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L’évaluation à l’école : compétence à parfaire

Un texte de Mathieu Robert-Sauvé
Dossier : L'éducation à la dérive
Thèmes : Éducation, Mouvements sociaux, Revue d'idées
Numéro : vol. 9 no. 1 Automne 2006 - Hiver 2007

Mieux vaut être inégalement instruits qu’également ignorants.

Mathieu Bock-Côté

 


Le 24 mai dernier, le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Jean-Marc Fournier, annonçait qu’il était disposé à renoncer aux bulletins nouvelle vague que les enfants — et surtout leurs parents — subissent depuis près de 10 ans dans les écoles du Québec. Même si cette annonce attendue n’était pas celle que les parents espéraient (il s’agit, essentiellement, de revenir aux notes chiffrées au secondaire et de « consulter » désormais les parents du primaire), M. Fournier répondait à la grogne publique qui s’était manifestée contre la nouvelle façon d’évaluer le cheminement des écoliers. Il faisait siennes, en somme, les recommandations de la Table de pilotage du renouveau pédagogique au sujet des bulletins dans les écoles du Québec, rendues publiques à Québec ce jour-là.

Père de deux enfants à l’école primaire, je suis du nombre de ceux qui, chaque trimestre, attendent avec émoi le bulletin que leur enfant leur tend. L’inquiétude de le voir évoluer convenablement dans le système scolaire s’accompagne d’une autre appréhension : allons-nous être capables de comprendre ce relevé de notes? Que signifiera au juste les a, b, c, d disséminés ici et là pour évaluer l’« Ordre intellectuel », l’« Ordre méthodologique », l’« Ordre personnel et social » et l’« Ordre de la communication » de notre élève préféré? Que voudrait-on dire par « Développer son identité personnelle », « Communiquer à l’aide du langage mathématique » ou « Construire sa représentation de l’espace, du temps et de la société »?

Au Ministère, on a longtemps prétendu que le vocabulaire utilisé était nécessaire pour rendre justice aux nouveaux concepts explorés par la réforme scolaire. « Chaque parent a droit à une information claire sur le cheminement de son enfant. Ce n’est qu’une question de temps avant que parents, élèves et enseignants se comprennent mieux pour nommer la qualité du cheminement des élèves », pouvait-on lire dans les documents officiels avant que le ministre ne manque de patience.

Au cours des rencontres maîtres-parents, les réformistes donnaient souvent à ces derniers l’impression d’être des sots, à force de poser tant de questions sur le bulletin. Ils n’étaient pourtant pas les seuls. Dans les médias, les tribunes libres reproduisaient immanquablement des lettres de protestation à chaque fois que ce sujet refaisait surface. « En tant que parent, je trouve aberrante cette nouvelle forme d’évaluation », écrit par exemple Diane Ducharme, de Repentigny, dans un courriel envoyé au Ministère. « Je viens tout juste de recevoir le bulletin de sixième année de ma fille, et je n’en reviens tout simplement pas […]. Il n’y a même plus de chiffres, pas de lettres... On nous informe tout simplement si les compétences sont acquises ou non. À quel niveau? Rien là-dessus, pas de commentaires, rien. On parle maintenant de reproduire cette forme d’évaluation pour le secondaire[1]. »

Autre réaction, très vive, des parents de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys qui, à l’automne 2005, s’était vu imposer ce nouveau bulletin. Anne-Catherine Lafaille, mère de trois enfants dont deux fréquentent l’école primaire, est membre du conseil d’établissement de l’école Saint-Germain d’Outremont, qui s’est opposé, en vain, à son application. « C’est un document hermétique, conçu pour correspondre au renouveau pédagogique, déplore-t-elle. Utilisant un langage impénétrable, il ne semble évaluer que les savoir-faire des élèves. Il présente des concepts comme “lire l’organisation d’une société sur son territoire”, “pratiquer le dialogue moral” ou “apprécier des textes littéraires”. S’agit-il de lecture? De compréhension de texte? D’analyse de genre? D’appréciation subjective? »

Les compétences transversales initiées par la réforme ont même rendu farouches les représentants syndicaux, comme en témoigne Pierre Saint-Germain, de l’Alliance des professeurs de Montréal. « Les gens s’entendent pour dire que le bulletin n’a pas d’allure, que les enfants en difficulté en arrachent de plus en plus », dit-il[2]. Cette incompréhension n’est pas nouvelle. Le 29 novembre 2000, le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, père de deux garçons, déclarait qu’il préférait les bulletins scolaires traditionnels à ceux que la réforme avait imposés. Cette déclaration avait mis dans l’embarras son ministre François Legault, qui s’était immédiatement porté à leur défense.

