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De l’extrême Byzance Une conversation sur l’incapacité politique au Québec - Deuxième partie

Un texte de Marc Chevrier
Dossier : L'impuissance politique au Québec
Thèmes : Philosophie, Politique, Québec
Numéro : Vol. 7 no. 2 Printemps-été 2005

Puisque nous dérivons entre la mer d’Égée et la mer de Marmara, je vous ne cacherai pas la surprise que j’ai eue à voir, en me promenant dans les rues de Montréal, des églises construites dans le style romano-byzantin. Byzantins en politique, le seriez-vous en architecture?

Il n’y a pas qu’à Montréal où l’esprit romano-byzantin s’est répandu. Aux confins du Nord-Ouest québécois, dans la ville d’Amos fondée en mémoire du plus humble des prophètes de l’Ancien Testament au bord d’une rivière qui traverse le plateau abitibien, l’Église s’est élevé un temple, comme le Panthéon romain bâti en béton, coiffé d’une coupole byzantine. C’est jusque vers ces âpres forêts, menacées l’été par les feux, que l’extrême Byzance qu’était le Québec de jadis a repoussé ses limes. Je dis bien extrême Byzance parce que le clergé québécois, se désolant de la chute des États pontificaux sous l’armée de Garibaldi en 1870, et inquiété par les menaces que le gallicanisme faisait peser sur l’église française, se pensait investi de la mission salvatrice de trouver un ultime refuge à la catholicité privée de ses États. Les évêques du Canada français se voyaient les sauveurs d’une seconde Rome, d’une Byzance nordique protégée encore des atteintes de l’irréligion matérialiste qui avaient mis à sac les forteresses européennes de la foi. Aussi ces emprunts au langage architectural de Byzance ne relèvent pas du caprice de quelque architecte. Ils s’harmonisent avec une époque aujourd’hui révolue.

Moi qui croyais, en mettant les pieds ici, que vous étiez des Américains parlant français! Mais revenons au fil de notre conversation. Si nous continuons sur cette erre, nous parlerons bientôt de la guerre de Crimée et des coupoles de Kiev. J’attends toujours que vous m’expliquiez pourquoi vous distinguez les canadianistes des fédéralistes.

Oui, revenons à cette distinction. Pour moi, les canadianistes sont cette portion de l’élite politique québécoise qui a investi les lieux de pouvoir canadiens avec la stratégie que j’ai décrite et selon laquelle le régime canadien, qui juxtapose un gouvernement quasi unitaire à un régime fédéral résiduel, doit être maintenu en l’état. Le discours des canadianistes est doublement unitaire : en premier lieu, la communauté nationale de référence est la canadienne, et toute velléité d’affirmation nationale par une des composantes du démos canadien doit être endiguée, si elle n’est combattue, afin de maintenir l’unité de la nation canadienne; en deuxième lieu, bien que les canadianistes ne veuillent pas comme telle l’abolition des éléments présents de fédéralisme dans les institutions canadiennes, ils veillent à ce qu’ils soient contenus et à ce que celles des pratiques et des prérogatives du cabinet fédéral canadien qui rappellent le gouvernement unitaire de Westminster soient conservées au profit de la prépondérance de ce cabinet au Canada. Les fédéralistes désignent plutôt cette autre portion de la classe politique québécoise qui fait carrière à Ottawa ou à Québec et qu’anime la conviction que le fédéralisme au Canada est une entreprise inachevée qui mérite néanmoins d’être continuée. Fidèles par leur allégeance au Canada, ils n’en critiquent pas moins les imperfections de ses institutions, trop loin encore des principes consacrés du fédéralisme. Pendant une époque, ils crurent possible de conduire le Canada à la réforme. De Jean Lesage jusqu’à Robert Bourassa, il n’est de gouvernement qui n’ait rêvé une refonte du régime qui en changeât les institutions fédérales et le partage des compétences. Dans les officines ministérielles québécoises, des architectes de constitution idéale ont griffonné devis sur devis. Cependant, tout à l’ambition d’imprimer leur rêve à un régime semblant inaltérable, ils ont progressivement perdu prise sur la réalité politique. Plus madrés, les canadianistes les ont supplantés, tant et si bien qu’ils ont réussi, en particulier par la réforme de la constitution conclue en 1982, à façonner le Canada à l’image de leur idéologie. À peine remis de cette dernière rebuffade, les fédéralistes se sont rabattus sur de plus modestes réclamations et ont ainsi tenté de nouveau, en 1987, de fédéraliser quelque peu le pays. Après avoir échafaudé de vastes réformes, ils se contentèrent de demander la reconnaissance du Québec comme société distincte et quelques autres expédients, comme l’assujettissement pour le futur du pouvoir fédéral de dépenser, façon de faire participer les États à l’établissement de programmes sociaux financés par les deux ordres de gouvernement. La riposte des canadianistes, dont Pierre Elliott Trudeau prit bruyamment la tête, parvint à retourner l’opinion publique canadienne contre cette tentative de réforme, trop modeste pour les uns et trop radicale pour les autres à l’esprit unitaire de la réforme canadianiste de 1982. En 1992, sous la pression du Canada anglais et des nations autochtones, les fédéralistes québécois consentirent à un ambitieux projet de fédéralisation du pays, qui eût résulté par la création d’un sénat élu et égalitaire, l’élimination ou l’encadrement des vieilles prérogatives unilatérales, la création d’institutions et de règles pour la coopération intergouvernementale et l’instauration d’un troisième ordre de gouvernement autochtone. Les canadianistes, secondés au Québec par les souverainistes, redoublèrent d’ardeur pour mettre en échec ce projet, dont on pouvait craindre qu’il rendît le Canada ingouvernable. Depuis lors, l’esprit du fédéralisme a progressivement déserté le Québec; les fédéralistes sont devenus de simples autonomistes, dont le seul souci se borne à réclamer, sur un ton presque liturgique, le butin de « compétences exclusives » qui revient en propre au Québec, à la manière d’un paysan jaloux de son fief. La pensée fédéraliste a trouvé son apogée au Québec, pour la période d’avant 1960, dans le rapport commandé par Duplessis à une commission d’enquête sur les problèmes constitutionnels du pays — le rapport Tremblay; s’y exprimait une synthèse étonnante pour l’époque entre la doctrine sociale de l’Église catholique, la pensée juridique suisse et germanique, le fabianisme anglais et le solidarisme français. Et pour la période d’après 1960, dans le programme constitutionnel du Parti libéral du Québec publié à l’aube du référendum de 1980 sur la souveraineté-association — le livre beige. La pensée fédéraliste ne s’est guère renouvelée au Québec depuis lors, par dépit, par lassitude pour le méli-mélo des réformes inabouties ou par fascination pour les idées des canadianistes qu’on ne finit plus de discuter, pour les honnir ou les célébrer. Parfois, c’est dans l’ouest du pays que le fédéralisme apparaît le plus vigoureux. Au pied des Rocheuses, on se désespère que le sénat canadien ne soit transformé en chambre élective des États sur le modèle des chambres hautes américaine et australienne, solution qui convient certes mieux à une nation fondue dans le creuset de l’immigration qu’au mariage de plusieurs nations dans un même État.

