canadien campés dans l’épilogue de mon livre. Ces archétypes ne sont pas des portraits de la réalité canadienne scrupuleusement tracés par un historien ou un politologue. Ce sont deux paradigmes, deux dynamiques politiques, deux logiques d’action abstraites du réel par un philosophe dans le but de mieux faire comprendre au lecteur les deux visions du Canada que Trudeau a successivement embrassées comme intellectuel et comme homme politique. Mais ces deux dynamiques contradictoires sont simultanément à l’œuvre dans l’édification existentielle de la fédération canadienne. Et la chose est pour moi si évidente que j’ai fait de leur conflit larvé la source première du « mal canadien ».

Ces dynamiques s’opposant l’une à l’autre, je crois important de les distinguer pour comprendre plus en profondeur le mal d’être qui afflige la fédération canadienne.

La première, celle du fédéralisme multinational, s’apparente à ce que Péguy appelait une « mystique » de dépassement, dans sa célèbre formule : « tout commence en mystique et finit en politique ». Pour Trudeau, l’intellectuel de Cité libre, comme pour Cartier et McGee, le fédéralisme « multinational » de 1867 n’était pas un idéal abstrait, mais « un idéal historique concret » à réaliser. Cela veut dire un idéal de justice et de paix enraciné dans la réalité historique, géographique et politique d’un pays donné et inscrit dans un « contrat social » fixant un certain nombre d’objectifs et de principes devant régir la construction et la gouvernance de ce pays. L’union sans fusion des peuples fondateurs, l’acceptation d’une équivalence de droit entre code civil et common law, le recours à un fédéralisme communautaire fondé sur la subsidiarité et la non-subordination étaient autant d’objectifs et de principes qui devaient présider au fédéralisme multinational et à la nouvelle nationalité de l’esprit inventés par Cartier et McGee pour sortir le Canada de l’impasse où l’avait enfermé l’Acte d’union de 1840. Et Trudeau, l’intellectuel de Cité libre, partageait cette mystique, convaincu que le multinationalisme était l’avenir de l’humanité.

La seconde de ces deux dynamiques, celle du fédéralisme one nation, relève moins de la mystique que de la contre-mystique politicienne. Dans cette logique d’action, ce qui prévaut c’est la résistance à l’idéal de l’autre. Incapables de renoncer à leur rêve fusionniste de conquérants pour s’ouvrir au multinationalisme des Cartier-McGee, les tenants de cette contre-mystique unitaire refusent, comme l’a bien montré Dufour, de reconnaître l’identité canadienne-française et québécoise tout en pratiquant un siphonage de cette identité pour construire l’imaginaire national du Canada. Comme résistants, ils n’ont que faire des objectifs et principes formulés à priori dans le « contrat social fondateur » du Canada, et soutiennent que le « contrat social » d’un pays se fait et se défait au gré du « marché politique » et des rapports de force économiques, démographiques et politiques qui le régissent. Et ils savent exploiter ces forces. L’union sans fusion des peuples fondateurs suppose des droits collectifs qui gênent le nation building canadien, il suffit de les dénoncer comme incompatibles avec l’égalité absolue des individus garantis par les chartes « modernes » des droits et libertés. La subsidiarité et la non-subordination empêchent le fédéral de légiférer dans les champs de compétence des provinces, qu’à cela ne tienne, le Parlement n’a qu’à recourir à son pouvoir de dépenser pour contourner la constitution. Les provinces se rebiffent contre ces envahissements et contre l’arbitraire du « donateur » fédéral, on n’a qu’à les décrire comme des gouvernements de droite assoiffés de pouvoirs et à se réclamer de « l’égalité des chances » et de « l’intérêt supérieur de  la nation » pour justifier leur mise en tutelle par les gros sous d’Ottawa.

