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Quand du Calcul surgit l’Incalculable…

Un texte de Mario Dufour
Dossier : Autour d'un livre: L'empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, de Céline Lafontaine
Thèmes : Science, Société, Technologie
Numéro : Vol. 7 no. 2 Printemps-été 2005

Par la force et la clarté de la démonstration, l’élégance de l’écriture, la richesse, l’actualité et l’ampleur du propos, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine[1] de Céline Lafontaine est un livre impressionnant, passionnant, important. Convoquant le lecteur à l’urgence d’une réflexion et d’un débat qui ne concerne rien de moins que l’avenir et le statut de l’humanité au tournant du xxie siècle, cet ouvrage très provoquant et très radical ne peut laisser indifférent. À travers un voyage et une remontée d’un réseau complexe d’influences qui s’enracine dans le développement des sciences à la sortie de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, sous le patronage originel d’un nouveau projet d’unification de tous les savoirs, la cybernétique, cet ouvrage dévoile comment celle-ci a inspiré et continue de déterminer de manière inapparente mais décisive les sciences humaines et la philosophie, et de manière générale les représentations sociales, imaginaires, économiques et religieuses de l’humanité depuis plus d’un demi-siècle, créant par le fait même un nouvel empire. Reposant sur le postulat de l’homogénéité entre le vivant et le non-vivant, l’humain et la machine, la cybernétique n’a-t-elle pas ouvert l’horizon d’une nouvelle cosmogonie reposant sur la circulation universelle de l’information, sur un fatalisme évolutionniste et, surtout, sur un antihumanisme fondamental? Des restes de l’humain surgirait inéluctablement le posthumain, le transhumain, le cyborg… Comment en est-on arrivé là? S’est-on trompé de chemin? La promesse de libération et d’accomplissement de l’humanité par le Progrès de la rationalité scientifique ne s’est-elle pas transformée en son contraire? Qui ne sent pas l’ambiguïté redoutable des technosciences (intelligence artificielle, génie génétique, biotechnologie, etc.), avant-gardes du développement économique sous l’égide de la mondialisation, de la pensée, comme on disait naguère, unidimensionnelle? Le temps n’est-il pas venu d’imposer une norme humaniste et des limites à l’opérationalité exponentielle et incontrôlable des technosciences? Voilà autant de problèmes urgents que pose l’ouvrage.

Paradoxalement pour son fondateur Robert Wiener, la cybernétique devait permettre l’amélioration globale de la condition humaine : science du contrôle, de la régulation et de la communication dans le vivant et la machine, elle devait servir de « rachat » aux dérives sanguinaires créées par la Seconde Guerre mondiale, suppléer à l’imperfection humaine par la production d’une machine intelligente capable de « contrôler, prévoir et gouverner ». Mais selon l’hypothèse de P. Breton d’un « renversement épistémologique de l’intériorité vers l’extériorité » à partir du béhaviorisme américain (32, 53), hypothèse reprise par Wiener, une nouvelle représentation de la rationalité du sujet se serait dès lors imposée, le faisant basculer hors de lui-même dans le miroir de la « machine à penser » où il se réduit à un pur calcul opérationnel. La raison, délogée de l’abri du secret intérieur, deviendra volonté de contrôle et de transparence, menaçant dès lors l’héritage judéo-chrétien d’une raison reposant sur l’intériorité autonome et incalculable de la subjectivité. Le « noyau dur du modèle informationnel » proposé par Wiener est de mettre fin au secret (politique et militaire) afin d’établir une société juste et transparente, « gage d’un monde enfin pacifié » (182). Cet humanisme (plus de secret politique) tourne à l’antihumanisme (plus de secret ni de résistance de l’intériorité). Ce renversement ouvre la porte au développement de l’informatique et de la génétique, mais aussi de l’ingénierie sociale. C’est donc dans le creuset intellectuel alimenté par l’effort de guerre que naît la cybernétique, où collaboreront les Wiener, Neumann, Shannon, Ashby, Jacobson, Bateson et Mead. Mais, comme le montre l’auteure, la cybernétique et son renversement antihumaniste inconscient vont aussi imprégner maints courants de pensée dont l’antihumanisme est souvent ouvertement assumé : le structuralisme (Lévi-Strauss et Lacan), la théorie du pouvoir de Foucault, le systémisme (Bartlanffy, Hayek, Luhmann), les théories de l’auto-organisation  (von Forster, Atlan, Morin), le fonctionalisme de Parsons, la pensée communicationnelle de Habermas, le postmodernisme (Derrida, Deleuze, Vattimo, Rorty, Lyotard, Sloterdjik), les ténors de tout acabit, de la gauche à l’extrême droite, du cyberespace (Levy, McLuhan, Negri, les dirigeants de la revue Wired, Raël), les rituels techno-festifs et autres religiosités technophiliques, la biologie moléculaire (avec l’idée, informationnelle, d’un code génétique) et ses promesses. On peut reconnaître partout le même héritage antihumaniste, lequel sert d’assise ou de terreau propice à la promotion d’une vision du sujet réduit à un support informationnel complexe en interaction avec son environnement, complètement déplié vers l’extériorité et voué à s’adapter… non à résister…

