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Libérez-nous des pédagogues

Un texte de Nicole Gagnon
Thèmes : Éducation, Jeunesse, Société
Numéro : vol. 9 no. 1 Automne 2006 - Hiver 2007

Le nouveau programme d’histoire au secondaire, soumis à approbation ministérielle et qui a suscité un tollé général, a au moins ceci de bon qu’il met en lumière la malfaisance dont sont capables nos pédagogues. On lui a reproché sa perspective fédéraliste : c’est là son moindre défaut. Il s’agit surtout d’une « pluriculturalité » bien-pensante, destinée à estomper la singularité de la société québécoise, laquelle n’apparaît qu’avec sa modernisation normalisante et son « changement de mentalité ». Il ne convient pas de laisser trop de place aux Québécois-Français, dont les 10 000 ancêtres sont sandwichés entre les premiers occupants et les milliers de nouveaux venus tous azimuts, où se noie leur descendance. Pas de Pierre Bédard ni d’Université Laval dans le chapitre sur la démocratie, mais des McGill et une couple de John Molson. Pas de Saguenay, d’Abitibi ou de Nouvelle-Angleterre dans le peuplement, mais plein de Grosse-Île, de Rocher Nigger, de Shearith Israël et de boulevard Saint-Laurent. On a casé Gilles Vigneault dans l’économie, avec « Fer et Titane », pour laisser place aux Oscar Peterson, Leonard Cohen, Irving Layton (??) ou « Eshi Uapataman Nukum » (???) dans la culture, en compagnie tout juste du Refus global et des Fées ont soif. Leclerc, Ferron, Dumont? On ne connaît pas plus que René Lévesque.

 

UN BROUET SOCIOLOGIQUE

 

Le plus gros vice de ce programme est le principe, formulé en page cinq, que « l’enseignement de l’histoire à l’école n’a pas pour but » d’enseigner l’histoire — à savoir : ce que les historiens nous ont appris sur les faits et les interprétations qu’ils en ont proposées — mais d’inculquer une morale citoyenne, à base de sociologie primaire cousue de lieux communs : pluriculturalisme, démocratie, ouverture, enjeux, mondialisation, complexité... La méthode historique, couplée ici à la méthode comparative et étayée d’un peu de fonctionnalisme, n’est pas la méthode historienne. Il s’agit là des méthodes courantes de la sociologie. Tout ce qui reste de proprement historien dans ce programme, c’est l’exposition à quelques documents d’époque et l’idée de longue durée.

La visée éducative des concepteurs, c’est « l’alphabétisation sociale » de l’élève, à savoir l’acquisition de concepts courants — « formels et opératoires », s’il vous plaît — pour comprendre la société d’aujourd’hui et trouver des réponses aux enjeux politiques actuels. Le petit futur citoyen apprendra donc à décliner « développement, enjeux, société, territoire » avec pluriculturalité, disparité, patrimoine, intérêt, modernisation, etc. Et pour que cela ait l’air d’être encore de l’histoire, il fera de la sociologie historique la première des deux années visées par le programme — de la sociologie tout court la seconde — en comparant le Québec avec quelque autre société, pour mieux s’ouvrir à la diversité culturelle. En prime, il aura tout de même droit à des bribes de mémoire, sous forme de « repères culturels » qui pourront être exploités en classe par l’enseignant, mais qui ne seront pas à étudier. Ajoutons aux exemples donnés ci-dessus : la chapelle des Ursulines, Ezéchiel Hart, la loi sur les Indiens, la Bolduc, en première année; les Filles du Roy, la chasse-galerie, Un homme et son péché, le Rapport Durham, en deuxième. C’est curieux, voilà justement le genre de choses sur lesquelles j’aurais idée de faire travailler les adolescents, parce qu’elles leur sont relativement accessibles et plus susceptibles de capter leur intérêt que de comparer deux sociétés, entreprise au demeurant qui dépasse la compétence de bien des sociologues patentés.

