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Eros chez les néoconservateurs

Un texte de Daniel Tanguay
Dossier : Voyage au bout du néoconservatisme
Thèmes : Canada, Éthique, Philosophie, Politique
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

Le titre de cet essai devrait provoquer chez le lecteur une légitime surprise. On a en effet peine à s’imaginer que le dieu grec Eros et ce qu’il représente pour notre culture, soit l’attirance physique entre deux êtres et, par extension, l’amour comme passion, puisse occuper une quelconque place dans le panthéon imaginaire des néoconservateurs tant le culte de Mars semble avoir ces dernières années envahi leurs cœurs et leurs esprits. Le vocable de néoconservateur est devenu aujourd’hui un synonyme de va-t-en-guerre. Or, une dévotion trop exclusive à Mars est toujours inquiétante. Qu’il y ait de la vertu chez le dieu casqué — courage et fortitude — nul ne saurait le nier, mais ces vertus sont aussi porteuses d’excès. La prudence nous enseigne que la force ne peut tout faire plier. Le courage sans prudence conduit à la témérité ou à l’hubris — c’est-à-dire à cet état d’aveuglement provoqué par une passion qui ne reconnaît plus les limites — contre laquelle les sages et poètes grecs nous ont mis en garde.

Sur le plan international, l’hubris a eu le champ libre à la faveur de certains événements récents. En réponse à la situation d’exception, on a eu recours au seul Mars et on a méprisé les appels à la prudence. On sait maintenant avec plus de clarté l’issue probable de cette aventure : Mars devra plier bagage en cherchant à maquiller sa défaite. Entre-temps sur le terrain, la mort piétinera et fauchera, se riant de la témérité des hommes. Par une ironie tragique, ceux qui ont inspiré cette aventure ne sont pas les mêmes que ceux qui font face à la mort, confirmant ainsi une loi qui s’est répétée tout au long de l’histoire : les prêtres de Mars restent dans le temple, alors que ses fidèles se font massacrer.

Le néoconservatisme, comme mouvement de pensée, se relèvera-t-il de ce déni qu’est en train de lui infliger l’histoire? Il est trop tôt pour le dire. Une chose est néanmoins sûre, il est devenu aujourd’hui presque impossible de parler du néoconservatisme avec équité et en cherchant à le détacher des simplifications idéologiques outrancières dont il porte d’ailleurs lui-même une part non négligeable de responsabilité. Ceci est particulièrement vrai depuis une dizaine d’années, période durant laquelle le mouvement néoconservateur américain, sous l’impulsion de Bill Kristol et de son hebdomadaire, The Weekly Standard, a pris une tournure plus agressive et idéologique que le néoconservatisme historique. L’essentiel de cet essai portera plutôt sur ce néoconservatisme historique, ou de la première génération, soit le mouvement qui s’est développé dans les années soixante et soixante-dix aux États-Unis, chez des intellectuels démocrates et libéraux qui ont graduellement mis en forme un discours critique et conservateur à propos des mutations rapides de la société américaine.

Je dois préciser d’emblée que j’associe librement à cette mouvance néoconservatrice des penseurs qui s’en rapprochent par leur analyse critique, sans toutefois épouser le programme politique néoconservateur. Je pense par exemple à Christopher Lasch ou à Daniel Bell. Mon but ici n’est pas de faire un relevé historique d’un mouvement, mais bien de dégager un certain nombres d’idées et de conceptions qui peuvent nous aider à mieux comprendre notre temps et aussi à mieux nous comprendre nous-mêmes. C’est pourquoi j’aimerais attirer l’attention du lecteur sur un aspect injustement négligé de la critique néoconservatrice de la société et des mœurs modernes, à savoir la réflexion sur l’Eros et sa place dans les récentes évolutions sociales en Occident.

 

EROS DÉCHAÎNÉ

 

Toutes les sociétés humaines ont cherché d’une manière ou d’une autre à enchaîner l’Eros, dieu capricieux s’il en est, qui aime à se jouer des lois et des conventions. Or, les sociétés occidentales ont connu dans la seconde moitié du XXe siècle un vaste mouvement social et culturel pour libérer Eros. Ce mouvement s’est présenté d’emblée comme une « Révolution sexuelle » qui avait pour but de libérer la sexualité du joug de la morale et de ses interdits. Parmi toutes les révolutions que les années soixante ont rêvé d’accomplir, cette dernière est celle qui a sans conteste le mieux réussi et aussi celle qui a eu l’effet le plus profond sur nos mentalités et nos habitudes de vie. Nous sommes tous des enfants de cette Révolution. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir un roman de Jane Austen, de visionner un film américain des années cinquante ou de consulter à ce propos les gens de plus de soixante-dix ans, pour mesurer la distance qui sépare nos mœurs et notre sensibilité des anciennes manières de faire et de sentir.

