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L’identité de la société, un questionnement entre unité et permanence

Un texte de Anne Trépanier
Dossier : Autour d'un livre: La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, de Jacques Beauchemin
Thèmes : Éthique, Identité, Société
Numéro : vol. 8 no. 1 Automne 2005 - Hiver 2006

Les questions qui occupent Jacques Beauchemin siègent sur tous les comités et  dominent nombre de chaires de recherche et de projets de thèses dans le vaste réseau des études en sciences sociales, voire en philosophie et en lettres : qu’en est-il de la modernité? Où va la démocratie? Comment réinvestir le sujet politique?

L’arrière-plan avoué de cet ouvrage est esquissé par le constat de la « radicalisation de la modernité » énoncé par Giddens[1] et de la « crise du politique » qui en découle. En nommant les écueils et les formes de radicalisation de la modernité (prééminence de l’économie, décentrement du pouvoir étatique, discrédit des institutions, individualisme effréné, effritement de la réalité communautariste, atrophie de l’idéal national), Jacques Beauchemin dessine la carte sensible d’un continent qu’il croit parti à la dérive. Non seulement l’auteur souhaite-t-il ainsi redonner de la substance au sujet politique en cernant ses contours, combat tout à fait noble en soi, mais il s’en fait le chevalier, comme s’il s’agissait d’une structure essentielle à la survie de l’homo sapiens : la reconquête des fondements du vivre-ensemble.

Au cours du développement qui identifie les principales brèches du sujet politique, celles qui l’auraient vidé de sa substance, le travail de Beauchemin se révèle être une véritable quête de l’Un pour l’homme social héritier de la modernité, à la recherche de « raisons communes[2] ». En ce sens, qu’il le veuille ou non, Beauchemin se fait le disciple de la plus grande, de la plus puissante, de la plus humaine et certainement de la plus durable idéologie religieuse qui soit : la transcendance.

En s’abreuvant aux travaux de Habermas, de Castoriadis, d’autres chercheurs de l’École des hautes études en sciences sociales, tels Gauchet et Touraine, d’une part, et aux Fukuyama, Lipovetsky, Giddens, Etchegoyen et Taylor d’autre part, en reconnaissant aussi les apports de ses collègues immédiats Bourque et Duschatel, pour ne nommer qu’une infime partie des auteurs de tous horizons auquel il se réfère constamment, Jacques Beauchemin prouve que son questionnement est bien de son temps, portant ainsi les forces et les faiblesses d’une pensée inscrite dans l’ère des bilans : que sommes-nous devenus? 

 

UNE THÈSE EN CIRCULATION : L’ÉTHIQUE N’EST PAS UNE POLITIQUE

 

La présentation, l’introduction et les quatre premiers chapitres survolent l’ensemble de la question du vivre-ensemble, du parcours historique de la formation et de l’évolution des sociétés modernes et de leur représentation. Les affres de l’économie de  marché et de la mondialisation sont mises en relief par l’évocation de quelques exemples — que l’on devine québécois — de la multiplicité des groupes de revendication à définition identitaire (femmes, travailleurs, homosexuels, écologistes) afin d’illustrer la quête obsessionnelle de l’égalité et la redéfinition de la citoyenneté et, parallèlement à ce mouvement, de la substitution du politique par l’éthique. Les deux derniers chapitres s’imposent autrement par la thèse qu’ils défendent : l’éthique n’est pas une politique. Que cette thèse soit déjà en circulation dans les textes et les séminaires de Marcel Gauchet, depuis 2002 au moins, n’enlève rien à la pertinence du propos de Beauchemin. De même, la référence au phénomène soulevé par Gilles Bourque, voulant que « nous soyons passés d’une critique de l’institution à une critique de l’entrée dans l’institution » (p. 27), dans l’argumentation de Beauchemin, ne fait que souligner l’ampleur de la question du sens de la société et de l’être-ensemble telle qu’il l’aborde.