C’est à cette contre-mystique remontant à John A. Macdonald que Trudeau, le politicien du rapatriement, a fourni une justification contemporaine lors du rapatriement en 1982. Et sa justification républicaine et jacobine d’un nation building fondé strictement sur les droits et libertés intangibles des individus a bouffé la mystique multinationale et communautaire des Cartier-McGee dans l’esprit des Canadiens et des dirigeants du pays. Même quand les libéraux ou les conservateurs tentent de renouer avec le respect du droit à la différence du Québec placé au cœur du contrat social de 1867, ils n’accouchent que de paroles creuses immédiatement démenties par leurs comportements et leur rhétorique coutumière.

Dans la conclusion de sa critique, Christian Dufour écrit :

 

L’approche essentiellement cartésienne de Burelle ne laisse pas vraiment d’espoir pour l’avenir, au-delà de la lucidité à l’égard de ce qui est réellement arrivé et des changements qui pourraient être apportés par des nouvelles générations capables « d’ouvrir les portes de la prison idéologique » où Trudeau a enfermé le Québec et le Canada. On pense au pessimiste Lament for a Nation de George Grant en 1965. Ce changement de génération souhaité par Burelle est en train de se produire avec des hommes politiques comme Stephen Harper, Michael Ignatieff et Stéphane Dion.

 

Je souhaite que Dufour ait raison et que la relève, dont il signale l’arrivée en force à Ottawa, ne se heurtera pas aux vieux démons semés par Trudeau dans l’esprit des Canadiens. Je note simplement que la troupe n’a pas l’air de suivre ses nouveaux généraux lorsqu’ils tentent de s’ouvrir si peu que ce soit au droit à la différence du Québec et à une possible modernisation du fédéralisme multinational canadien dont Trudeau célébrait jadis les vertus. Lorsque l’opinion publique du « Rest of Canada » (roc) réprouve à 75 pour cent la reconnaissance que « les Québécois forment  une nation au sein d’un Canada uni » votée par le Parlement du Canada, je ne peux oublier que l’appui unanime des premiers ministres à la reconnaissance du Québec comme « société distincte au sein du Canada » n’a pas empêché l’accord du lac Meech de mourir sous les coups du trudeauisme militant des Canadiens hors Québec.

Voilà pourquoi je ne crois pas à la politique des « petits pas » évoquée par Dufour et prônée par John Richards pour franchir l’abîme qui s’est creusé entre le Québec et le Canada au cours des dernières décennies.

 

RÉPONSE À JOHN RICHARDS : LE COMBAT À FORCES INÉGALES DES « PETITES NATIONS »

 

Dans sa conclusion critique, John Richards écrit :

 

Étant né en Angleterre et ayant grandi en Saskatchewan, j’éprouve les mêmes instincts que les Anglais devant les querelles constitutionnelles canadiennes […]. Les Anglais se méfient, depuis des siècles, des déclarations solennelles sur les droits, qu’ils soient individuels ou collectifs. Pour régler les contentieux, les Anglais préfèrent avoir recours aux compromis législatifs ou aux arrêts basés sur les précédents du droit coutumier — des compromis modifiables avec l’évolution des intérêts.

 

Je partage l’admiration de Richards pour la sagesse et la flexibilité inhérentes au droit coutumier. Et je suis assez d’accord avec lui lorsqu’il conclut : « Si Trudeau n’avait proposé aucune modification constitutionnelle après la victoire du pq en 1976, le Canada se trouverait-il en pire posture 30 ans après? J’en doute. » Reste que Trudeau a décidé de brasser l’échiquier constitutionnel en 1982 et qu’il a bel et bien inscrit dans la constitution du pays et dans la psyché collective du roc sa « méconception » du Canada,  pour parler le langage de Kenneth McRoberts[7]. Reste aussi qu’on ne peut changer la constitution d’un pays par des lois et des pratiques tenues de s’y conformer, pas plus qu’on ne peut modifier la psyché collective d’un peuple par simple décret ministériel.

Ce que Trudeau a remis en question en 1982, ce sont les droits collectifs reconnus au Québec par la Constitution de 1867. Et si nous ne réussissons pas à opérer un retour moderne au fédéralisme multinational des Cartier-McGee, il ne restera plus qu’un choix aux Québécois pour faire reconnaître par le roc la  « nation civique » qu’ils ont entrepris de construire sur leur territoire depuis le début de leur Révolution tranquille : faire sécession pour accéder au statut d’État-nation.