Cinq ans plus tard, son successeur, Jean-Marc Fournier, désavoue ces bulletins pour « simplifier et rendre plus accessible le bulletin du primaire qu’il juge trop compliqué[3] ».

Comment diable en est-on venus là? Le sociologue Guy Rocher, qui a travaillé de près à la mise sur pied du système scolaire qu’on connaît aujourd’hui, se souvient que les bulletins de ses enfants étaient très faciles à comprendre, à l’époque où ils fréquentaient l’école primaire. Sans excuser le langage abscons utilisé dans ces relevés, il est en mesure de comprendre ce qui a mené les experts en docimologie[4] à entraîner dans leur galimatias les décideurs du système. « Mon expérience de sous-ministre à l’Éducation m’a appris que les gens qui travaillent dans les ministères évoluent dans un monde clos, refermé sur lui-même. Il peut se couper de la réalité et c’est ce qui semble s’être produit ici. »

À la réflexion, M. Rocher voit dans ce phénomène le résultat de la spécialisation universitaire qu’on a menée à partir des années 1960 pour rehausser les compétences des enseignants. « Lorsque nous avons travaillé au rapport Parent, relate-t-il, il nous a semblé urgent de former de meilleurs enseignants. Il y avait une telle disparité dans les écoles… On a donc stimulé la création de facultés de sciences de l’éducation. On a fait de l’éducation une science. Une science, forcément, qui s’est développée avec son langage, ses experts. »

 

LA FRANCE N’Y ÉCHAPPE PAS

 

À la décharge des fonctionnaires québécois, le système de notation au primaire a fait l’objet au cours des dernières années de plusieurs réformes partout en Occident. Le Québec n’a donc pas eu le monopole des aberrations docimologiques. En Finlande, par exemple, le système scolaire a aboli l’évaluation objective. L’enfant ne reçoit pas de notes avant l’âge de 12 ans. Selon le Centre international d’études pédagogiques, « l’évaluation [y] est surtout orale, continue, et elle est faite par les professeurs. On favorise l’autoévaluation[5]. » En Suisse également, l’autoévaluation est à la mode et les notes sont de plus en plus souvent remplacées par des appréciations ou des entretiens avec les parents[6].

Parmi les pays francophones, la France a eu comme nous à subir le zèle des « scientifiques » de l’éducation. Les bulletins y ont été rebaptisés en 1990 « livret d’évaluation », et l’on a vu apparaître en même temps un « sabir incompréhensible à nombre de parents », comme l’écrit Marc Dupuis dans Le monde de l’éducation[7]. Des milliers de parents se sont heurtés à des concepts comme la « conscience phonique » pour connaître les compétences des écoliers en matière de sons.

Il semble pourtant que le Québec ait poussé un peu plus loin l’exaltation savante. L’historien de l’éducation Jean-Pierre Charland concède qu’au ministère québécois de l’Éducation, « on a tendance à faire compliqué ». Qu’un enseignant puisse juger de la capacité de l’enfant à « communiquer à l’aide du langage mathématique », soit, mais il devrait pouvoir remplir un relevé de notes qui soit intelligible pour le parent.

Des spécialistes qui échangent entre eux peuvent avoir un niveau de langage qui échappe au commun des mortels. Mais ce jargon devrait rester dans leur cénacle. « L’intention est bonne, mais le résultat est douteux », convient Charland, au demeurant vice-doyen de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal.