En effet, sa Société des individus n’a pas la prétention de défendre une idée originale, mais a plutôt le mérite de rendre accessible aux tenants d’autres disciplines une pensée ordinairement réservée aux seuls spécialistes de philosophie politique. Ainsi le lecteur doit-il d’abord affronter un cours magistral de 139 pages — au cours desquelles l’on aimerait souvent intervenir auprès du professeur —, suivi d’un plus bref exposé venant d’un chercheur engagé et d’un citoyen concerné par l’avenir de la société des nations dans laquelle il est né et dont il observe l’effritement avec lucidité. Nous nous invitons à discuter avec chacune des voix de Jacques Beauchemin.

L’auteur n’a pas laissé de côté un ton professoral et un mode d’expression qui ramènent inévitablement le lecteur à une atmosphère d’auditorium, où les questions sont posées plusieurs fois, où les raisonnements opèrent des boucles, où les répétitions sont légion, les périphrases une donne obligée de la pédagogie du cours magistral et le dictionnaire, une nécessité pour ramener les listes de noms ou d’expressions synonymiques aux trois ou quatre mots-clés essentiels du propos (éthique, politique, vivre-ensemble, bien commun). L’auteur semble vouloir tout classer et créer des catégories là où vraiment il ne s’agirait que d’opérer une définition, de nuancer un terme ou de le distinguer dans une suite paradigmatique. Aussi l’auteur met-il souvent en opposition des propositions qui sont tout au plus parallèles, à l’exemple cette citation passe-partout : « L’individualisme des sociétés actuelles dessine ainsi la figure paradoxale de la liberté de choix et de la solitude » (p. 22), afin de poser que cette attitude décrite comme paradoxale et décriée, serait, en suivant les propos mêmes de Beauchemin, tout à fait réconciliée dans son application individuelle, voire entrée dans la doxa. Outre quelques erreurs de logique de ce type, excusables parce qu’elles participent souvent d’un grand tableau d’ensemble que Beauchemin veut brosser avant de lancer sa réflexion autrement plus travaillée et attentive aux mots, peu de nœuds viennent entraver la lecture.

Bien que l’ambition principale de l’ouvrage soit centrée sur une seule et vaste problématique (refuser de voir s’évanouir l’idéal d’universalisation que la société moderne a institué dans le politique en combattant les formes de la dépolitisation), les visées connexes de cet ouvrage sont nombreuses, imbriquées, partielles, souvent inachevées, et elles expliquent le découpage excessif du texte en de nombreuses sous-parties qui en appelleraient même davantage, à moins d’accepter une reformulation complète du propos.

Les premiers chapitres s’intéressent aux effets sur la société qu’opère la transformation du politique. Le premier chapitre revient sur les fondements de la société moderne et insiste sur l’effet médiateur du terme et concept de fraternité, obligeant la liberté et l’égalité à une médiation. Le second chapitre dépeint l’éclatement de l’unité du champ politique et son déplacement vers une suprématie du droit, agissant comme hégémonie, au moyen du combat perpétuel pour la reconnaissance de l’égalité en droit. Le troisième chapitre amorce la présentation de la base factuelle et théorique sur laquelle s’appuient les chapitres suivants, à savoir l’étude de la substitution du politique par l’éthique. Le quatrième chapitre met ainsi au jour le rôle distinct de la sociologie dans son rapport à l’éthique et permet une mise en perspective quant à l’action de l’individu et l’intériorisation de l’éthique de même que l’éthique comme produit d’une société. Ceci nous amène à considérer, avec Beauchemin, l’éthique comme une forme politique procédant de la sortie du politique. Le cinquième chapitre se veut une critique des théories postmodernes qui portent la refondation de l’éthique comme objet. Beauchemin y déplore un déni du politique et une suprématie de l’éthique et y pose l’une de ses conclusions les mieux amenées : « Le politique n’est pas le détournement de l’agir éthique en société, mais au contraire le lieu de sa fondation » (p. 157).