 

LA DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE

 

On l’a déjà relevé : le désastre appréhendé qu’on a sous les yeux tient au premier chef à ce qu’on a voulu unir dans une même cohérence disciplinaire l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. L’histoire est certes indispensable à la formation du citoyen, mais par elle-même, non comme servante de l’éthique bien-pensante et du prétendu esprit critique. Car une de ses principales vertus, sinon sa première, c’est de libérer des préjugés du présent. Par la distance qu’elle instaure, elle ouvre la voie à l’esprit critique, sans le cultiver directement. Il n’y a alors aucun intérêt à enseigner « l’histoire » actuelle : insuffisamment refroidie et dépourvue de futur, elle ne peut être que de la mauvaise histoire. Le programme devrait donc s’arrêter, mettons, en 1982, avec tout juste un bref épilogue pour signaler le second référendum de 1995 et le fait que la Constitution canadienne est illégitime au Québec, qui ne l’a pas (encore?) signée.

Je n’ai malheureusement pu consulter les quelques références françaises du document. N’importe : je n’en ai pas sérieusement besoin pour savoir que penser de la didactique de l’histoire. Alors que la pédagogie concerne le « comment », la didactique porte sur le « quoi » et relève par conséquent de l’épistémologie, pas de la psychologie. Le terme étant plurivoque, je précise que j’emploie « épistémologie » au sens philosophique de « réflexion sur la science qui se fait », non au sens piagétien de psychologie de la connaissance, à l’origine de l’approche socioconstructiviste qui colonise la didactique actuelle. La psychologie cognitive pourrait cependant se prononcer sur le « quand », puisqu’elle est censée connaître les étapes du développement mental. Curieusement, nos psycho-pédagogues entendent pourtant enseigner la philosophie à des enfants incapables de distance réflexive, ou quelque chose d’aussi complexe que la sociologie à des adolescents, de surcroît historiquement ignares.

Qu’est-ce que l’histoire? doit d’abord se demander le didacticien. Ce n’est pas une voie d’accès à des concepts, qui sont tout au contraire au service de l’intelligence des faits. On ne parlera pas de 1982, par exemple, pour faire entrer la notion de légitimité dans la panoplie du citoyen éclairé, mais de légitimité pour faire comprendre 1982. Et si l’on n’a pas besoin de pluriculturalité pour raconter l’histoire du Québec, on n’en parlera pas. L’histoire est connaissance du temps. C’est pourquoi les repères chronologiques lui sont indispensables et la narration est sa forme d’intelligibilité fondamentale. C’est pourquoi, aussi, la description d’une société ancienne, si elle peut s’inscrire dans le récit historique, n’est pas encore de l’histoire. Or, le temps a plusieurs visages : la durée, certes, mais aussi le révolu; le temps immobile des structures et le temps rythmique de la conjoncture; la permanence des institutions auxquelles s’adossent les personnages dans le temps de l’action; l’avènement (de la démocratie), mais d’abord les événements; la genèse (de la société actuelle) mais avant tout la mémoire.

C’est donc à juste titre qu’on reconnaît comme péché capital de l’histoire le péché contre le temps : l’anachronisme. Et qu’est-ce qu’on lit dans le programme? La Nouvelle-France est présentée sous le chef « émergence de la société canadienne ». À la lettre, ce n’est pas faux : elle fut la première société canadienne. Sauf que dans la perspective de la longue durée, on y comprend que la Nouvelle-France est l’origine de la société canadienne actuelle. Anachronisme, car s’il a laissé quelques traces chez les Québécois d’aujourd’hui, le temps de la Nouvelle-France est révolu — ce qui n’interdit pas pour autant sa présence dans la mémoire.