Pour les fédéralistes réformistes, l’obstacle le plus redoutable à toute modification de la constitution réside dans l’esprit et dans le cœur des Canadiens et Canadiennes que Trudeau a gagné à sa vision individualiste et jacobine du pays. Ces derniers estiment qu’ils forment désormais un peuple d’immigrants « multiculturel » où les francophones et les Autochtones ne constituent que deux minorités parmi d’autres. Et il ne sera pas facile de leur faire reconnaître le droit des peuples fondateurs à se définir comme autant de « sociétés d’accueil distinctes » auxquelles doivent s’intégrer civiquement les nouveaux arrivants au Canada.

Comme le prouvent à l’évidence l’Acte de Québec de 1774 et la Confédération de 1867, la reconnaissance de droits collectifs n’est pas vraiment une affaire de vertu, mais de rapport de force démographique, économique et politique entre peuples se reconnaissant mutuellement de tels droits. Et à mon avis, sur cette question fondamentale, le roc ne bougera pas tant et aussi longtemps qu’il n’y sera pas contraint par un référendum indubitablement majoritaire des Québécois.

Je respecte ceux qui prêchent la politique des petits pas. Je l’ai moi-même prônée dans Le mal canadien en proposant la conclusion, par voie administrative, d’un Pacte fondé sur la codécision partenariale pour renforcer l’union canadienne soumise aux forces dissolvantes du néolibéralisme et du libre-échange international. Un des buts visés par ce pacte était de préparer les esprits à une réouverture indispensable du dossier constitutionnel, en éliminant les craintes de balkanisation du pays qui ont contribué au rejet de l’accord du lac Meech. Mais le gouvernement Chrétien a détourné ce projet de ses fins en négociant, en 1998, une Entente sur l’union sociale qui s’est soldée par une mise en tutelle des provinces que seul le Québec a refusé d’entériner[8].

Si bien qu’on doit aujourd’hui se poser la question : comme « petite nation » de langue française noyée dans un continent massivement anglophone et assaillie par une mondialisation qui a fait de l’anglais la lingua franca de la technique et du commerce, le Québec peut-il se payer le luxe de pratiquer encore longtemps une politique attentiste? Certes, le Canada n’est pas un goulag, et si les Québécois refusent de céder à la « fatigue culturelle », ce n’est pas demain que le Québec cessera d’être un coin de terre française en Amérique. Mais même Claude Ryan constatait, non sans tristesse, qu’avec un Québec dont le poids démographique chute dramatiquement au sein de la fédération et qui se montre incapable de franciser durablement la majorité de ses immigrants, le temps et l’inertie jouent en faveur du Canada anglais

Reste le recours à un référendum pour faire bouger les choses. C’est le levier démocratique que se sont donné les souverainistes depuis des décennies. Mais avec la mise en veilleuse du volet association par le Parti québécois et avec le « chartisme » de la Commission Larose pour garantir les droits linguistiques de la communauté anglophone dans un Québec souverain, je doute que les souverainistes détiennent la recette d’un référendum indubitablement favorable à leur option.

Pour ma part, j’ai mis de l’avant l’idée d’un référendum fédéraliste qui proposerait au reste du Canada un rééquilibrage de la fédération fondée sur la logique de négociation suivante :

 

une reconnaissance constitutionnelle sans équivoque du droit à la différence nationale du Québec et des peuples autochtones, et du droit à la différence régionale des autres provinces, accompagnée de la décentralisation des pouvoirs et de la fiscalité nécessaires à l’exercice de ces droits, en échange d’une obligation faite à toutes les provinces et à d’éventuels gouvernements autochtones, de s’imposer, par codécision à l’européenne, dans leurs champs de compétence souveraine, les objectifs communs et les normes communes minimums nécessaires à un renforcement partenarial de l’union économique et sociale canadienne face aux pressions néolibérales du libre-échange international.