Cela dit, dans un contexte où la somme des savoirs de l’humanité double tous les cinq ans, selon M. Charland, le monde scolaire actuel s’inscrit dans la complexité. Les spécialistes, de bonne foi, semblent avoir voulu réfléter cette complexité dans leurs évaluations des apprentissages. Il ne faut donc pas lancer la pierre aux docimologues, et plutôt juger du résultat. Or, le Québec n’a rien à envier aux autres systèmes d’éducation. « Je ne suis pas certain que les étudiants universitaires des années 1970 réussiraient mieux le test de français que nous faisons subir aux candidats des facultés de sciences de l’éducation — pour lesquels on exige une note de 75 pour cent », d’affirmer M. Charland.

Une énigme demeure : pourquoi 85 pour cent des élèves du cégep réussissent-ils le test de français administré au cégep, alors qu’ils sont jusqu’à 75 pour cent à échouer à leur entrée à l’université, deux mois plus tard? Ils n’ont probablement pas perdu leurs compétences en une saison estivale. Tout est question d’évaluation.

La France a tenté d’abolir les notes chiffrées en 1969. Elle a dû renoncer à cette réforme devant l’opposition des instituteurs. Aujourd’hui, les lettres a, b, c, d et e sont d’usage au primaire — quoique les pourcentages apparaissent à l’occasion dans les épreuves écrites.

Il y a bien sûr une bonne dose d’arbitraire que les notes, chiffrée ou non, occasionnent. Une étude menée en 1993 par deux chercheurs français a révélé que des notes plus indulgentes sont données aux élèves plus faibles. À compétence égale, on donne de meilleures notes aux filles, et même aux enfants de cadres supérieurs. Le sociologue Pierre Merle rapporte que « pour obtenir la note vraie, il [faudrait] recourir à la moyenne de 13 correcteurs en mathématiques, 78 en composition française, 127 en philosophie[8] ». Comme on le voit, l’évaluation n’est pas une science exacte. Doit-on pour autant y renoncer en recourant à des entourloupettes de docimologues? Non. L’évaluation est peut-être un mal, mais un mal nécessaire. « Le professeur ne peut en effet se dispenser d’une obligation réglementaire majeure : celle de noter les élèves, ou du moins de donner des indications permettant de classer ceux-ci des meilleurs aux plus faibles », écrit Pierre Merle dans l’avant-propos de son livre L’évaluation des élèves[9]. Dans cet ouvrage paru en 1996, le chercheur français tente de proposer un modus vivendi de l’évaluation scolaire. À partir d’entretiens en profondeur menés avec des dizaines d’enseignants de carrière, il note que le jugement professoral exerce un rôle majeur en matière d’évaluation — et c’est très bien ainsi. « Il s’agit tout à la fois d’éviter l’agitation de quelques-uns, d’encourager les “bons éléments” et de faire en sorte que le rapport à l’école, au maître et aux savoirs acquiert un sens accessible à chacun à l’intérieur de la classe[10] », résume-t-il.

Même si l’école française diffère structurellement de l’école québécoise, certains des grands enjeux qu’on retrouve ici s’appliquent mot pour mot à la situation outre-atlantique. Les parents, rappelle Merle, participent aux rencontres avec les enseignants, souhaitent comprendre les approches pédagogiques et veulent de bonnes écoles pour leurs enfants. Quatre décennies après le grand débat sur la démocratisation de l’enseignement, ils constatent que l’acquisition du diplôme est incontournable pour l’accès à des emplois de qualité. L’investissement dans le savoir est donc très important. « L’école, et tout particulièrement les procédures d’évaluations, constituent un moment central de cette fabrication de l’histoire de chacun. »

 

ET LA CONSTANCE?

 

Au débat sur la pertinence d’évaluer avec des lettres ou des pourcentages l’évolution des élèves, s’ajoute aujourd’hui celui sur la constance de ces évaluations. Pourquoi ne trouve-t-on pas des notes dans chaque case de la trentaine de colonnes, de façon à saisir, en un coup d’œil, s’il y a eu évolution, maintien ou régression des performances? Difficile d’avoir une réponse simple à cette question. On assure, à la direction de l’école, que toutes les cases seront remplies à la fin du cycle. Le primaire, rappelons-le, est composé de trois « cycles » : la première année forme le premier cycle, les deuxième et troisième années le second, et les quatrième et cinquième années le troisième. Si les parents tiennent à connaître des détails sur l’évolution de leurs enfants, ils sont invités à examiner le « portfolio » de l’élève. Or, plusieurs parents se demandent ce que ce recueil de travaux a à voir avec l’évaluation. Les élèves ont, depuis toujours, hérité de leurs travaux en fin d’étape; quel est le rapport avec le bulletin scolaire?