L’étude réussit très bien à communiquer son inquiétude au lecteur. Sur le territoire parcouru, l’auteur sait dépister l’homogénéité d’une « même négation de l’héritage humaniste, une même logique de la désubjectivation », laquelle n’est pas incompatible, du moins en surface, avec la réduction du sujet à un maillon de rétroaction dépourvu d’intériorité, façonné par l’environnement. Le courage de la position radicale soutenue par l’ouvrage, qui le rapproche du pamphlet, interpelle au débat autour de problèmes urgents, réels et fondamentaux, d’autant plus qu’il dresse un portrait vraiment très saisissant des ramifications multiples et contradictoires de cet antihumanisme qui s’inspire de près ou de loin de la cybernétique. Tout en partageant l’inquiétude de l’auteure et l’urgence des questions qu’elle soulève, nous remarquons que son ouvrage n’est pas sans appeler certaines réserves.

1. Une première réserve tient dans un ensemble de remarques liées à l’économie ou à la forme de l’exposé, lequel a quelque chose de paradoxalement cybernétique, créant ainsi, peut-être inconsciemment, une sorte d’effet de redoublement étrange de ce qu’il dénonce pourtant si bien. Sans doute l’auteure veut-elle convaincre, montrer à quel point le paradigme dont elle retrace admirablement la généalogie idéologique constitue vraiment un nouvel empire dont on ne suspecte pas assez l’étendue de la puissance. Aussi l’aspect « réducteur » de l’ouvrage est-il consciemment assumé (15). Mais le tour de force d’amalgamer un nombre aussi vertigineux de théories et d’œuvres aussi diverses, différentes et uniques, afin d’en déceler les tendances antihumanistes, donne à l’ouvrage un aspect lui-même très systémiste, très cybernétique, très peu humaniste. Sans doute cette contamination formelle est-elle dans une certaine mesure inévitable, si on veut que la métaphore de l’empire ait une assise. Mais il y a là quelque chose de contradictoire avec la requête « du principe d’unicité » (188) pourtant revendiqué par l’auteure contre la logique de désubjectivation qui donne son unité et son autorité au paradigme cybernétique. En passant d’une théorie à l’autre sans approfondir plus avant l’épaisseur sémantique des concepts ni l’unicité des œuvres sollicitées, l’exposé ne propose-t-il pas une sorte d’écriture en mode hypertexte (la trace des auteurs disparaît dans le flux des tendances intellectuelles…) où domine le survol d’une syntaxe binaire (humaniste/antihumaniste) très homogénéisante? Et pour reprendre la métaphore militaire, ne se présente-t-il pas comme une sorte de dispositif extrêmement efficace de repérage d’une sorte d’ennemi polymorphe réduit à ses traces virales d’antihumanisme? Ce principe synthétique d’exposition très fluide semble reproduire ce qui est dénoncé : la collectivisation de l’individualité. C’est ainsi que même si elle vise à fonder la normativité de l’humanisme moderne, la théorie de l’agir communicationnel de Habermas vient se situer « à l’extrémité critique du paradigme informationnel », puisqu’elle abandonne l’idée d’un sujet « comme source autonome de rationalité » afin de promouvoir une vision du sujet décentré par l’intersubjectivité originaire de la communication langagière (160). De la même manière, et pour prendre un seul autre exemple, l’œuvre de Jacques Derrida est essentiellement présenté sous l’angle d’une critique des frontières de la subjectivité en la délestant la question de la responsabilité, critique irréductible à toute pensée calculante qui la traverse pourtant.