Il y a certes une part d’illusion dans cette reconstruction historique entre un avant et un après la grande libération, et cette part d’illusion est scrupuleusement nourrie par le dogmatisme des défenseurs sans nuance du présent. Il faudrait se prémunir contre l’idée simpliste selon laquelle la masse des êtres humains auraient vécu avant les années soixante une sexualité totalement réprimée par la morale et la religion et, par la suite, une période d’émancipation qui nous aurait fait entrer dans le monde de l’épanouissement sexuel et de l’orgasme sans complexe. Cette philosophie de l’histoire du plaisir et de l’amour sous-estime gravement les ruses et les tourments d’Eros : de tout temps, les êtres humains se sont donnés les moyens d’obéir au diktat impérieux du dieu et ont aussi souffert des tourments qu’il leur infligeait. La grande nouveauté de notre société est que ce diktat semble être promu par la société elle-même, ou du moins que la société dans son ensemble s’interdit d’interdire à propos d’Eros. D’une manière paradoxale, notre société prétend pouvoir apaiser les tourments d’Eros en nous ordonnant de jouir à notre gré. Or, cet impératif de la jouissance — on l’ignore trop souvent — contient aussi son lot de servitudes et peut avoir des effets néfastes tant sur la vie des individus que sur la société dans son ensemble.

Les néoconservateurs furent justement des observateurs perspicaces des effets pervers de la Révolution sexuelle. On pourrait même affirmer que c’est une sensibilité commune devant la radicalité de cette dernière qui a cristallisé dans un premier temps la posture néoconservatrice. Pour comprendre cette posture, il faut bien en distinguer deux plans : d’abord, le plan de l’analyse critique des effets sociaux et politiques de la Révolution sexuelle; ensuite, le plan pour ainsi dire plus intime du destin d’Eros dans nos sociétés. J’aborderai successivement ces deux plans, laissant au lecteur le soin de trouver les points de passage nombreux entre ces deux dimensions.

 Revenons tout d’abord au but de la Révolution sexuelle qui était de libérer Eros de ses chaînes. Selon ses promoteurs, l’ancienne morale bourgeoisie — disons pour simplifier la morale victorienne — était fondée sur la répression et le refoulement du désir sexuel. Cette morale écrasait l’individu et l’empêchait de trouver l’épanouissement sexuel. Ceci était particulièrement vrai dans le cas de la femme, mais pas uniquement. Les hommes aussi souffraient de cet état de choses. Cette société, prisonnière de sa moralité étroite et hypocrite, produisait à grande échelle des névrosés et des personnalités autoritaires qui reproduisaient à leur tour le cycle infernal de la misère sexuelle bourgeoise. Le programme de la Révolution sexuelle était dès lors tout tracé : afin de briser le cercle de la misère sexuelle, il s’agissait désormais de faire sauter le verrou de la morale victorienne pour émanciper le désir et faire retrouver à la femme et à l’homme un plaisir sans entraves. Cette Révolution sexuelle a été promue à la fois par la science — médecine, sexologie, psychologie — et par la constellation de mouvements d’émancipation allant de la contre-culture au féminisme. Dans sa version maximaliste, cette nouvelle éthique de la jouissance personnelle ne tolère aucune limite dans son appétit d’assouvissement. On peut résumer cette éthique par le mot d’ordre suivant : « Jouissez sans entraves! ».

Il ne faut pas surestimer la nouveauté de ce programme de libération sexuelle. Comme le remarquèrent à juste titre les néoconservateurs, la critique de la société bourgeoise et victorienne avait déjà été conduite par les milieux d’avant-garde littéraires dans les années vingt : que l’on songe ici au premier Greenwich Village de New York, aux dadaïstes et aux surréalistes, ou bien encore au cercle de Bloomsbury en Angleterre. On peut d’ailleurs faire remonter cette critique à la bohème romantique du XIXe siècle et aux différents courants utopistes à la Fourier. L’esprit de ces courants est marqué par un refus de la loi et du conformisme social ainsi que par un désir d’expression de la singularité authentique de l’individu. Ces mouvements sont ainsi la pointe avancée du processus d’individualisation qui traverse la modernité démocratique.