En abordant la Nouvelle-France sous « l’angle d’entrée » des programmes de colonisation et des groupes d’intérêt, on a raté de surcroît une belle occasion de mettre en lumière une propriété de la démarche historienne en même temps que de proposer — implicitement — un enjeu pour la conscience citoyenne. Le programme repose sur le postulat de la pluriculturalité et des identités particulières; en d’autres lieux, on prône plutôt le métissage culturel. Et comme l’histoire cherche dans le passé des réponses à des questions posées par le présent, n’aurait-il pas été plus pertinent d’aborder la première société canadienne sous l’angle du métissage? Comment, dans un environnement neuf et au contact des Amérindiens, les immigrants français sont devenus les Anciens Canadiens; comment ceux-là se sont approprié les techniques et la religion d’importation européenne. Voilà qui aurait été plus pertinent que d’aborder la pré-histoire amérindienne par une anthropologie anachronique. En prime, cet angle d’approche aurait eu le mérite d’éviter la perspective dévalorisante de la « colonisation », destinée à mieux faire ressortir le « progrès démocratique » de la période suivante.

Je ne vais pas éplucher le document pour en souligner toutes les idées douteuses ou pures insanités, car il n’y a rien à corriger là-dedans. C’est à rejeter en bloc. Je résiste mal, cependant, à relever la perle suivante : chez les Amérindiens, « un récit rend compte de leur présence au commencement des temps : il s’agit de la théorie des temps immémoriaux. Selon une autre théorie », ils ont immigré par la Béringie, il y a 15 000 ans. « Selon une autre théorie » : cela ne vous rappelle pas un récent débat pédagogique concernant l’origine du monde, chez nos voisins du Sud? Une théorie théologique peut être légitime en son lieu, mais elle n’a pas sa place dans un cours de science. De même, je ne vois pas que les Amérindiens puissent s’offusquer de ce que l’on prenne la peine de distinguer le mythe et la connaissance historique. Ce qui m’amène aux fameuses Plaines d’Abraham. Bien sûr qu’il faut en parler, parce qu’elles sont un « repère culturel » incontournable, à titre de mythe — comme Dollard des Ormeaux ou le Refus global, disons. Il faudra en même temps expliquer que la prise de Québec n’a pas eu un effet décisif sur le sort de la Nouvelle-France. « Une bataille parmi d’autres », se sont permis de dire quelques historiens, au grand scandale de l’intelligentsia. Eppure...

 

QUE FAIRE?

 

On ne peut blâmer qu’à demi le responsable au Ministère, un spécialiste de la catéchèse et qui n’est sûrement pas l’auteur du document. Car les fonctionnaires ne sont pas là pour penser : ils « gèrent les dossiers », ce qui inclut le recrutement des experts externes chargés de concocter les programmes. Comme l’avouait candidement celui des programmes de français, sur les ondes de la télévision publique en 1997 : « ce n’est pas moi, ce sont les didacticiens ». On ne peut même que reprocher mollement aux fonctionnaires leur mauvais choix d’experts, puisque à défaut de directives contraires, ils peuvent difficilement s’adresser ailleurs qu’à ceux qui prétendent s’y connaître. Et ils se garderont de juger le produit, car ce n’est pas leur fonction. Le ministre n’aura plus qu’à endosser le programme les yeux fermés, de sorte que plusieurs cohortes d’élèves sortiront de l’école munis, en l’occurrence, d’une brochette de concepts de sens commun, mais ignares en histoire nationale, comme ils le sont d’ailleurs en grammaire et en littérature. Au mieux, le fonctionnaire pourra, en cas de doute, couler l’information à un journaliste intelligent, lequel se chargera d’alerter le citoyen. Mais le ministre signera de toute façon, parce que la machine à manuels est déjà en branle et qu’il serait trop onéreux de l’arrêter. Où est l’erreur?