N’êtes-vous pas en train de me dire que le sentiment d’aliénation qu’éprouvent les Québécois et les gens de l’Ouest vis-à-vis de leurs institutions centrales se résorberait sitôt que le Canada se rallierait aux principes fédératifs?

Je suis loin de penser une telle chose. Force discours ont propagé au Canada l’idée que la formule fédéraliste, de tous les régimes existants, est le meilleur qui se puisse concevoir pour concilier diversité et unité au sein d’un même État. Mais une fédération n’est que la traduction de principes abstraits, déduits d’un corps de doctrine formée par une tradition de pensée, et la mise en œuvre de ces principes au sein d’une communauté politique concrète ne produit ni automatiquement sa cohésion ni son effritement. Il faut chercher dans des facteurs autres que l’application des principes fédératifs, dans l’histoire, dans les clivages qui traversent la société fédérale, dans l’environnement géopolitique du pays, les causes du succès ou de l’échec d’une fédération. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que dans certains pays, la formule fédéraliste apaise les conflits, et que dans d’autres, elle les exacerbe. Cela dit, on s’est montré au Canada assez peu curieux de comprendre les conséquences de l’incomplète fédéralisation du régime. Dans les facultés du savoir et les officines ministérielles, il importait avant tout de dénoncer tantôt l’excessive centralisation des pouvoirs par les lois du parlement fédéral, tantôt la balkanisation du pays à laquelle menaçaient d’aboutir les visées autonomistes du Québec. La réforme constitutionnelle s’est longtemps empêtrée dans les détails et la procédure; en offre un bel exemple la question du pouvoir constituant au Canada, ce qu’en jargon canadien on appelait le rapatriement de la constitution, qui obnubila l’élite gouvernante canadienne de Louis Saint-Laurent à Trudeau. Or, comme le Canada n’a pu développer de mécanismes efficaces de représentation des États fédérés dans les institutions fédérales et qu’une partie de son élite gouvernante se complaît dans une gouverne unitaire du pays, il s’est créé une dynamique particulière, dans laquelle les canadianistes, les fédéralistes et les souverainistes québécois, divisés sur leur idéologie, ont cependant trouvé la confirmation du bien-fondé de leurs positions. Cette dynamique se présente comme un système de justifications qui semble promis à un long avenir, à moins d’un revirement de situation.

Je vous vois venir avec encore une autre strate d’explication. Mais le Canada est une orange qu’on ne finit pas d’éplucher!

Eh oui! Épluchons-la. Commençons par la pelure canadianiste. Promus défenseurs de l’unité canadienne et des trésors de libéralisme et de multiculturalisme consacrés en 1982, les canadianistes ont récupéré à leur profit le discours fédéraliste; ils ont si bien réussi à occulter les manquements du régime canadien aux principes fédératifs ou à se moquer des réformes devant fédéraliser le pays, que nul ne leur dispute le droit d’être les gardiens du fédéralisme, même si dans les faits, ils n’en ont cure et démentent, par leur pratique du pouvoir, leur supposé attachement à un si noble schéma. Ce qui leur permet de passer pour fédéralistes à peu de frais et de pérorer à toutes les tribunes, de Rio jusqu’à New Delhi, sur les vertus d’un système de gouvernement qu’ils se gardent bien de respecter chez eux. Le Canada est cerné d’ennemis; adversaires providentiels, les souverainistes, dans leur acharnement à démolir un si bel édifice dont le monde entier admire les façades rouge pastel, les obligent à une vigilance de tout instant, si bien que le maintien de l’unité du pays prime toute tentative mal venue de réforme. Les canadianistes doivent aussi leur succès à l’adéquation de leur politique avec l’individualisme libéral qui a gagné peu à peu la société canadienne au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et dont ils ont eux-mêmes hâté la venue par leurs écrits de jeunesse et par leurs entreprises de la maturité. Dès lors que l’esprit public, si jamais il existât au Canada, s’affaiblit pour laisser place à une société d’individus absorbés par leurs occupations privées sous le patronage d’un État dispensateur de services au citoyen, il importe peu à ce dernier que la prestation, le financement et la régie des services échoient à un palier de gouvernement plutôt qu’à un autre. À ce citoyen, peu lui chaut les querelles intergouvernementales pourvu que les services et les égards auxquels il a droit lui soient rendus. Les canadianistes ont si bien réussi à nantir les Canadiens d’un sentiment national commun par la consécration d’une charte des droits que le fédéralisme a été déclassé comme principe ordonnateur du régime. C’est presque une religion civile qu’ils ont instituée, une religion des droits dont les juges disent les oracles et dont les minorités sociales et identitaires répandent la bonne nouvelle. Dans ce contexte, en lutte pour la survie du pays dans une arène où des frères ennemis les faisaient paraître comme les licteurs de la raison d’État, les canadianistes ont pu, avec une étonnante liberté de manœuvre, égarer le pays dans la croisade pour son unité, sans devoir faire quelque concession que ce soit au fédéralisme, ni même aux fédéralistes québécois quand la fortune de l’alternance les portait au pouvoir. Par ailleurs, les fédéralistes, pour ce qu’ils sont devenus, ne sont pas si mécontents de l’échec de leurs entreprises de réforme. Puisque les décisions fédérales n’ont pas à incorporer l’avis des États provinciaux, ces décisions sont ipso facto frappées d’illégitimité. À qui mieux mieux, on se choque de l’intransigeance du gouvernement fédéral qui impose ses diktats aux États, on se récrie contre les intrusions fédérales dans les chasses gardées provinciales, on se désole de la portion des dépenses fédérales qui échappe au Québec et des affronts qui lui sont faits, le suprême de tous étant l’ostracisme, qui exclut le Québec des décisions prises en conclave par le Canada anglais. C’est là une rhétorique utile que les souverainistes ont reprise à leur tour une fois qu’ils sont arrivés au pouvoir, puis amplifiée. Cela arrange les fédéralistes aussi bien que les souverainistes que d’avoir à portée de main force munitions pour attaquer un cabinet lointain et sourd aux désirs du Québec; leurs propres revendications paraissent d’autant plus légitimes que les décisions de ce cabinet semblent ignorer systématiquement le Québec, toujours ravalé, toujours victime. Que d’avoir à se plaindre des exactions du cabinet fédéral détourne l’attention du public de l’incurie de leurs politiques. Alors qu’ils avaient eu quelque velléité de fédéraliser le pays dans les années 1960 et 1970, les libéraux québécois se sont faits les successeurs de la politique de Maurice Duplessis qui consiste à réclamer aux autorités fédérales la cagnotte qui revient au Québec, par amendement constitutionnel ou par entente administrative. Rarement ils se sont fait un point d’honneur de sortir le Québec de sa dépendance financière, auquel des transferts de péréquation versés par les États prospères du Canada anglais rappelaient sans cesse son état d’économie retardataire. Réclamer, réclamer, c’est la maxime qui témoigne de leur adhésion à une supposée fédération. Et les gouvernements souverainistes n’ont pas prétendu à autre chose. D’ailleurs, le discours de ces derniers a été empreint d’une grande ambiguïté. À les entendre, on ne sait jamais si leur vitupération du régime canadien procède de leur ambition de faire du Québec un pays ou de ce qu’ils sont eux-mêmes des fédéralistes déçus prêts à se rabibocher avec le régime canadien, devraient-ils recevoir enfin du Canada anglais le bouquet de reconnaissance et de pouvoirs dont ils avaient impatiemment rêvé l’arôme. Tout compte fait, le caractère quasi fédéral du régime canadien donne aux trois branches de l’élite politique québécoise des satisfactions nombreuses et des raisons de ne point le changer, en dépit des querelles qui opposent dans le drame et les cris les capitales l’une à l’autre. Il procure aux canadianistes le gouvernail d’un bateau dont ils peuvent se croire les seuls capitaines; navigant sur une mer infestée de corsaires séparatistes, ils posent triomphants à la figure de proue du fédéralisme. Et le défaut de représentation réelle des États fédérés dans les institutions communes fournit aux fédéralistes autonomistes, aussi bien qu’aux souverainistes, mille motifs de se plaindre et de montrer, partant, leurs réclamations sous un jour avantageux.