L’une des thèses de fond des néoconservateurs est précisément que la critique antibourgeoise fut d’abord restreinte aux cercles de l’avant-garde artistique et sociale, pour ensuite se répandre dans toute la société. L’historien James Lincoln Collier a cherché à montrer de manière détaillée comment historiquement ces mouvements à la lisière de la société se sont popularisés aux États-Unis et ont remplacé graduellement la morale victorienne par une éthique de la satisfaction et de la jouissance personnelles [1]. Autrement dit, ce qui était tenu en marge par la société est devenu la nouvelle norme. La « culture d’opposition », réservée autrefois à l’élite littéraire et artistique, est désormais la culture dominante répandue et défendue par des médias puissants. On se retrouve donc dans la situation nouvelle où l’anti-norme par excellence — l’impératif de la jouissance et la culture de l’authenticité individuelle à tout prix, liés au rejet, de la morale bourgeoise — devient la nouvelle norme. Or, la grande question devant la montée en puissance de cette nouvelle norme est pour les auteurs néoconservateurs une question d’inspiration tocquevillienne : dans quelle mesure une société démocratique peut-elle survivre sans une culture morale qui vienne justement contrevenir les désirs illimités de jouissance des individus et ainsi modérer l’individualisme démocratique?

On aurait néanmoins tort de croire que cette inquiétude néoconservatrice est purement réactionnaire dans le sens où elle désirerait à nouveau brider de manière féroce l’Eros. Cette inquiétude porte plutôt sur les effets négatifs de la nouvelle éthique. Or, comme s’efforcent de le démontrer les critiques néoconservateurs, les effets de cette nouvelle éthique sont différemment ressentis par les individus selon leur appartenance sociale. Au risque de surprendre, on doit souligner à ce propos que l’une des critiques constantes qu’adressent les néoconservateurs au nouvel hédonisme est qu’il est nocif avant tout pour les classes les plus défavorisées de la société. Ce sont elles en effet qui paient le prix fort pour la déstructuration de la famille engendrée par la diffusion de la nouvelle éthique hédoniste dans les années soixante-dix. Les néoconservateurs ont ainsi fait observer que la brusque augmentation de jeunes filles-mères des classes populaires faisait basculer un grand nombre d’entre elles dans la pauvreté. De même, nombreuses sont les mères de familles des classes populaires qui se retrouvent abandonnées par leurs conjoints. Ce manque de responsabilité masculine est favorisé par une culture des plaisirs faciles, souvent stimulés par la consommation des drogues et d’alcool et par une culture populaire qui exalte les comportements hédonistes et déviants (« I can’t get no satisfaction », répétait l’un des prophètes de la nouvelle culture).

L’ancienne éthique bourgeoise et victorienne visait entre autres choses à protéger la cellule familiale des plus démunis en inculquant des vertus de fidélité, de sobriété et de moralité sexuelle. L’un de ses objectifs était de moraliser les hommes en leur apprenant à maîtriser leurs désirs. Les premières féministes partageaient avec la morale victorienne la conception suivante : les femmes sont moralement supérieures aux hommes, c’est pourquoi elles ont pour mission de moraliser les hommes en les incitant à devenir dignes d’elles. On a là l’une de clés d’un dispositif moral qui nous est devenu si étranger : la vertu et la réserve féminines ont pour but de contraindre les hommes à modérer leurs instincts sexuels violents et à les contraindre à exercer leur responsabilité familiale. On estimait qu’une telle moralisation était nécessaire pour garantir la stabilité du mariage et de la famille. Une société se devait donc d’encourager de « bonnes mœurs » dans la mesure où elle voulait être une société juste et ayant à cœur le bien-être, non seulement matériel, mais aussi moral de ses citoyens. Ce dispositif moral s’appliquait plus particulièrement aux classes populaires avec une bonne dose de paternalisme de la part d’une bourgeoisie qui n’était pas exempte d’hypocrisie. Il faut toutefois noter que ce paternalisme s’enracinait souvent dans un désir de travailler pour le bien-être et la dignité des gens humbles.