2. La norme interprétative, l’humanisme dont se réclame l’auteure et qui dirige et assoit l’ensemble de la démonstration, est insuffisamment définie. Les éléments de cette définition sont surtout présents en conclusion et en introduction, et disséminés un peu partout dans le texte. Peut-être cela facilite-t-il l’intégration du nombre particulièrement impressionnant de théories sous le chapeautage de la constellation cybernétique sans en menacer le forçage. Mais encore là, un jeu de miroir s’installe entre la critique et le langage critiqué : au flou et à la flexibilité des concepts sollicités (information, rétroaction, entropie), correspond cette idée définitivement floue de l’être humain. Cela n’est pas sans conséquence, puisque l’enjeu de l’ouvrage concerne le statut de la subjectivité.

Comment se présente cette norme humaniste? Elle renvoie à l’idée du sujet autonome hérité de la modernité politique, prétention à la toute-puissance en moins. Il s’agit donc d’un « sujet historiquement construit, fragile et sensible, dont l’ultime valeur réside dans sa capacité d’agir politiquement sur le monde » (18). C’est ce sujet que menace ou qu’exclut la vision cybernétique, naturalisante, apolitique, cosmogonique et néobouddhiste d’un individu informationnel sans identité propre voué à s’adapter et à se remodeler. Fondée sur une frontière très nette entre l’humain et la machine (16) et sur l’idée d’une raison qui, de « saint Augustin à Freud », est associée « au puits sombre et impénétrable de son intériorité », cette norme humaniste plonge dans l’héritage judéo-chrétien d’une intériorité secrète, autonome, incalculable, à la source de la modernité politique. « Lieu de doute, d’insécurité, d’obscurité et de mémoire, l’intériorité pourrait bien être la seule garantie qu’on possède de l’autonomie subjective fondant l’altérité, ce en quoi il faut à tout prix en préserver les frontières si l’on tient à notre condition d’être historique et politique » (224). Cet héritage humaniste renvoie aussi à un « principe d’unicité de l’être » (188), à même de contrer les possibilités chimériques du clonage,  auquel fait écho un principe d’individuation biologique des êtres vivants, lesquels sont des « unités synthétiques, indivisibles et indécomposables », et qui permet de voir dans l’unité du corps vivant un véritable « support symbolique de l’individualité » (208). Le visage de l’humain qui se profile est très intéressant : il renvoie à l’altérité, à l’intériorité, au secret, à l’autonomie, à l’unicité et au corps. Malheureusement, ces traits, ainsi que leurs liens, appellent des développements qui manquent. S’agit-il du sujet augustinien, cartésien, kantien, freudien? Quel est le lien entre l’intériorité secrète et l’espace public du politique? Sous le principe d’unicité, quel est le rapport entre le vivant et l’humanité, entre le support biologique et l’intériorité psychique? Quelle place occupent ici les handicapés, les greffés de toutes sortes, tous ceux à qui l’autonomie manque? En quoi le solipsisme est-il évité et quelle est la place du rapport à l’autre, du lien social, de l’interdépendance avec l’extériorité en général, de l’être-au-monde pour ce sujet secret de l’intériorité? En insistant autant sur le caractère unique et indécomposable de chaque être humain et sur le repli intérieur, comment évite-t-on les dérives individualistes elles-mêmes imputées à la « déconstruction du sujet » (192)?