Et les souverainistes, parlons-en. Ont-ils une doctrine politique plus forte que celles des fédéralistes québécois? Je trouve d’ailleurs assez curieux qu’un mouvement indépendantiste ait fait de la souveraineté son blason, quand on songe à tous les sens dont ce mot est chargé. J’ai quelque réticence à dire mon étonnement car, vos explications m’en ont convaincu, les concepts reçoivent dans votre pays une couleur particulière que leur donnent des usages qui ne concordent pas avec ceux que l’on observe ailleurs dans le monde. Je croyais, en arrivant dans ce pays aux vastes étendues, pays jeune qu’un lourd passé n’encombre pas, que les idées y couleraient comme dans une rivière sans méandres, que la politique divulguerait ses enjeux sans mystère et que la présence d’un élément francophone au Canada y aurait suscité un goût pour la clarté, l’ordre et la mesure, du moins dans la forme et le jeu des institutions. Plus je vous écoute, plus je me convainc, cependant, qu’il peut en être des jeunes pays comme des plus vieux, et que la vie politique dans les premiers peut revêtir autant d’opacité que dans celle des deuxièmes qui sont emmêlés dans les ficelles de leur passé. Suis-je à Byzance? me demandais-je, quand par vos éclaircissements en clair-obscur vous m’avez emmené dans les sentiers sinueux de la vie politique d’ici. Vous m’avez décrit un monde où, sous l’apparence du mouvement, voire de l’agitation que provoquent les conflits et les changements de garde au pouvoir, se tapit l’immobilité; c’est un peu comme si les raisons que les Québécois s’étaient données de se plaindre de leur sort avaient autant de force pour les braquer contre le régime que pour les y maintenir. C’est sans doute pourquoi, dans la vie des nations, le vrai changement survient rarement : les raisons qu’ont les hommes d’aimer leur sort ou de le changer se maintiennent en équilibre, par l’effet de l’habitude, de la peur de l’inconnu ou de la paresse de l’esprit, et il faut souvent un événement extérieur pour briser cet équilibre.

- C’est Tocqueville qui écrivait que les Américains forment le peuple « du monde où l’on étudie le moins et l’on suit le mieux les préceptes de Descartes ». Au premier abord, le Canada, à l’instar des États-Unis, est un pays du nouveau monde où l’état démocratique s’est tôt affirmé : l’esprit cartésien qui quadrille l’esprit des citoyens aux États-Unis devrait aussi prospérer au-delà du 45e parallèle. Au Canada français, la mentalité démocratique, qui correspondait à un état social généralisé et que Tocqueville a pu lui-même constater dans son voyage en terres canadiennes de 1831, s’est cependant conjuguée à un esprit byzantin qui a laissé des traces dans la sphère politique. Coupé de la France par la Conquête, encore plus isolé d’elle après l’échec des rébellions patriotes de 1837-1838, le Canada français s’est longtemps détourné des idées françaises. Quand elles furent remises au goût du jour, ses adorateurs en chérissaient les belles lettres, sans trop comprendre que la France avait changé depuis Louis xiv. Elles comptèrent aussi leurs détracteurs, des bourgeois anglomanes qui se riaient des bourdes et des prostrations où les Napoléon de la France la firent chuter, des ultramontains qui rageaient contre l’insolence gallicane d’un Jules Ferry ou d’un Léon Gambetta. En politique, l’élite gouvernante a rarement osé parler un langage clair : sa hantise de heurter le pouvoir anglais ou de froisser le clergé lui a fait préférer les formules en demi-teintes, un laconisme peu compromettant ou une éloquence boursouflée de comices agricoles.  Elle a fait ses classes le plus souvent dans des études légales : à l’aide d’un franglais dérivé d’une Common Law érigeant la casuistique en art de raisonner, elle a appris à louvoyer dans le lacis du politique. L’embrouillamini a longtemps régné dans les sources et les traditions de pensée : les Patriotes, puis les rouges radicaux qui leur ont succédé, ont dénoncé à cor et à cri les exactions du régime colonial en se réclamant, dans un enchevêtrement inextricable, des idées anglaises, américaines et françaises. Nos conservateurs ont révéré la Grande Albion, sans trop connaître le fond de la pensée de Burke ou du comte de Maistre sur la Révolution française. Et l’église catholique, toute-puissante de l’union forcée de 1840 jusqu’au début des années 1960, a cultivé le byzantinisme, pour policer les mœurs et chaperonner l’élite politique par un art subtil de l’objurgation. Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, le langage politique au Québec est composé d’étrangetés, de concepts d’emprunts mal digérés, de sous-entendus, d’idiomes locaux, d’ambiguïtés irréductibles que nos hommes politiques portent à leur comble par leurs outrances ou leurs pantalonnades qui paraissent toujours de saison. Opaques pour eux-mêmes en politique, les Québécois le sont doublement pour l’étranger; ils parlent une manière de français sans références françaises, ils s’appliquent avec zèle à parler l’anglais sans connaître Shakespeare ou Emerson. Est-ce un volapuk à l’accent normand que leur langage politique?