 C’est donc en partie pour des raisons de justice sociale et de dignité morale de l’individu que les néoconservateurs ont combattu la nouvelle éthique hédoniste. On comprend alors pourquoi ils sont des critiques aussi intransigeants que sévères de ce qu’ils appellent la « nouvelle classe ». Cette nouvelle classe est celle qui est venue se substituer à l’ancienne classe bourgeoise et qui s’est révoltée contre le caractère borné et contraignant de l’ancien esprit bourgeois. Cette nouvelle classe est composée pêle-mêle de l’élite médiatique, intellectuelle et technocratique des nouvelles sociétés postindustrielles. Cette nouvelle classe, qui aime encore aujourd’hui se présenter comme une avant-garde sociale réprimée, donne en fait le ton et fabrique l’opinion publique depuis plus de quarante ans. Elle est la créatrice de la nouvelle doxa contemporaine qui est une version adaptée et démocratisée de l’ancienne culture d’opposition d’élite. La révolte de la bohème romantique est ainsi devenue une véritable industrie culturelle. Cette nouvelle élite est toujours à l’affût d’une nouvelle thérapie, d’une nouvelle révolution, d’une nouvelle destination d’aventure, et aussi de nouveaux plaisirs. C’est cette nouvelle élite qui s’est fait la propagatrice ardente de la libéralisation tout azimuts des mœurs. Elle défend bec et ongle l’idée que chacun a le droit de créer son « propre style de vie » et d’expérimenter tous les possibles humains. Elle a démocratisé l’idée nietzschéenne et wildienne selon laquelle chaque individu doit faire de sa vie une œuvre d’art. La poursuite par tous d’un tel but fantastique se heurte toutefois à une dure réalité : la vraie beauté artistique est une chose aussi rare que le véritable accomplissement personnel. Cette simple idée de bon sens pourrait nous inspirer une certaine modestie à l’égard de ce que nous sommes et surtout de ce que nous pouvons être réellement et devrait aussi nous procurer un certain réconfort. Tout au contraire, elle nous irrite profondément, parce que tout concourt dans notre culture à exalter notre singularité tout en nous ôtant les moyens de lui fixer un but autre qu’elle-même.

 Cette flatterie continuelle de nos ego est intéressée. L’individu contemporain aux plaisirs protéiformes est précisément le type d’individu s’accordant pleinement à une société de consommation qui a besoin pour croître de créer et de stimuler de nouveaux besoins. Alors que le capitalisme originaire était fondé sur l’accumulation du capital et dès lors sur une éthique de la prévoyance et de la jouissance différée, le nouveau capitalisme semble tout au contraire prendre appui sur la satisfaction immédiate et la dépense. Tout dans ce nouveau capitalisme concorde avec l’éthique hédoniste : produire toujours davantage pour jouir davantage au présent. Ce capitalisme a donc besoin d’individus qui cherchent à se singulariser et qui ne se contentent pas de ce qui est standard. C’est pourquoi ce nouveau capitalisme accomplit le miracle de produire en masse la singularité, ou du moins il sait nous bercer dans l’illusion que nous sommes un exemplaire unique et à traiter comme tel. Par ce moyen, il sait stimuler en nous des besoins toujours nouveaux.

L’incarnation par excellence de l’idéal de la nouvelle classe est le « bourgeois-bohéme », ou « bobo ». Dans les années récentes, il est devenu l’une des cibles par excellence des néoconservateurs [2]. Le bobo est celui qui, tout en faisant sienne le rejet de l’ancienne morale bourgeoise, a su rentabiliser sa révolte. Les néoconservateurs en général très hostiles au radicalisme contre-culturel des années soixante ont très tôt perçu le paradoxe de cette émancipation : loin d’être communautaire, elle ne fera que radicaliser les désirs de possession et de jouissance d’une partie des fils et filles de la bourgeoisie. Des désirs égoïstes peu avouables se trouvent enrobés dans un jargon de l’authenticité et de la découverte de soi servant d’alibi à des conduites jugées jusqu’alors socialement répréhensibles. Ceci fut particulièrement vrai de comportements sexuels détachés de plus en plus de toute forme de responsabilité individuelle et sociale.

Ce que les néoconservateurs reprochent à l’utopie de l’émancipation sexuelle des années soixante et du triomphe de l’éthique hédoniste qui s’en est suivi, c’est la vision simpliste de la sexualité et du désir humain sur laquelle elle repose. Les émancipateurs voulaient retrouver en l’homme par-delà les déformations et défigurations infligées par la société le désir pur dans son état naturel, l’Eros originel. On croyait naïvement qu’en levant les répressions sociales, en libérant la sexualité, le désir et l’amour cesseraient de poser problème à l’homme. Or, ce n’est pas le cas : Eros est un dieu puissant qui aime déjouer les plans humains. Il n’est pas toujours un dieu conciliant et respectueux : il peut être cruel et sans pitié. Le désir humain a sa part d’ombre.