Pour compliquer encore les choses, les bulletins ne sont pas uniformes dans le système québécois. C’est le conseil d’établissement qui en approuve la formulation. Avec la réforme proposée par le ministre Fournier, il pourrait y avoir autant de bulletins qu’il y a d’écoles primaires au Québec, soit quelque 1 800… De quoi aura l’air le relevé de notes de l’élève qui change plusieurs fois d’écoles?

Élise Labrosse enseigne au primaire depuis 20 ans. Elle a très mal accueilli les nouvelles méthodes d’évaluation imposées par le Ministère à la fin des années 1990. « Ça n’avait aucun sens », dit-elle. « Le charabia des documents était incompréhensible, non seulement pour les parents, mais aussi pour les enseignants et les membres de la direction. Même les conseillers pédagogiques n’y comprenaient rien. » Pour illustrer ses propos, elle recueille dans la bibliothèque de sa classe un manuel qui s’empoussière. C’est le document ministériel chargé de guider la conduite des « partenaires » de la réforme. L’énoncé de politique lancé en 1997 et intitulé L’école, tout un programme, préconise « une diversification des parcours scolaires, notamment au deuxième cycle du secondaire, pour répondre aux besoins et aux intérêts particuliers de chacun et, enfin, une organisation scolaire plus souple, mieux adaptée aux données actuelles de la psychologie de l’enfant et des étapes de son développement, et respectueuse de l’autonomie des institutions aussi bien que des professionnels y œuvrant[11]. » Le ton est donné.

Les domaines généraux de formation y sont décrits de la façon suivante : « Les problématiques dont [ces domaines] sont porteurs échappent aux frontières disciplinaires. Ils agissent comme de véritables lieux de convergence favorisant l’intégration des apprentissages. Ils servent de points d’ancrage au développement des compétences transversales et des compétences disciplinaires, sans pour autant constituer de simples contextes d’apprentissage. Ils doivent se développer par et à travers les autres apprentissages tout en leur permettant de s’inscrire dans des problématiques proches de la vie. Ils servent de support à la continuité des interventions éducatives tout au long de la scolarité de base, de l’éducation préscolaire à la fin de l’enseignement secondaire, et leurs visées débordent largement le cadre de la classe. »

Le reste est à l’avenant. Mais trouve-t-on, dans ce guide, les objectifs d’apprentissage précis que le jeune doit acquérir à différents niveaux du système scolaire? Oui, répond notre interlocutrice. C’est la partie la moins obscure du document et cela s’intitule les « savoirs essentiels ». En mathématiques, par exemple, on précise que les additions et soustractions doivent être abordées dès le premier cycle du primaire. Il en va de même pour les nombres entiers inférieurs à 1 000 (unité, dizaine, centaine). L’enfant doit savoir, dès la deuxième année, en faire la lecture et l’écriture. Il doit aborder les concepts de chiffre, nombre, comptage, dénombrement, représentation, comparaison, classification, etc.

On y précise aussi que les objectifs pédagogiques évoluent à chaque cycle jusqu’au moment d’aborder à la fin du primaire des éléments comme le repérage dans le plan cartésien ou l’expérimentation de la relation d’Euler (relation entre les faces, les sommets et les arêtes d’un polyèdre convexe).

Tout cela est très bien, mais comment fait-on pour valider l’acquisition de ces connaissances? Ici, rien n’est clair, selon Mme Labrosse. Difficile, même s’il existe des examens nationaux imposés à la fin du primaire, de bien connaître la compréhension de ces notions.