Je vous trouve plutôt sévère à l’égard de vos compatriotes. Mais revenons à nos souverainistes. Vous n’avez toujours pas répondu à ma dernière question.

Vous avez raison, je m’emporte. Revenons donc à l’étrangeté du concept choisi par le mouvement indépendantiste pour nommer son projet politique. La souveraineté, ce maître mot sur lequel plusieurs générations d’intellectuels, de militants et d’hommes politiques ont fait reposer leurs espérances, est demeuré ambigu, depuis les premiers temps de sa naissance. Ailleurs dans le monde, les mouvements d’émancipation nationale parlent d’indépendance, de république ou invoquent tout simplement le nom du pays à naître. Les souverainistes québécois ont quand même réussi à exporter leur singulier concept : les nationalistes écossais s’en drapent également, en plus du kilt, de même que les défenseurs en France de la souveraineté nationale contre la centralisation bruxelloise. Des raisons particulières expliquent la faveur obtenue par ce concept au Québec. Agiter le nom de l’indépendance paraissait un effrayant épouvantail pour l’électorat, évoquant les douleurs des schismes et des guerres de libération nationale. Par le choix de la souveraineté, on prenait aussi ses distances vis-à-vis des premiers partis indépendantistes au Québec, jugés trop radicaux et menés par de mauvais garçons. Il a été question de la république, vite écartée parce qu’on ne voulait pas se commettre sur le régime de l’État à fonder et qu’on craignait, sans doute, les quolibets des détracteurs de république bananière. Plus vague, plus mystérieux, presque poétique, connotant tour à tour un absolu, une destination, la souveraineté nationale, la souveraineté du peuple, la maîtrise de soi, la plénitude existentielle, le concept de souveraineté triompha donc, et ce d’autant mieux que pour en atténuer la radicalité choquante, on le couronna de la promesse d’une association politique et économique avec le reste du Canada en faisant revivre, dans une union asymétrique à deux, l’esprit du traité de Rome de 1957. Outre ces raisons opportunistes, l’engouement que le concept a suscité chez les indépendantistes québécois s’éclaire soudain si l’on admet que le souverainisme, bien loin d’être une invention québécoise, s’avère une vieille marotte canadienne. D’une certaine façon, ces indépendantistes ont chaussé des souliers dont le Canada avait déjà usé les semelles. Dans son histoire, le Canada a poursuivi deux grandes obsessions souverainistes : en premier lieu, le problème colonial, lié à l’affranchissement progressif du Canada de la tutelle britannique; en deuxième lieu, le problème américain, lié à la justification de la pertinence politique et économique du Canada vis-à-vis de son puissant voisin du sud. Le problème colonial a longtemps obsédé la classe gouvernante, tant au Québec qu’ailleurs au Canada. De la fondation du Canada jusqu’à l’acquisition de sa souveraineté internationale par le traité de Westminster de 1931, l’élite gouvernante canadienne s’échinait à rehausser le statut du Dominion dans le concert impérial, comme à doter le Canada de sa défense et de sa politique étrangère. Le Canada accéda à la société internationale, avec cependant une réserve incapacitante : il avait laissé au parlement de Londres le pouvoir de changer ses lois constitutionnelles. La question coloniale a ainsi dominé les débats constitutionnels jusqu’en 1982. C’était une question de souveraineté, telle que les juristes la conçoivent : il s’agissait de récupérer de Londres un reste de souveraineté, et non le moindre, la compétence des compétences. Pendant des décennies, toute entreprise de réforme de la constitution fut subordonnée à l’adoption d’une formule d’amendement qui agrée aux deux ordres de gouvernement : exit la réforme du sénat et la modernisation du partage des compétences, et il était hors de question que le pays se débarrassât de ses vieilles peaux attachantes, comme une constitution non écrite fourre-tout ou la pseudo-monarchie, sans véritable famille dynastique nationale. En somme, la question de la souveraineté est devenue au Canada le moyen de consolider le régime, non point de le changer. Or, les indépendantistes québécois, en faisant leur ce concept, sont peut-être tombés dans un piège. Il est vrai que les juristes québécois, habitués à se délecter de la prose du Conseil privé de Londres, auquel on doit d’avoir infléchi l’interprétation de la loi constitutive de 1867 pour élargir les compétences des États, concevaient l’autonomie du Québec comme une forme de souveraineté interne. Si donc le Québec devait s’affranchir de la tutelle canadienne, il lui restait à récupérer la souveraineté manquante, répartie entre Ottawa et Londres. L’emploi du concept de souveraineté tombait donc sous le sens.

Je vois ce que vous voulez dire. Mais où est le piège? En quoi le recours à ce concept serait incongru, s’il avait son utilité?