Cette part d’ombre est bien illustrée par l’explosion pornographique qui a accompagné la révolution sexuelle. Cette pornographie a mis en scène avec une brutalité inouïe tous les phantasmes humains et à quelques clics près n’importe qui peut se retrouver exposé à des scènes qui faisaient autrefois les délices des hommes les plus dénaturés. De la même manière, la culture populaire et télévisuelle ne cesse de repousser les limites de l’indécence et de soumettre les jeunes spectateurs-consommateurs à une stimulation continuelle de leurs fantaisies sexuelles. Là encore, les formes d’érotisme présentées sont souvent les plus basses et donnent l’image d’une sexualité détachée de tendresse et d’humanité. Le libéralisme tolérant de notre société se retrouve alors devant un paradoxe inquiétant : d’une part, il prêche le respect de l’autre et de la dignité intrinsèque de tout être humain, mais d’une autre part, il tolère une culture populaire de masse qui propage une image très pauvre de la sexualité et, souvent, n’hésite pas à exploiter les formes les plus dégradées de sexualité humaine dans une surenchère transgressive. Ces formes (partouze, sadisme, masochisme, bestialité, etc.) ont toujours existé dans les sociétés humaines, mais elles étaient, sinon sévèrement réprimées, du moins considérées comme hors-norme. Or, un mouvement puissant de notre société tend à brouiller cette norme au nom, d’une part, de la liberté et de la tolérance mêmes, et d’autre part, d’une éthique hédoniste de la transgression.

J’ai souligné plus haut que le désaccord de fond entre les néoconservateurs et les utopistes de la révolution sexuelle reposait sur une vision de l’homme et de la société fondamentalement différente. La nouvelle éthique est essentiellement antinomiste. Je veux dire par là qu’elle conçoit toute forme d’autorité, de Loi, d’extériorité, comme une contrainte à l’épanouissement de l’individu. Cet antinomisme correspond à un mouvement profond de notre civilisation et, d’une certaine manière, il fut à l’origine même du projet moderne. On chercha un temps une conciliation entre raison, individu et loi, mais la rage antinomiste se retourna bientôt contre ces nouvelles formes d’extériorité. La raison moderne apparut dès lors elle-même comme une contrainte insupportable.

Ce pathos antirationnel et antinomiste eut son heure de gloire dans les mouvements contre-culturels des années soixante qui reprirent et radicalisèrent la critique romantique et postromantique de la raison moderne. On a voulu libérer Dionysos de ce qui était considéré comme le joug intolérable d’Apollon. On croyait naïvement qu’avec l’avènement du règne combiné de Dionysos et d’Eros, la société deviendrait un nouveau jardin des délices où tous enfin jouiraient sans entraves et sans lendemain et où le désir s’autorégulerait grâce à une mystérieuse main invisible des plaisirs. En fait, le nouveau marché des plaisirs a brutalisé la compétition sexuelle en arrachant à la séduction et à l’expression du désir sexuel tous les rituels et les formes dont la civilisation l’avait entouré [3]. Il semble dès lors que dans ce libre marché de la jouissance seuls les « sex machines » peuvent survivre. Les romans de Michel Houellebecq sont autant d’illustrations justes — et fort déprimantes — de cette nouvelle tyrannie du plaisir [4].

Cet antinomisme de principe apparut dès l’origine très suspect aux néoconservateurs. Comme je l’ai déjà mentionné, ils estimaient qu’une société ne peut survivre sans contraindre d’une manière ou d’une autre l’instinct. Ce n’est pas un hasard si plusieurs auteurs partageant la sensibilité néoconservatrice — je pense ici à Philip Rieff, Lionel Trilling, Christopher Lasch, et quelques autres encore — maintinrent contre le nouveau courant d’interprétation libertaire (Wilhelm Reich, Herbert Marcuse, Norman O. Brown) de Freud une interprétation plus conforme à l’esprit originel du fondateur de la psychanalyse. Il voyait en Freud le penseur de l’ambivalence du désir humain, et non le dénonciateur de l’ordre névrotique bourgeois ou le grand libérateur de l’instinct. Selon ce point de vue, Freud est avant tout tenu pour un défenseur de l’accommodement raisonnable du désir individuel humain aux exigences de la vie en société. Loin d’être uniquement une contrainte au désir, la Loi est ce qui permet au désir de s’humaniser par la force même de la contrainte. Plus profondément encore, l’individu ne peut se structurer psychiquement sans l’intervention de la Loi et de l’interdit. L’enfant devient homme en faisant le douloureux apprentissage de la séparation et des limites imposées à son désir. C’est pourquoi Freud, bien que critique d’une certaine moralité bourgeoise trop étroite, n’était pas un antinomiste et n’a pas voulu fondamentalement libérer le désir. Une telle libération conduirait selon lui à ruiner la civilisation par le déchaînement brutal des instincts humains. Freud possédait une conscience aiguë de la fragilité de la civilisation humaine et de la puissance des pulsions destructrices de l’homme.