 

LE SUJET (POLITIQUE) EN QUÊTE DE SUBSTANCE

 

Alors que la présentation était peut-être la partie la plus enlevante, parce que la plus ambitieuse et la plus complexe de l’ouvrage, le sixième chapitre est pour sa part le plus engagé, et ainsi le plus personnel de tous. On reconnaît la signature de l’auteur : la pérennité d’un monde de valeurs, d’un ethos inscrit dans une culture, acceptant le dialogue dans un espace public dont les codes éthiques refuseraient la seule ambition de procédure. On devine se profiler l’horizon national de ce que fut un véritable vivre-ensemble et se dessiner à la craie la perte de sens infligée aux sociétés modernes par l’effritement de la réalité.  Il s’agit surtout de la reconnaissance du politique comme lieu de délibération et de définition de l’identité sociale primordiale. Celle-ci garantissait, pour Beauchemin, l’existence du champ politique, de son unité et de sa permanence.

Usant de métaphores spatiales (« en dessous » et « au-dessus »), il pose les éthiques néomoralistes et la sagesse pratique par rapport au concept de politique. Beauchemin place comme conditions gagnantes d’une resubstantialisation du politique les démarches associatives agissant pour le bien commun du groupe, distinctes des seules revendications procédurales pour une reconnaissance de l’égalité. En effet, écrit-il, « la participation citoyenne est à la fois l’apprentissage de la démocratie et son soutien le plus puissant » (p. 173). Cette « reviviscence » ne porte malheureusement pas encore de « projet » qui serait à même de redonner sens au politique. Beauchemin éclaire de façon signifiante une mutation importante de l’agir social des individus, que l’apparent approfondissement de la démocratie abuse. En effet, cet argument de définition est vraiment séduisant : « La nouvelle civilisation s’érige contre l’ancienne : elle avance les revendications à caractère particulariste issues du pluralisme identitaire contre l’imperium d’un sujet politique surplombant les particularismes et édictant au nom de l’universel une représentation de la communauté politique dans laquelle tous devraient s’inscrire au nom du bien commun » (p. 174-175). Ici, l’auteur parvient à toucher le lecteur soucieux de satisfaire à une morale en lui renvoyant l’image de sa conscience : faire partie d’une collectivité dont il exclut sourdement nombre de marginaux. Beauchemin réveille notre fibre politique. Ainsi faisant, Beauchemin dérange notre conscience : pourquoi laisse-t-on à l’éthique la considération d’un problème politique, soit dit autrement, pourquoi a-t-on délégué à la morale le pouvoir d’exclure qui consiste à ne pas reconnaître tous les citoyens comme tels? « Le fait que nous puissions, sur le plan humain, les considérer en humains n’est pas l’équivalent de les abriter sous un projet politique qui nous rendraient solidaires, c’est-à-dire socialement responsables de leur sort » (p. 175).

En somme, Jacques Beauchemin accuse les sociétés pluralistes de permettre la quête d’égalité de tous les groupes revendicateurs sans égard à leur représentativité, leur pertinence sociale ou leur idéal communautariste. Puisque ces groupes agissent portés par le principe d’égalité, ils n’ont pas de compte à rendre quant à la valeur de leur identité. Curieusement, on a envie de faire ce reproche à Jacques Beauchemin. À tant vouloir présenter les différents aspects de la difficile question de l’éthique et de la politique dans le monde contemporain, on a l’impression que l’auteur pêche exactement par là où il condamne : à tout considérer d’égale valeur, le propos manque de relief; à tout découper en trois composantes, on se demande quelle est la formule mathématique qui rééquilibrerait le texte et remplacerait le découpage exagéré de l’espace discursif en rhétorique persuasive. L’édition proposée par Athéna ne sert pas non plus l’intelligibilité du texte. La mise en page bousculée renforce l’impression de végétation tropicale qui se dégage du texte.