Il avait certainement son utilité technique. Mais doit-on désigner un aussi ambitieux projet que l’indépendance d’un pays nouveau par un terme tiré du vocabulaire des publicistes? Au début de sa carrière, dans l’effervescence qu’attisaient les invocations des poètes et des chansonniers avec la ferveur mystique d’un Jean de la Croix ou la bravade crâneuse d’un Che Guevara, l’idée de souveraineté en vint à canaliser les aspirations au changement que l’éveil québécois des années 1960 avait fait détaler du terrier où les avaient ensevelies le conformisme janséniste et la torpeur provinciale. En ce sens, propulsée dans l’orbite d’une jeunesse massivement arrivée à l’âge de la révolte et de l’appétit de jouissance, la souveraineté s’est chargée de l’espérance d’un fondement à venir — par une rupture radicale, une révolution qu’il restait à faire. En théorie, le ferment indépendantiste aurait pu donner naissance à ce que Tocqueville a appelé un grand parti, c’est-à-dire un mouvement qui traverse la société tout entière et qui s’attache à la défense d’idéaux, de principes, plus qu’à la promotion d’intérêts particuliers, et auquel s’est imposée l’idée d’un changement total de la constitution politique. Cette possibilité fut toutefois écartée au profit de la création d’un parti politique qui visait la conquête du pouvoir d’après les règles de la démocratie parlementaire canadienne, ce que Tocqueville appellerait la politique des petits partis. Le libéralisme l’envisage comme une lutte à froid entre des acteurs égoïstes poursuivant leurs intérêts particuliers ou de classe. Mettant de côté les passions généreuses et les idéaux transcendants, ces acteurs acceptent de s’affronter dans le cadre préétabli de la joute démocratique. En somme, les indépendantistes québécois ont entrepris de réaliser l’ambition d’un grand parti par les moyens d’un petit. Cette ambition, énorme par son ampleur, sa complexité et ses conséquences, se heurta sur d’innombrables difficultés. Sitôt que le statut de parti parlementaire fut acquis et que ses chances de l’emporter parurent plausibles, le Parti québécois dut raboter les aspérités de son projet pour l’électorat, sensible aux lendemains cataclysmiques que les fédéralistes et les canadianistes s’ingéniaient à pronostiquer à la suite d’une déclaration d’indépendance. À force de rassurer leurs électeurs, à coups d’études savantes sur le partage des actifs et de la dette, l’équilibre des finances publiques, la politique commerciale et la reconnaissance des nouveaux États par la communauté internationale, les dirigeants souverainistes en vinrent à réduire presque à néant la portée novatrice de leur projet, puisqu’il ne changerait en rien ni le commerce, ni la prospérité, ni les services publics, ni les impôts, ni les frontières, ni la protection des minorités, ni même l’allégeance des Québécois à leur Canada ancestral. En bref, l’indépendance du Québec devait s’accomplir à la manière d’une opération chirurgicale sans douleur et sans hospitalisation que les parlementaires canadiens et québécois, secondés de leurs légistes, pratiqueraient en découpant l’État du Québec par un coup de bistouri imperceptible. Il ne s’agit au fond que d’un simple transfert de souveraineté, entériné par le paraphe solennel d’un traité. L’ambition d’un grand parti étant emmêlée à la lutte partisane et à la gourmandise électorale, la souveraineté, tel un gros fromage tendu à des souriceaux affamés, fut grugée de toutes parts par les groupes inquiets pour leur patrimoine, leurs avantages et leur communauté et auxquels les dirigeants péquistes durent offrir concessions, garanties et faveurs par d’incessants marchandages. Ces dirigeants n’ont pu se dégager de la politique ordinaire et de l’administration des choses, de telle sorte qu’ils ont préféré surseoir à la visée fondatrice de leur projet qui supposait une transformation de la constitution politique du Québec. À l’anticipation de ce que seraient les institutions, la constitution, la devise et l’esprit public d’un État du Québec indépendant, ils préférèrent l’atermoiement, ce qui les dispensait d’un effort d’imagination qu’il leur coûtait de fournir, alors que le parlementarisme à la canadienne, si décrié dans les discours, avait en pratique les charmes familiers d’une vieille maîtresse. Il ne fallait surtout pas que le Québec, tant qu’il serait enchaîné au joug fédéral, donnât à voir, en acompte sur l’avenir, la terre promise. Le résultat de cette politique menée depuis la fondation du Parti québécois en 1968, après deux référendums par lesquels une jeune nation démocratique clama à la face du monde son refus d’entrer dans la société des États, c’est que la souveraineté, discutée, critiquée, disséquée jusqu’à plus soif dans la société québécoise, y fut laissée, vagissante, dans le flou. À trop vouloir minimiser l’impact de la souveraineté et endosser les habits respectables de bons gestionnaires, les indépendantistes convertis au souverainisme n’ont voulu admettre que la création d’un pays nouveau, quand elle se déroulerait dans la concorde, implique néanmoins des bouleversements. Ce n’est pas seulement le siège de la capitale, l’organigramme des ministères et la législation qu’on transforme : c’est tout ensemble les fidélités au passé, l’objet des allégeances, les solidarités, les coutumes, les espoirs partagés et le caractère national. Ces changements, il est vain de vouloir en nier la réalité et les résistances qu’ils susciteront, à moins qu’on n’entreprenne de les penser, de les rendre plausibles, désirables, voire nécessaires, par une action civique de tout instant qui déborde les phalanges agissantes des partis et des appareils d’État. Les canadianistes ont vite vu dans quels marécages les souverainistes allaient s’embourber. L’apparition d’adversaires qui remettaient en question la base même de leur pouvoir et l’existence même du pays aviva leurs propres ambitions souverainistes. La lutte pour l’unité nationale devint ainsi la première de leur politique, obsession commode qui leur conférait des lettres de noblesse patriotiques et reléguait dans l’ombre toutes ces sornettes, réforme du sénat ou du partage des compétences, qui impatientaient les fédéralistes du Québec ou de l’Ouest. Se sont donc affrontés les souverainistes québécois et les souverainistes canadiens, les uns exaltant les autres. Ce sont ces derniers qui ont gagné la partie, qui furent capables d’action fondatrice. La clef de voûte qui manquait à la cathédrale de la souveraineté canadienne, ils la récupérèrent du vaisseau amiral britannique. Ils profitèrent de l’octroi que Londres fit au Canada du pouvoir constituant pour maintenir la suprématie du cabinet fédéral dans l’échiquier canadien et pour redistribuer la souveraineté entre les parlements et les juges, sans prendre avis auprès du peuple. Après leur victoire à l’arraché lors du référendum de 1995, ils ajoutèrent un contrefort à l’édifice. Si l’on croit le théoricien Carl Schmitt, la souveraineté appartient au pouvoir qui décide de la situation exceptionnelle. Au Canada, le droit à la sécession, sur lequel la constitution était muette, était la grande situation exceptionnelle. C’est au parlement fédéral, par l’adoption d’une loi portant prétendument sur la « clarté », que les canadianistes remirent le pouvoir de décider de la légitimité d’un vote populaire en faveur de la sécession d’un État. Le plus curieux dans cette lutte pour la souveraineté est que ce sont les canadianistes, pourtant les héritiers présomptifs du libéralisme, qui sont sortis les premiers de la politique des petits partis pour se comporter eux-mêmes comme un grand parti succombant à la fureur des passions politiques, prêts à tout pour sauver l’État canadien, dussent-ils triompher par la corruption et la propagande.

Je vous ai écouté attentivement, me laissant conduire dans les sentiers sinueux de la politique canadienne. Je commence à plaindre l’électeur québécois qui voit se disputer sur la scène politique tous les polichinelles qui courtisent ses faveurs. Toutefois, je vous ne cacherai pas que vous ne m’avez pas tout à fait persuadé. Comme les intellectuels inclinent à le faire, vous croyez que ce sont les idées qui mènent le monde. Si je vous ai bien compris, si les indépendantistes ont raté leur entreprise, c’est qu’ils n’ont su se déprendre du souverainisme canadien et qu’ils auraient dû avoir le courage d’énoncer clairement leur projet. Mais, mon cher ami, croyez-vous qu’on change de pays en faisant la toilette à quelques concepts?