Les néoconservateurs ont perçu le mouvement antinomiste des années soixante comme un tel ébranlement des piliers de la civilisation. Leur sensibilité très vive à cet égard s’explique, selon moi, du moins pour quelques figures emblématiques de ce mouvement, par leur judéité [5]. Dans la religion et la tradition juives, la révolte contre la Loi n’augure jamais rien de bon. Cette révolte est toujours motivée par un désir de dépasser les limites humaines imposées par Dieu à l’homme et à la communauté qui conduit au désordre, à l’injustice et au meurtre. Le peuple d’Israël est puni sévèrement par Dieu lorsqu’il abandonne la Loi pour satisfaire ses caprices. C’est pourquoi la survie du peuple d’Israël est selon la tradition garantie par l’obéissance et la fidélité à la Loi. On peut soutenir que peut-être à leur insu même, les néoconservateurs ont interprété la révolte antinomiste des années soixante en vertu de ce schéma profondément ancré dans la tradition juive. Or, ce dernier contient une vérité profonde sur l’homme et les communautés humaines : l’humanité ne peut se dispenser de la Loi pour sa survie même [6].

De ce qui précède, on pourra retirer l’impression que les néoconservateurs sont des moralistes sévères, contempteurs du plaisir sexuel et des nostalgiques de la morale victorienne et bourgeoise. En d’autres mots, comme tous les conservateurs avant eux, ils désireraient mettre de nouveau en cage Eros et enfouir au plus profond de la terre les clés ce cette cage. Ils sont dès lors vus comme les promoteurs dévoués et cravatés des fameuses « family values » qui font vibrer si fort le cœur de tant de Républicains américains et d’Américains tout court. Ce discours sur les valeurs familiales, souvent contraint et convenu, a le don de faire fuir Eros à toutes jambes. Les néoconservateurs ont bien sûr plus souvent qu’à leur tour entonné la mélopée de la défense de la famille et des bonnes mœurs. Il n’est d’ailleurs pas toujours clair si cette défense tient suffisamment compte des nouvelles données de la vie sociale (mobilité accrue, entrée massive des femmes sur le marché du travail, partage des tâches domestiques, etc.) pour être entièrement efficaces. Cette nouvelle articulation entre politique familiale et redéfinition des rôles sexuels est très difficile à trouver. Le mérite des néoconservateurs est d’avoir attiré notre attention sur les limites d’un progressisme de bon aloi qui se contente de la revendication de nouveaux droits ou qui se ferme tout simplement les yeux devant les effets pervers de son libéralisme moral.

 Ces considérations morales et politiques n’épuisent toutefois pas la réflexion des néoconservateurs sur Eros. Ils sont aussi intéressés par l’amour tout court. C’est un autre volet de leur critique du discours libertaire dominant : la libération d’Eros conduit à son affadissement. Trop d’Eros tue l’Eros authentique.

 

L’EROS RÉENCHAÎNÉ

 

Dans son dernier roman, Tom Wolfe décrit avec la précision d’un naturaliste l’éducation sentimentale d’une jeune femme dans une Université américaine prestigieuse. Je devrais plutôt dire la déséducation du cœur [7]. La pauvre Charlotte se trouve en effet propulsée dans un monde fort différent de ce qu’elle avait rêvé : au lieu de la culture de l’esprit et de la délicatesse des sentiments tant espérées, elle est plutôt confrontée aux explosions et aux éructations les plus primaires de l’instinct sexuel et du culte nihiliste du plaisir immédiat. La grande affaire de la vie de ces étudiants déjantés ne semble pas la rencontre de l’âme-sœur ou bien la découverte de soi à travers les grandes œuvres du passé, mais bien plutôt le « hooking-up » ou bien le dernier match de l’équipe universitaire de basket-ball. Il faut comprendre que le « hooking-up » est une sorte de raffinement du « one-night stand ». Il ne s’agit plus dans une soirée d’avoir des relations sexuelles avec une inconnue ou une presque inconnue, mais d’avoir des relations sexuelles à la chaîne avec plusieurs partenaires. C’est la version jeune du bon vieil échangisme de papa. Si l’on en juge les descriptions du roman, cette promiscuité ne semble pas être source de grande jouissance ou de transgression sacrée, mais plutôt confirmation du vieil adage selon lequel « la chair est triste ». Rien en effet de plus triste et de plus désespérant que l’horrible et pénible scène où Charlotte perdra sa virginité aux mains d’Hoyt Thorpe, jeune homme attirant, mais sans aucune consistance personnelle et morale, symbole même de rebarbarisation des rapports entre homme et femme.