Comme beaucoup d’autres, cette enseignante de carrière avoue ne pas suivre tous les diktats de la réforme. Elle a mis de côté le guide du Ministère et poursuivi son enseignement au meilleur de sa connaissance. Au mépris des directives, elle fait subir à ses classes d’authentiques examens d’étape, nécessaires selon elle pour diagnostiquer les faiblesses. « Quand la moitié de la classe échoue, savez-vous ce que cela signifie à mes yeux? Que j’ai mal enseigné la matière. Cela me donne l’occasion de revenir sur des thèmes qui ont mal passé. »

 

LE CAS DES ÉTUDIANTS UNIVERSITAIRES

 

Quand on évalue mal au primaire, cela peut avoir des conséquences à long terme. C’est pourquoi ce problème n’est pas réductible aux écoles primaires. Régine Pierre, spécialiste de didactique, affirme que l’évaluation est encore plus importante au primaire qu’au secondaire. « C’est faute d’avoir dépisté les enfants au primaire et d’avoir pris les mesures en conséquence que l’on retrouve autant de jeunes qui ont des difficultés au secondaire, et quand ils y arrivent, il est généralement trop tard pour intervenir », écrit-elle à la suite de l’annonce de M. Fournier[12]. Elle dénonce en passant les modalités d’évaluation formative qui se traduisent par des mots d’ordre généraux : l’enfant semble progresser; l’enfant semble faire des efforts; l’enfant semble motivé.

À mon arrivée à l’Université de Montréal dans les années 1980, une controverse faisait rage sur la maîtrise de la langue. À titre de représentant du journal universitaire présent à la Commission des études, je peux témoigner de l’ampleur des débats. Au terme d’échanges vigoureux entre les tenants de la ligne dure et ceux pour qui la maîtrise de la langue n’était que cosmétique dans la réussite d’une carrière, il a été décidé qu’un test de connaissances générales du français serait imposé à l’inscription. En cas d’échec, l’étudiant devait s’engager à prendre des cours de rattrapage pour corriger ses lacunes. L’Université de Montréal n’était pas la seule à sonner l’alarme. L’Université Laval, puis les constituantes du réseau de l’Université du Québec, ont aussi appliqué de tels tests « de niveau cinquième secondaire ».

Lors de sa première application à l’Université de Montréal, plus de 60 pour cent des élèves l’ont échoué. L’électrochoc a secoué tous les paliers d’enseignement. Le but de cette mesure était de diagnostiquer avec précision les lacunes de l’enseignement du français écrit. Dès le départ, les universités québécoises voulaient déléguer aux collèges la responsabilité de la maîtrise du français écrit. Après tout, ce n’était pas à elles de montrer les rudiments de grammaire et de syntaxe à de jeunes adultes qui avaient passé 13 ans sur les bancs d’école.

La linguiste Marie-Éva de Villers a suivi de près ce débat, puisqu’elle s’occupe de la qualité de la langue aux Hautes études commerciales de Montréal. Elle en convient : la qualité de la langue s’est améliorée au cours des dernières années. Mais des faiblesses demeurent. Les étudiants universitaires ont encore pour bêtes noires la syntaxe (construction de la phrase) et l’orthographe grammaticale. De plus, ils ont un vocabulaire relativement faible.

Apprendre à écrire, résume Mme de Villers, c’est comme apprendre à jouer d’un instrument de musique. Il faut pratiquer. Elle déplore la rareté des bonnes vieilles dissertations à l’école. « Les étudiants belges et français écrivent des textes de 350 mots au moins trois fois par mois. Ici, c’est environ deux à trois fois par an. »

Pour Élise Labrosse, les enseignants du secondaires devraient avoir un dégagement de charge pour pouvoir faire écrire davantage leurs élèves. Car si on les fait écrire plus souvent, il faut les corriger plus souvent. Et cette tâche est exigeante.

Jean-Pierre Dufresne, qui a enseigné 30 ans dans le système collégial, croit que les cégeps peuvent dire « mission accomplie ». Depuis 10 ans, il est chargé de l’évaluation de l’épreuve de français administrée à la fin du collégial. Le test de fin d’études, très exigeant à son avis, consiste en la rédaction d’un texte de 900 mots. On y évalue le contenu, l’organisation des idées et la maîtrise de la langue. Dès qu’un élève commet plus de 30 fautes, il est recalé. « Il y a encore de l’amélioration à espérer du côté de la maîtrise de la langue, mais elle s’est nettement améliorée », prétend-il.