À regarder la bibliographie du document anonyme, le principal expert commandité pour le concevoir, sinon le rédiger, est vraisemblablement (ce serait à vérifier) un dénommé Robert Martineau, professeur (fraîchement retraité) de didactique à l’uqàm, avec la collaboration possible de Christian Laville, qui occupe (ou occupait) une fonction analogue à l’Université Laval. Oublions celui-ci, dont le rôle n’est pas clair : il reconnaît avoir été consulté et il endosse le produit, sans en prendre la responsabilité. Quant au premier, si ce n’est pas lui, c’est son frère. Or, il n’a, en histoire, qu’un baccalauréat, suivi plus tard d’une maîtrise et d’un doctorat en éducation. C’est un exemplaire-type des soi-disant « didacticiens », qui sont en fait des spécialistes de la psychopédagogie (socioconstructiviste, le plus souvent) et qui ne maîtrisent pas la discipline à laquelle ils l’appliquent. Le fonctionnaire serait bien avisé de fermer la porte du Ministère à ce genre d’experts et de les renvoyer à ce qu’ils sont censés savoir faire : initier les futurs enseignants à l’art de la gestion de classe et déboguer les élèves en panne d’apprentissage.

Idéalement, la conception des programmes devrait relever de hauts fonctionnaires. Si ceux dont dispose le Ministère ne se sentent pas en mesure d’assumer cette responsabilité, il leur reste à explorer de nouvelles talles où trouver les bonnes compétences. J’y verrais des éducateurs éclairés, de solide culture et de bon jugement, flanqués d’un historien de métier — un grammairien et un littéraire, selon le cas — chargé de rectifier, préciser, développer, rédiger le programme, et qui commenceraient par la bonne question : « qu’est-ce qu’il importe de révéler à nos enfants? » (J. J. Simard). L’espèce n’en est peut-être pas aussi rare qu’il ne semble. J’ai idée qu’on pourrait en débusquer de convenables en procédant par appel d’offre. On pourrait retenir deux ou trois propositions valables, mettre le produit sur la place publique et choisir celui qui serait jugé le meilleur après débat.

De même que le contenu de l’histoire nationale enseignée à l’école est affaire citoyenne, les méthodes pédagogiques et les processus d’apprentissage sont l’affaire  des enseignants et des élèves respectivement : ils n’ont pas leur place dans les programmes. Ceux-là passent quatre ans à apprendre la gestion de classe, ils doivent bien avoir une idée de comment s’y prendre. Il importe aussi de les consulter sur la faisabilité du programme, à savoir s’ils peuvent se l’approprier et se sentent capables de le faire passer. Ils n’ont cependant pas grand chose à dire sur la pertinence du contenu, n’ayant même pas l’équivalent d’un baccalauréat dans la matière dont ils ont la charge. Quant aux élèves, il n’y a aucun intérêt à leur refiler en douce un peu de psychologie cognitive, sous guise de « métacognition », dans un cours d’histoire ou de français. Pas davantage à exiger d’eux des compétences, comme il convient de le faire pour la main-d’oeuvre en quête d’emploi. Et pas non plus à leur imposer le choix d’une identité, alors qu’ils ont tout leur temps pour s’en reconnaître une. Les jeunes visés par le programme d’histoire ont plus ou moins 15 ans : nourrissons-leur l’esprit convenablement, évitons de leur fouiller inutilement  l’opération mentale et laissons-leur le temps de grandir.

 

Nicole Gagnon*

 

NOTES

* Sociologue, Nicole Gagnon est professeure retraitée de l’Université Laval. Elle a publié, avec le concours de Jean Gould, Un dérapage didactique. Comment on a cessé d’enseigner le français aux adolescents (Montréal, Stanké, 2001). Elle est aussi l’auteur, avec Jean Hamelin, d’une introduction à la méthodologie de l’histoire : L’homme historien (Saint-Hyacinthe, Edisem, 1979). Elle a par ailleurs publié en 2000 l’article « Comment peut-on être Québécois? » (Recherches sociographiques, vol. 3), qui contient une critique succincte du Rapport Lacoursière ainsi que des propositions générales pour la conception d’un programme d’histoire.



 


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