Il y a certes une tendance à l’hyperbole dans le roman de Wolfe, ainsi que dans les descriptions similaires d’Allan Bloom sur l’état spirituel des étudiants américains, il faut savoir les nuancer et les mettre en perspective pour avoir un portrait plus juste de la situation réelle [8]. Cependant ces deux auteurs révèlent crûment une part de la réalité qu’on préfèrerait parfois ignorer : la misère non pas sexuelle, mais sentimentale des jeunes. La nouvelle attitude des jeunes à l’égard de la sexualité montre l’aporie dans laquelle les a placés la libération sexuelle. L’espèce de fixation autour de la sexualité a singulièrement appauvri leur éducation sentimentale et leur capacité de nommer et de vivre avec profondeur le sentiment amoureux. On vit certes encore de grandes passions — la nature demeure — mais on manque singulièrement de mots pour les faire advenir au langage. On connaît tout à quinze ans sur la fellation, mais on est incapable d’exprimer le trouble amoureux. Parler d’amour est aujourd’hui devenu pornographique. Comme le disait fort justement Allan Bloom , « c’est le discours sur l’amour, ou de l’amour, qui a le plus souffert. Eros demande la parole, et une parole belle, pour communiquer ce qu’il ressent et désire [9]. » Eros est cette force première et brute d’attirance de deux êtres qui doit passer par des formes pour que soit spiritualisée l’animalité première d’Eros. Eros a besoin de la parole, de la poésie, pour vraiment prendre son envol et nous faire alors goûter toute la puissance bienveillante de son règne sur nous. L’éducation sentimentale véritable passe donc par la parole, et plus particulièrement par la parole poétique, qui nous permet de métaphoriser le désir. Le simplisme contemporain tend à voir dans cette mise en parole du désir une manière hypocrite de réprimer le plaisir charnel, alors qu’en fait la véritable jouissance charnelle n’advient que soutenue par la parole amoureuse.

L’Eros déchaîné semble avoir effacé la possibilité même de cette parole amoureuse. On est toujours étonné de la pauvreté du langage sentimental de notre culture. D’un part, il y a le langage technique des sexologues et de tous les spécialistes de la mécanique sexuelle qui ne cessent de nous prodiguer des conseils pour jouir et faire jouir le plus souvent et le plus longtemps possible. Ces discours sont relayés massivement par les magazines et les autres medias. On se lasse vite de tels traités et sermons, à moins d’avoir la vocation d’un marathonien du sexe. D’autre part, il y a le langage de la psychologie vulgarisée qui nous parle sans cesse de nos besoins, de notre vécu, de la nécessité de vivre des « relations » épanouissantes, et d’autres choses semblables. Dans sa forme la moins intelligente, cette vulgate psychologique traduit dans un langage purement contractualiste le caractère absolu et mystérieux de la passion amoureuse. Ce contractualisme psychologique s’adapte fort bien à notre mentalité individualiste contemporaine qui envisage les relations en termes de maximisation de la satisfaction des besoins personnels : j’entre « en relation avec l’autre » — remarquez le caractère hautement abstrait de ces termes — dans la mesure où la relation vient combler mes besoins en tant qu’individu. L’amour ne consiste dès lors qu’en la réponse mutuelle aux besoins respectifs des deux partenaires. Le fin du fin est de savoir que l’autre ne peut pas répondre à tous mes besoins et qu’il ne pourra en outre y répondre qu’un certain temps. Il viendra un temps où l’autre devra être abandonné non pas de manière tragique et douloureuse, mais seulement parce qu’il aura cessé de remplir les termes du contrat. C’est la version singulièrement appauvrie de la rupture à l’amiable, figure tout à fait contemporaine de la rupture amoureuse qui a toutes les difficultés à maquiller l’égoïsme et la sécheresse du cœur qu’elle présuppose. On peut rompre sans douleur, puisque l’on ne sait plus aimer passionnément.