 

À mes yeux, le premier mérite d’un tel référendum serait de dire clairement ce que le Québec veut obtenir et ce qu’il est prêt à offrir en retour au reste du pays pour moderniser le Canada dans le respect de son histoire et du génie planétaire de notre temps. Son deuxième mérite serait de forcer démocratiquement le reste du pays à répondre sans se défiler au « What does Canada want? » laissé en suspens depuis l’échec de Meech et de Charlottetown. Et je répète ici ce que j’ai écrit dans Le Devoir en mai 1998[9] : si le reste du Canada refusait de négocier de bonne foi ce rééquilibrage donnant-donnant de la fédération canadienne, c’est lui qui aurait à porter la responsabilité d’une éventuelle sécession du Québec.

            On peut n’être pas d’accord avec la tenue et le contenu d’un tel référendum qui ferait, me reproche-t-on, le lit des souverainistes en cas de refus de négocier du roc. Je ne nie pas ce danger et je suis prêt à examiner honnêtement tout autre proposition qu’on voudra bien mettre sur la table. Mais je refuse de m’enfoncer la tête dans le sable. Et je pose à la relève québécoise et canadienne cette simple question : qu’avons nous de mieux à proposer à un pays qui se cherche, le Canada, et à une « petite nation isolée par deux fois à la suite de référendums souverainistes perdus et qui sait d’instinct que la démographie et le temps jouent contre elle »?

 

André Burelle*

 

NOTES


* André Burelle fut conseiller politique et plume française de Gérard Pelletier et de Pierre Elliott Trudeau.

1. M. et M. Nemni, Trudeau. Fils du Québec, père du Canada, Montréal, éd. de l’Homme, 2006.

2. Cf. Le droit à la différence à l’heure de la globalisation, Montréal, Fides, 1996, p. 46-47.

3. E. Brouillet, La négation de la nation : l’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien, Sillery, Septentrion, 2005.

4. A. Burelle, Le mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie, Montréal, Fides, 1995.

5. Cf. A. Burelle, « Quelques réflexions sur les ambiguïtés du nationalisme de Fernand Dumont », in A. Burelle, Le droit à la différence à l’heure de la globalisation : le cas du Québec et du Canada, Montréal, Fides, 1996. Pour le débat que j’ai eu avec Jacques-Yvan Morin sur le chartisme de la Commission Larose, cf. les quatre articles parus dans Le Devoir (Montréal) en juin 2001 (disponibles sur le site <www.vigile.net> ou sur le site du Devoir).

 

6. Cf., traduit en anglais par John Richards et publié en 1999 dans la revue Inroads, l’échange de lettres que j’ai eu avec Claude Ryan sur l’union sociale canadienne et l’« opting out inconditionnel ». Cf. aussi les deux articles que j’ai publiés dans la revue Options politiques en 2003, sous le titre « Conseil de la fédération : du réflexe de défense à l’affirmation partenariale » et « Réponse à deux objections » (ces articles sont disponibles sur le site <www.cric.ca/fr_html/guide/federalism/federalism.html>).

 

7. Kenneth McRoberts, Misconceiving Canada. The Struggle for National Unity, Toronto, Oxford University Press, 1997.

8. Cf. l’article que j’ai publié dans Le Devoir du 15 février 1999 pour dénoncer cette mise en tutelle des provinces. Cf. aussi l’article que j’ai écrit dans ce même journal en janvier 1998 : sous le titre « L’étrange silence des fédéralistes québécois », j’y annonçais un an à l’avance cette mise en tutelle des provinces et sommais le Parti libéral du Québec de se réveiller. Ces articles sont disponibles sur le site <www.vigile.net> et sur le site du Devoir.

9. André Burelle, « Le référendum gagnant qu’on refuse aux Québécois », Le Devoir (Montréal), 11 déc. 1998 (disponible sur le site <www.vigile.net> et sur le site du Devoir).



 


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