Près de deux décennies après le coup de force des universités, l’enseignement du français a donné quelques bons résultats. Aux grands maux, on a appliqué les grands remèdes.

 

NE PAS ÉVITER LES CLASSEMENTS

 

L’évaluation scolaire, c’est l’équivalent du diagnostic en médecine. On ne guérira pas une indigestion avec les médicaments d’une migraine. Les médecins qui ne font pas la différence ne passeront pas l’examen du collège des médecins. Heureusement.

Pour Normand Baillargeon, de l’Université du Québec à Montréal, les docimologues québécois ont tenté de contourner le problème de l’évaluation en tâchant d’éviter les classements, prétendument néfastes aux élèves qui présentent plus de difficultés. Ils ont fait fausse route. « L’évaluation, pour des raisons de coût et d’efficacité, devrait procéder en combinant tests objectifs et productions écrites, là où celle-ci est pertinente. Le renouveau pédagogique, cependant, nous éloigne radicalement de ces recommandations. D’abord par ce qu’il se propose d’évaluer : des compétences et pas des savoirs et, pire encore, des compétences transversales[13]. »

À son avis, explique-t-il au cours d’un entretien, les élèves moins forts ne sont pas mieux servis par les bulletins de la réforme. Ils sont même désavantagés, car ils ne connaissent ni leurs forces, ni leurs faiblesses. C’est aussi le point de vue de Normand Péladeau, un spécialiste de la psychologie de l’éducation. « Les compétences transversales, ce n’est pas évaluable; les professeurs s’entendent là-dessus », dit-il. Les enfants qui ont de la difficulté ont avantage à savoir précisément les secteurs où ils doivent mettre les bouchées doubles.

« Une classe est une petite société; il ne faut pas la conduire comme si elle n’était qu’une simple agglomération de sujets indépendants les uns des autres », mentionne Émile Durkheim dans Éducation et sociologie[14]. Au fond, les bulletins de la réforme ne sont que la pointe visible d’un iceberg. Cet iceberg, c’est la gène toute québécoise à se mesurer aux autres. Les Québécois veulent être les meilleurs, mais sans faire de perdants. Ils veulent que leurs athlètes gagnent des médailles, mais il serait préférable que tout le monde en gagne aussi.

Le nivellement par le bas n’est pas une solution. L’école doit valoriser l’effort et, par conséquent, souligner les meilleures performances scolaires. Dans les écoles qui ont organisé des joutes oratoires ou des dictées régionales, les enfants ont été ravis d’être en compétition les uns contre les autres. Pourquoi faudrait-il condamner ces exercices?

Oui, ceux-ci valorisent la compétition. Et puis après? Dans le monde actuel, l’évaluation guette chacun de nos gestes. Les universités le savent, elles qui sélectionnent les meilleurs candidats, non seulement en fonction de leur dossier scolaire, mais aussi en fonction de leur collège de provenance. Les meilleures écoles sont mieux cotées que les médiocres, et le Québec dispose d’un outil ravageur pour calculer les performances : la cote de rendement au collégial (cote r), calculée à partir de la cote z : cote z = (x-coteR-2)/, où x représente la note de l’étudiant; coteR-2 la moyenne des notes et , l’écart-type (ou l’indice de dispersion des notes). Mise au point par des spécialistes, cette mesure cherche à classer les élèves de façon à leur donner une chance égale lorsqu’ils posent leur candidature à l’université.

Comment se fait-il que les porte-parole de l’éducation, qui dénoncent le palmarès des écoles secondaires que L’actualité publie chaque année depuis 1999 (au point de refuser d’y collaborer)[15], sont si muets lorsque vient le temps d’évaluer les performances des collèges en fonction de leur cote z?