Le discours amoureux contemporain semble donc s’épuiser dans ces deux formes, de là le cynisme ambiant dans les conversations au sujet de l’amour. Libéré à la fois des illusions du romantisme et de la morale bourgeoise, l’individu contemporain oscille toujours entre le nouvel évangile du plaisir et la rhétorique psychologique du besoin et de l’épanouissement individuels. Ces deux discours sont en fait les deux expressions d’un même phénomène : l’incapacité que nous avons à nous concevoir autrement que comme des monades fermées sur elles-mêmes, et ne disposant d’aucune fenêtre s’ouvrant sur l’horizon de l’amour. Nous ne savons plus dire l’Eros, car nous ne voulons pas risquer d’être emportés et déportés de notre trajectoire par cette force mystérieuse qui nous forcerait à dissoudre les limites de notre individualité pour pénétrer dans l’union véritable des amants. C’est pourquoi le cynisme facile et la déception teintent beaucoup de nos discussions sur l’amour et qu’il est si difficile d’éduquer sentimentalement la jeunesse. Pour qu’elle soit éduquée, il faut que la passion soit d’abord ressentie et vécue, pour ensuite, être métamorphosée par la puissance de la parole qui nous fait découvrir dans toutes ses nuances la beauté d’Eros. Or, nous sommes devenus des aphasiques de l’amour, parce que la vue de l’Eros véritable nous offense en nous renvoyant à la pauvreté de nos élans. De là la recherche étourdissante et constante de nouveaux plaisirs pour anesthésier la douleur de ne pouvoir plus aimer vraiment.

L’un des grands mérites des penseurs de sensibilité néoconservatrice — je pense ici par exemple aux écrits d’un Bloom ou d’un Lasch — est d’avoir plaidé en faveur de l’amour à une époque où l’on avait toutes les raisons de désespérer de lui. Ils ont montré que les promesses de l’Eros déchaîné se traduisaient dans la réalité par un enchaînement plus profond encore de l’Eros authentique, qui allie en lui toutes les puissances de la chair et de l’esprit. Seule une approche complexe et globale de l’amour nous permettrait de lui rendre vraiment et de reconquérir sa faveur perdue. Car il s’agit ici bien de cela : de savoir reconquérir l’Eros en l’arrachant aux simplifications ambiantes.

Les nouvelles réalités de l’amour — par exemple l’importance du plaisir sexuel dans l’amour et les nouvelles conditions du couple impliquées par l’émancipation des femmes — ne sont pas ignorées dans ce mouvement de reconquête, mais elles doivent être resaisies dans une perspective plus large et plus profonde qui ne disqualifie pas automatiquement la sagesse des temps anciens à ce propos. Mus par cet esprit, ces auteurs nous apprennent à résister à au narcissisme du présent qui nous fait tenir les sentiments vécus par les hommes et les femmes d’avant les années soixante soit pour des illusions dommageables, soit pour des naïvetés puériles dont nous nous serions à jamais émancipés. Or, une attitude plus modeste et critique de nos mœurs présentes devraient plutôt nous amener à considérer que les expériences passées pourraient peut-être nous apprendre quelque chose du mystère inépuisable d’Eros et ainsi nous aider à mieux vivre et régler nos passions en les faisant advenir à la parole. Nous avons grand besoin aujourd’hui de nous mettre à nouveau à l’école de l’Eros véritable.

 

Daniel Tanguay*

 

NOTES

* Daniel Tanguay est professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa,

[1]. James Lincoln Collier, The Rise of Selfishness in America, Oxford, Oxford University Press, 1992. On consultera aussi avec profit le classique de Daniel Bell : Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 [1976].

[2] David Brooks, Les bobos, Paris, Le Livre de poche, 2002 [2001].

[3] On trouvera un bel exemple de cet apprivoisement dans le livre inspirant de Claude Habib, La galanterie française (Paris, Gallimard, 2006).

[4]. Voir, en particulier, l’Extension du domaine de la lutte (Paris, J’ai lu, 2005 [1997]).

[5]. Loin de moi l’idée de tout attribuer à cette tradition juive qui est vécue fort différemment par des auteurs comme Irving Kristol, Norman Podhoretz ou Daniel Bell. Force est pourtant de constater que tous ces auteurs résistent fortement au paganisme et au panthéisme sous-jacents des nouveaux cultes d’Eros et de Dionysos.

[6]. Tout le problème aujourd’hui, comme peut-être depuis toujours, est de savoir quelle est la nature exacte de cette Loi. Le besoin de la Loi n’est pas un argument suffisant pour établir son existence.

[7]. Moi, Charlotte Simmons, Paris, Robert Laffont, 2006 [2005].

[8]. Allan Bloom, L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, Paris, Julliard, 1987.

[9] L’amour et l’amitié, Paris, Fallois, 1996, p. 22.



 


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