3. Cela me conduit à une autre réticence qui tient en général au caractère très radicalement oppositionnel de l’ouvrage, au durcissement très binaire (peu dialectique, très statique et peut-être manichéen) entre intériorité et extériorité, entre l’humanisme et ce qu’on appelle toujours, à mon avis de manière hyperbolique, l’antihumanisme. Sans doute, l’impact et la force polémique de l’ouvrage tiennent dans une large mesure à la radicalité très claire de cette logique de la séparation qui permet de faire apparaître de quelles manières les conditions de possibilités idéologiques de l’homme cybernétique se sont imposées culturellement et de façon aussi diversifiées depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais tout questionnement critique de la notion de sujet autonome conduit-il sciemment ou non à sa dissolution? Est-il inéluctablement annexable à la représentation cybernétique du (non-)sujet? La construction d’une norme qui sépare entre intériorité et extériorité, vivant et non-vivant, humain et machine, doit-elle être aussi radicale et absolue? Ne doit-on pas penser ensemble et la différence et la continuité, une limite historiquement mobile selon les problèmes et les enjeux envisagés? S’il est clair que ce qu’on appelle outil, langage, technique, machine et rapport à l’autre ne sont pas seulement des ajouts, mais une condition originelle et universelle de l’être humain par nature déficient, le questionnement de la frontière ne doit-il pas être maintenu, ce qui ne veut dire qu’il entraîne par le fait même la réduction et l’annulation de toute différence ou de toute altérité? Par exemple, si le génie génétique est une réelle menace pour le sort à venir de l’être humain, doit-on aller jusqu’au rejet des interventions médicales préventives et correctives qu’il annonce, comme l’affirme l’auteure? « Que ce soit pour éviter la transmission d’une maladie héréditaire ou pour améliorer le phénotype, la programmation sélective d’embryons humains touche au principe symétrique de l’égalité démocratique » (217). Bref, tous les développements issus des technosciences sont-ils nécessairement des menaces pour la promesse d’émancipation propre à la modernité politique et la promotion universelle du respect de la dignité humaine? Enfin, si, comme le pense à juste titre l’auteure, il n’y a que des constructions historiques de la raison et de l’être humain, et que toute naturalisation demeure sur ce point suspecte, et attendu que ces constructions ont un impact décisif sur nos représentations du sujet, de la société et du monde, n’est-il pas possible de voir apparaître au sein même des récents développements de la science, et selon un parti pris résolument matérialiste (je ne dis pas naturaliste), des traces révolutionnaires à même non pas de réduire et d’expliquer, mais d’impliquer la résistance de la liberté et d’ébranler de l’intérieur le paradigme cybernétique[2]?

            Ces réserves étant exprimées, l’ouvrage demeure une contribution remarquable, indispensable à une meilleure compréhension des questions morales, idéologiques et politiques qui découlent de la dernière phase du phénomène scientifique. Si l’humanisme hérité de la modernité s’est montré impuissant devant les barbaries du xxe siècle, sa reconstruction ou sa reformulation s’avèrent aujourd’hui des plus urgentes. Dans le vide laissé par cette désillusion humaniste et l’oubli de la finitude et de l’inachèvement de l’humanité, de nouvelles idoles s’élèvent sous les figures de l’imaginaire du posthumain et de l’obsession du contrôle. C’est à un effort nécessaire de recentrage humaniste et à la mobilisation de nos incalculables responsabilités que nous convoque si admirablement L’empire cybernétique.



Mario Dufour*

 

NOTES

* Mario Dufour enseigne la philosophie à l’Université du Québec à Montréal et au Cégep du Vieux Montréal. Il a mené des recherches doctorales et postdoctorales sous la direction de Jacques Derrida à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess) à Paris. Ses publications et recherches en philosophie contemporaine française et allemande ont notamment porté sur les notions de subjectivité et de responsabilité. Il collabore aux revues Dialogue, Philosophique et Spirale, et prépare un livre sur la question du sujet dans les pensée de Derrida et de Lévinas.

1. Paris, Seuil, 2004. Les chiffres entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cet ouvrage où figurent les idées et les citations tirées.

2. Comme le fait par exemple Catherine Malabou dans Que faire de notre cerveau? (Paris, Bayard, coll. Le temps d’une question, 2004). Ce travail souligne la nature obsolète et fortement idéologique de la métaphore cybernétique (le cerveau fonctionne comme un ordinateur) qui caractérisait les espoirs des premiers développements de l’intelligence artificielle.



 


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