Je pense comme Albert Camus que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.

Certes. Cependant, l’expérience que j’ai des pays où j’ai vécu, des régimes et des dynasties que j’ai vu tomber ou se relever, des révolutions de palais qui font rouler les têtes sans varier la corruption ou la tyrannie, m’a fait comprendre qu’il faut beaucoup de patience, d’endurance, de sens du sacrifice et du devoir, ainsi que de la perspicacité et de la clairvoyance, si une élite veut conduire tout un peuple à l’émancipation, si vraiment le régime en place paraît insupportable. En un mot, il lui faut des vertus et de la ruse, des vertus pour affronter la roue de la fortune et se faire aimer du peuple, et de la ruse pour déjouer l’adversaire. Rien de ce que vous m’avez révélé des indépendantistes québécois m’indique qu’ils posséderaient toutes ces qualités.

Je suis d’accord avec vous sur le principe de vos observations. Or, la politique aujourd’hui ne parle plus le langage de la vertu, je le crains. Je me demande s’il n’est pas illusoire d’exiger de notre élite gouvernante plus de vertus que la société n’en désire pour elle-même. La démocratie libérale, telle qu’elle se pratique sur le continent, n’a pas pour but l’excellence en politique, au sens antique du terme. Elle tend non pas à placer au-dessus du peuple un pouvoir qui le surplombe par son autorité et des qualités d’exception, mais bien, par la rotation des gouvernants et leur sélection au plus près des désirs du peuple, à mettre sur un même pied l’élu et l’électeur, de sorte que le premier reflète le deuxième. N’est-ce pas Montesquieu qui disait au troisième livre de L’esprit des lois (j’en avais comme par hasard un exemplaire avec moi) : « Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût la soutenir, que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, de luxe même ». Pour se maintenir, la démocratie libérale compte sur l’ordre suscité par les lois, qui canalisent les intérêts particuliers, et non sur la force des mœurs; les individus, imbus de leur bonheur et de leurs satisfactions particulières, ne conçoivent guère que la chose publique requière d’autres qualités et capacités que celles qui sont utiles au succès de leurs entreprises privées. Il n’est donc pas étonnant que pour Montesquieu lui-même, le régime qui convienne le mieux à un ordre de liberté garanti par les lois fût le gouvernement tempéré, soit un régime mixte combinant des éléments de monarchie, d’aristocratie et de démocratie. C’est cet agencement qui fait émerger un pouvoir fort tenu en respect par les décrets du droit, bien plus que par la volonté populaire, trop versatile. De tous les régimes existants, c’est peut-être le régime canadien qui incarne le mieux aujourd’hui cette conception du gouvernement tempéré. Le principe monarchique trouve à s’y exprimer par un pouvoir exécutif doué de stabilité et de longévité, que la constitution et les usages ont mis à l’abri des volte-face parlementaires et des pressions populaires. Véritable monarque élu, le premier ministre fédéral fait l’envie des présidents de république qui doivent composer avec des assemblées rebelles; son autorité irradie sur tous les pouvoirs, descend sur tous les degrés de l’État. La souveraineté parlementaire détournée dans les mains du premier ministre coule depuis 1982 sur le pouvoir judiciaire, consistoire suprême qui arrête les débats et démêle l’écheveau des questions difficiles que les politiciens sont trop heureux de lui abandonner. Dépourvu d’aristocratie terrienne, le Canada a vite fait de s’en donner des ersatz, par des élites sociales plus ou moins visibles qui gravitent autour de la puissance exécutive. Parmi elles arrive au premier rang l’avocature canadienne, véritable pépinière à premiers ministres et ministres de la Couronne, dont l’influence, déployée par un réseau tentaculaire, pénètre l’État et la grande entreprise. C’est une véritable aristocratie sociale, comme Tocqueville le vit pour les avocats aux États-Unis, par ses habitudes intellectuelles conservatrices qui tempèrent les hardiesses populaires. Vient ensuite une technocratie sûre de son droit d’aînesse, composée de mandarins et de techniciens de haut vol, qui voit au pilotage automatique d’un État qui pense à tout. À cela se greffe toute une notabilité identitaire, qui se recrute parmi les chefs autochtones, les dirigeants autoproclamés des minorités sociales et des communautés issues de l’immigration, qui dépendent de la générosité fédérale et que la réforme de 1982 a intronisés comme sujets politiques. Enfin, l’élément démocratique, contenu par la pratique du parlementarisme qui donne la préséance à la représentation sur la démocratie directe, connaît parfois des accès de fièvre : là on se mobilise pour la réforme électorale, ici on consulte la population en grandes pompes référendaires ou on attèle le carrosse royal des commissions itinérantes. Mais rien de ces actions ne se renouvelle pour durer. Les passions démocratiques trouvent souvent au Canada un exutoire dans l’égalitarisme social : la question sociale absorbe ainsi la population et la classe politique, bien plus qu’aux États-Unis. On oublie souvent que le Canada est une immense plaine du centre gauche que les gouvernements, qu’ils se nomment libéraux ou conservateurs, souverainistes ou fédéralistes, rêvent d’occuper pour conserver le pouvoir. Aux confins de cette plaine coule à droite une rivière qui ne parvient plus à sortir de son lit depuis la débâcle des progressistes-conservateurs survenue après le départ de Brian Mulroney; à gauche serpentent de frêles ruisseaux qui finissent souvent par s’assécher ou par se raccorder à un affluent du centre. L’apparent consensus autour de l’État-providence a ainsi contribué à conférer au régime mixte canadien une grande stabilité et ce d’autant mieux que les libéraux fédéraux ont réussi, dès l’entre-deux-guerres sous Mackenzie King, à opérer une synthèse habile entre le libéralisme politique et le gouvernement de protection sociale, sans menacer le grand capital de désobligeantes interventions. Qu’on se détrompe, la troisième voie n’est pas une invention de Tony Blair et du sociologue Anthony Giddens. Cette communauté d’action et de pensée que le Labour et les libéraux anglais ont échafaudée le temps de quelques alliances au lendemain de la Première Guerre mondiale, les libéraux canadiens l’ont réalisée par eux-mêmes, sans s’appuyer sur un autre parti. Bref, le régime mixte canadien est ainsi fait qu’il ne propose aucun idéal politique très engageant : le régime fonctionne de telle manière que la majeure partie de la population peut se désintéresser de la chose publique, sauf à insérer, aux quatre ans, son bulletin de vote dans la boîte de scrutin. En somme, le Canada est un État minimal, davantage que les États-Unis ou la France par exemple, en ce qu’il exige de ses citoyens peu d’engagement et de foi en la chose publique. Les citoyens peuvent compter sur un système qui leur procure l’ordre et la justice, nécessaires au commerce et à la poursuite des projets individuels, ainsi que la couverture sociale qui les protège des infortunes du sort. Il n’y a ni école commune ni service militaire ou civil qui inculque à la jeunesse les rudiments de la citoyenneté; l’école y apparaît bien plus comme la chose de la communauté locale, du milieu, que le creuset de la nation. Les médias sont habités par une détestation du politique qui le montre sous des traits dérisoires ou vils. Ainsi, la communauté politique canadienne est une fiction qui se maintient en continu; l’éparpillement de la population le long de la frontière américaine, les frontières mentales créées par la dualité des langues et les fiefs d’identité, la diversité des visions de l’histoire et des sentiments d’appartenance composent un pays fragmenté; ses communautés vivent chacune dans leur bulle, dans leur cinéma intérieur, et voient chacune des choses différentes, selon qu’on regarde le pays du Cap Diamant ou du lac Louise, sans jamais pouvoir s’entendre sur le choix des mots. Au Canada, l’esprit public est donc faible, doublé d’une morale commune permissive qui porte aux nues la tolérance de tous les styles de vie, des opinions et des croyances, bien que la tolérance rime souvent avec la liberté d’indifférence à son voisin.