Le nous collectif, figure principale de la société moderne avancée, déplie sa coquille devant la diversité de ses composantes actuelles. Qu’est-ce qui tient les individus ensemble? Jacques Beauchemin semble déplorer le pragmatisme du nouveau lien social et attribue à l’éthicisation des rapports humains la perte de sens historique et mémoriel de la société. « Ce qui paraît en tout cas s’évanouir dans notre représentation de la société, c’est une certaine conception d’un monde commun, l’univers dans lequel nous nous retrouvons et qui se donne à nous comme totalité signifiante, comme matrice de sens de l’infinie dispersion de nos actes et gestes singuliers » (p. 17). Cependant, nous croyons que ses appels répétés à la « sagesse pratique » telle que Ricœur[3] l’a empruntée à Aristote (phronésis), au « rationnel-négocié » de Jean de Munck[4] et au « compromis dialogué » de Lipovetsky[5] constituent un passage non avoué à une esthétique de la refondation qui permettrait un regard optimiste sur la naissance d’un nouveau monde politique. En effet, nous pensons de ces approches « qu’elle[s] s’accorde[nt] au pluralisme des sociétés modernes avancées » (p. 72-73), comme l’écrit Beauchemin. Il s’agit en effet « de favoriser en toutes circonstances la médiation et la conciliation » (p. 73).

Loin de n’être qu’un idéal de responsabilité participant du sortir du politique par la voie de l’éthique, ce travail de refondation du lien social est politique parce qu’il en est un de dialogue et de délibération. Ainsi, pour nous, il s’agirait de redonner à la délibération une place de choix dans l’arène démocratique plutôt que d’imposer un consensus à toute démarche éthique, qu’elle soit ou non menée sous un couvert politique.

 

POUR UNE IDENTITÉ POLITIQUE RÉCONCILIÉE : LA REFONDATION?

 

« L’ère de la négociation permanente et du compromis toujours menacé signale la fin de la prétention à la pleine maîtrise du devenir de la société, l’abandon de l’horizon sur lequel se détachait cet universalisme abstrait » (p. 78). Cette peinture d’une nouvelle époque correspond à la tension résultant de la perpétuelle recherche d’équilibre entre les sentiments et les idées complexes de péril, d’excentration, d’appartenance et de rénovation de l’héritage pour un groupe qui se reconnaît héritier d’une société de l’histoire, soit au concept de refondation, que nous avons explicité. En ce sens, l’existence de tensions dynamiques réveillerait le sentiment citoyen et appellerait, à notre sens, à une revalorisation d’une inscription dans le monde qui ne soit pas qu’individuelle.

Jacques Beauchemin nous livre une réflexion fouillée et stimulante. Dans cette course identitaire pour la capture et la reconnaissance du Soi et de l’Autre, la possibilité que ses étudiants échappent au narcissisme subventionné des « ego-études » ou des « Me-studies » sera sa première victoire. La seconde sera l’ouverture de ses lecteurs à la politique du dialogue, qui se passe de l’éthique puisqu’elle reconnaît d’abord l’autre comme partenaire d’un projet à définir.

 

Anne Trépanier*

 

 

NOTES

* Anne Trépanier a obtenu son doctorat en histoire de l’Université Laval en mai 2005. Elle poursuit maintenant ses recherches postdoctorales au circem, sous la direction de Joseph-Yvon Thériault. Elle a publié dans Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française et dans la Revue canadienne de science politique. Elle est par ailleurs auteure de l’ouvrage Un discours à plusieurs voix : la grammaire du oui en 1995 (Québec, p.u.l., 2001).

1. Les conséquences de la modernité, trad. O. Meyer, Paris, L’Harmattan, 1994.

2. Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997.

3. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

4. Jean de Munck et Marie Verhœven (dir.), Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la modernité?, Bruxelles, de Boeck Université, 1997.

5. Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992.



 


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