Peut-être parce qu’ils savent qu’il vient un temps où l’on ne peut plus masquer les performances. Dans le « vrai monde », la compétition est omniprésente. Le Canadien de Montréal fera-t-il les séries? Les profits de Quebecor seront-ils meilleurs cette année qu’au précédent exercice financier? Les jeunes stagiaires passeront-ils le test de l’employeur? Votre curriculum vitæ est-il assez solide pour devancer celui des autres candidats? Votre offre pour l’achat d’une maison est-elle meilleure que celle de l’autre acheteur? Chaque jour, on est en lice pour un concours, une lutte qu’on espère gagner. Nier cela, c’est nier l’évidence. Même si l’école conserve son rôle de diffusion des connaissances auprès de l’ensemble des enfants, peu importe leur milieu d’origine, elle doit poursuivre sa mission : permettre aux citoyens leur insertion dans la communauté.

Certes, l’intention égalitariste des fonctionnaires des sciences de l’éducation est louable. En édulcorant l’évaluation au primaire, on pensait rendre service aux élèves plus faibles dans la classe. Mais dissoudre les forces et faiblesses des élèves dans un bulletin obscur ne rend service à personne.

On ne réussit qu’un seul consensus : l’insatisfaction.

 

Mathieu-Robert Sauvé*

 

 

NOTES

* Mathieu-Robert Sauvé est journaliste et auteur. Son dernier ouvrage paru est Échecs et mâles (Montréal, Les intouchables, 2005). Les témoignages et propos rapportés dans ce texte sont le résultats d’entrevues et d’entretiens que l’auteur a eus avec les principaux intéressés entre le 5 et le 27 avril 2006.

1. Madame Ducharme m’a écrit qu’un an plus tard, les bulletins du secondaire s’avéraient aussi lacunaires à ses yeux. « Même, pour elle, ajoutait-elle, c’est très démotivant car elle ne peut évaluer ses forces et ses faiblesses. » Peut-être les choses vont-elles changer, mais « en attendant ce sont nos enfants qui sont les “cobayes” ».

[2]. Sur le site Internet de Radio-Canada (10 mai 2005).

[3]. Pour orienter ses actions, M. Fournier comptait sur les conclusions d’un comité formé dans la foulée de la réforme scolaire. Nos appels pour en savoir plus sont demeurés sans réponse. Tout ce qu’il a été possible de savoir, c’est que ce comité est formé de professeurs, de parents et d’experts du Ministère. Mais impossible d’avoir des noms!

4. La docimologie est la science des notes, du grec dokimê, « épreuve, essai, caractère éprouvé ».

5. Cf. <www.ciep.fr/uee/docs/finlande.pdf>. Site consulté le 17 août 2006.

6. Cf. <www.ciep.fr/uee/docs/suisse.pdf>. Site consulté le 17 août 2006.

7. Marc Dupuis, « Le primaire, adepte des chiffres et des lettres », Le monde de l’éducation, dossier « Que valent les notes? », février 2006, p. 30.

8. M. Dupuis, op. cit.

9. Pierre Merle, L’évaluation des élèves. Enquête sur le jugement  professoral, Paris, p.u.f., 1996, p. 2.

10. Ibid., p. 305.

11. Cf. <http://programme.ecolequebecoise.qc.ca/asp/presentation.asp?page=\section1.xml> (site consulté le 11 juillet 2006).

12. Régine Pierre, « Enfin! », La Presse (Montréal), 25 mai 2006, p. A19.

13. Normand Baillargeon, « Un avis au ministre sur les bulletins », Le Sabord, printemps 2006.

14. Cf. Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, p.u.f., 1985.

15. Par exemple, la Centrale des syndicats du Québec juge que ce palmarès « démotive les jeunes, contribue à creuser les écarts entre les écoles publiques et privées, décourage le personnel et ne participe nullement à l’amélioration du système éducatif québécois. » La csq somme le magazine de mettre fin à cet exercice. Pendant ce temps, les parents s’emparent des exemplaires du numéro le plus vendu de l’année. Ils veulent connaître le classement des écoles de leurs enfants et savoir si celles-ci stagnent aux derniers rangs du classement ou remontent quelques échelons (cf. <www.csq.qc.net>; pour une source plus précise, voir le site de Telbec au <www.newswire.ca/fr.releases./archive/October2005/27/c7205.hmtl>, site consulté le 17 août 2006).



 


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