Mais où voulez-vous en venir avec ces longues explications et ces détours chez Montesquieu et la débilité de l’esprit public canadien?

J’y viens. Si le Canada est tel que je l’ai décrit, être indépendantiste suppose alors que l’on en soit arrivé à la conclusion que le régime canadien, par ses fins autant que ses institutions, est inapte à réaliser des ambitions pour lesquelles le statut acquis par le Québec dans l’ensemble canadien serait un obstacle majeur. Or, les indépendantistes, en mettant au second plan la question du régime, ont banalisé le potentiel d’émancipation que renfermait leur projet initial. Une fois parvenus au pouvoir, ils n’ont pas su faire la démonstration que l’État du Québec à venir se démarquerait fondamentalement de l’État canadien tant par ses fins que par ses procédés. Ils n’ont pas non plus fait montre de plus de vertu que la moyenne de la classe politique canadienne. En démocratie, tout gouvernement nouvellement élu dispose d’une première mise de vertu que le peuple lui reconnaît d’emblée : honnêteté, écoute, décision, capacité de voir l’intérêt général. Cette mise s’épuise vite avec l’usure du pouvoir et se renouvelle par la régénération de l’alternance démocratique. Les indépendantistes ont mis leur grand dessein au niveau de la politique ordinaire, même si chaque fois portés au pouvoir, ils convoquèrent avec enthousiasme leurs citoyens à des lendemains qui chantent. Jugée à l’aune de la question sociale, la souveraineté s’est tôt empêtrée dans les sentiers battus sur lesquels conservateurs et libéraux, progressistes et partisans du laisser-faire avaient l’habitude de s’affronter. Un Québec indépendant tiendrait-il mieux ses hôpitaux, les rentes y seraient-elles bonifiées, la pauvreté y serait-elle enfin éradiquée? En clair, si la justification de l’indépendance du Québec tient aux réponses données à ces questions, tout citoyen normalement constitué aura intérêt à conserver le régime actuel, qui lui prodigue déjà les protections et libertés d’un État-providence libéral. Si par ailleurs il faut faire l’indépendance du Québec pour affirmer l’émancipation politique de la nation québécoise, alors de deux choses l’une : ou bien cette émancipation s’impose par une rupture avec le régime canadien, parce que ce dernier est un affront continuel à l’honneur et à la dignité des Québécois, une source intolérable de vexations, un frein à leur liberté politique, en somme un carcan qui les aliène jour après jour et qui justifie que tout un chacun se dresse contre lui, le boycotte, le dénonce, en sape la légitimité par une action qui fédère les énergies et fortifie un nouvel esprit public; ou bien ce désir d’émancipation résulte d’un vague souhait que le narcissisme collectif des Québécois voudrait exaucer, en surplus des nombreuses satisfactions, de la prospérité, des avantages sociaux dont les comble un pays qui ne les embrigade dans aucune milice. Vous devinez peut-être lequel des deux termes de cette alternative l’a emporté. C’est en complet trois pièces ou en tailleur Chanel que les chantres de la souveraineté pensaient en ouvrir les portes lors du Grand Soir, après que la population eut déposé son écot électoral dans les urnes. Faisant finalement face à des adversaires peu coriaces, les canadianistes ont saisi qu’il était dans leur intérêt d’éliminer des institutions canadiennes les obstacles notoires qui défavorisaient les francophones, tout en résistant à celles des revendications québécoises qui ébranleraient le régime. Leur stratégie à long terme table, c’est mon hypothèse, sur l’épuisement de la contestation québécoise, née du trop-plein d’imagination lyrique qu’une génération a déversé dans la chanson, le reniement du passé et l’hédonisme, et sur l’adhésion progressive d’une société vieillissante et avide de sécurité à une éthique libérale, individualiste, voire communautariste, qui la mette en phase avec le reste du Canada. Le nationalisme québécois a édifié un demi-État sur les cendres de la vieille vie communautaire canadienne-française sans réussir à y substituer une nouvelle vitalité sociale qui égale l’appétit de vivre des ancêtres. C’est muni de programmes concoctés par des ingénieurs sociaux que l’État du Québec a tenté de simuler un lien communautaire au sein d’une société d’individus qui, par le nombre de ses familles brisées, de ses suicidés et de ses décrocheurs, arbore tous les signes de l’anomie.

Cela ne fait pas une nation très vigoureuse.

Vous l’avez dit! Les canadianistes savent que les Québécois se rêvent volontiers comme nation lorsque c’est le cœur qui est sollicité et quand ce sont leurs chansonniers, leurs écrivains, leurs comédiens, leurs humoristes, leurs athlètes et leurs saltimbanques qui en sont les ambassadeurs. Cependant, dès qu’il s’agit d’une nation politique qui se définit par sa constitution, ses exigences publiques, un fonds commun de devoirs et d’horizons, aussitôt les esprits se divisent, les palabres reprennent, les amateurs de jésuitismes grenouillent, l’ambivalence devient sagesse. Les canadianistes se disent sans doute que tant que le régime prodiguera aux Québécois des rêveries agréables sur eux-mêmes et des aperçus qui flattent la fierté et le cœur, ils n’auront ni la volonté ni les capacités pour entreprendre, avec la pensée sérieuse et le sens des réalités qu’il convient alors à une avant-garde opiniâtre de réunir, une fondation ab novo de leur communauté politique. Donnons-leur du cirque, des festivals et des succès à l’Olympia ou à Las Vegas, et nous pourrons dormir tranquilles.

En clair, vos souverainistes sont des rêveurs qui n’ont su prendre toute la mesure du conflit qui les opposait aux canadianistes.

Oui, en quelque sorte. D’ailleurs, leur souveraineté me fait penser au vaisseau d’or que le poète Nelligan a immortalisé dans son célèbre poème. Permettez-moi d’en réciter un pastiche :

 

C’était un grand projet, un changement massif :

Le Québec souverain, voguant vers l’inconnu.

D’une voile amollie, ce vaisseau biscornu

Tranquillement allait frapper un gros récif.

 

En mai, par un beau jour, il heurta son écueil,

Le peuple des rameurs s’agrippant à ses rênes.

Puis tonna le grand chef : des votes à la chaîne

Finirent d’envoyer l’esquif dans un cercueil.

 

Des lendemains en or aux rentes diaphanes,

Le français à rebord : c’est ce que les profanes,

Ressassant leur névrose, entre eux ont convoités.

 

Que devient ce vaisseau dans la lutte sans trêve?

Que reste-t-il d’ardeur, près de le déserter?

Hélas! Il va sombrer dans l’abîme du Rêve!

Ah! ce pastiche me rappelle le temps de ma jeunesse quand, assis à l’ombre des orangers de la cour d’école, j’en pratiquais nonchalamment… Cela dit, vous m’apparaissez plutôt pessimiste. Pourtant, bien des peuples envieraient au Québec la niche confortable dans laquelle il s’est installé. Mais sur le plan politique, je vous l’accorde, il semble tourner en rond. Que font alors vos intellectuels? Ne devraient-ils pas essayer de clarifier l’état des choses, d’être intraitables sur les diagnostics que l’on doit tirer?

Tout régime qui persiste à travers les âges finit par se donner des penseurs qui en raisonnent les principes sous-jacents, trouvés souvent en l’état de scories mal dégrossies, afin de les insérer, par le polissage de la pensée, dans un beau système. Quand on y songe, le Canada est l’une des plus vieilles démocraties libérales; il a conservé la même constitution, sans rupture depuis sa fondation, sans avoir connu, comme son voisin du sud, une guerre civile déclarée, ni les affaissements où les guerres mondiales ont jeté nombre de pays européens. C’est par évolution tranquille, faite par à-coups, au gré des compromis conclus entre des élites craintives de tout changement radical, que le pays s’est émancipé de la tutelle britannique et s’est éloigné du libéralisme classique de ses fondateurs pour mettre en place un État-providence comparable en divers points aux formules européennes de social-démocratie. Quant à l’éternel conflit entre le Québec et le reste du Canada qu’ont exacerbé la montée du nationalisme québécois, puis la cristallisation d’un sentiment national canadien, s’il a donné lieu à quelques débordements sporadiques de violence au cours de l’histoire du pays, il n’a trouvé ni dénouement ni grande bataille finale, grâce aux voies d’évitement que les élites canadiennes et québécoises ont empruntées ou aux promesses de recommencements qui les enhardissent de nouveau auprès de leur clientèle électorale. Si j’avais à qualifier la philosophie publique qui sous-tend le régime canadien, elle s’intitulerait le transformisme. Certes, je suis bien loin de poser une équivalence entre ce transformisme à la canadienne et le transformismo de l’Italietta de 1870 à 1922, où sous Deprestis et Giolitti, l’Italie réunifiée qui chantait des airs de Puccini à la Scala était gouvernée par une classe politique coupée du peuple et maintenue au pouvoir par le chassé-croisé des alliances et des clientèles. Cependant, la devise qui inspira le réformisme italien « Ni réaction, ni révolution », pourrait bien être celle du Dominion canadien. Le transformisme canadien est une commode à tiroirs. Permettez que j’en ouvre quelques-uns.

Oui, faites, après l’orange à pelures multiples, voici la commode. Pourvu que vos tiroirs ne soient pas gigognes.

Sur le plan constitutionnel, le Canada est le pays du conservatisme. On y voue un culte aux formules absconses et aux rites absurdes hérités du passé, à l’éparpillement des normes et aux strates de subtilités qu’y déposent les interprétations judiciaires, ce qui enveloppe la constitution d’un vernis opaque qui fait le bonheur des avocats et fournit aux politiciens des ressources inépuisables pour bloquer les frondes des jeunes têtes brûlées. Sur le plan de la gouverne, c’est le pays du réformisme, du changement précédé de consensus, de l’expérimentation prudente à laquelle donne une arène permanente la multiplicité de gouvernements qui se copient et s’épient les uns les autres. Arrivent la grève ou l’émeute, et la classe dirigeante est aux abois. On évite d’attaquer la réforme de front, on préfère y aller en oblique et laisser l’adversaire prendre le blâme pour les pots cassés, ou attendre un décret judiciaire qui vous l’impose comme une fatalité légale. Les conflits larvés et insolubles, on les contourne, autant que possible, par des promesses de consultation sans fin ni direction, ou par la convocation de grandes commissions d’enquête qui remettent, quelques années après que le feu eut été déclaré, leur solution à l’incendie. Le langage politique, empreint d’une sensibilité cauteleuse, craint d’appeler un chat un chat : il suffit qu’un député dise un gros mot à la chambre pour que tous les parloirs de la nation soient en émoi. Un simple citoyen parle virilement, aussitôt les foudres de son assemblée s’abattent sur lui. Le bipartisme installé par la tradition et le mode de scrutin porte alternativement deux grands partis au pouvoir, avec la prédominance de la famille libérale à l’échelon fédéral. Véritable matrice où se pensent le maintien du régime et les réformes sociales, le Parti libéral a coutume d’avoir à sa tête un monarque vénéré, pris toutefois par la discipline des esprits au sein du parti et par la réconciliation des intérêts régionaux au cabinet. Depuis l’entre-deux-guerres, ce parti confine l’État à la redistribution de la richesse sans s’immiscer dans le capitalisme industriel. A secondé l’élite parlementaire dans son émigration vers les prairies du centre une élite technocratique convaincue que l’État doit s’attacher au bien-être de ses administrés du berceau jusqu’au tombeau. Par crainte d’entamer la prospérité promise par la concentration du capital, l’État canadien en tempéra les méfaits par une redistribution et une réglementation palliatives. Ce n’est pas la société ou l’économie qu’il faut changer, mais bien l’individu, pour l’aider à s’adapter au changement. Enfin, et c’est là qu’entrent en lice les intellectuels, il s’est développé au Canada une philosophie politique qui encense le pluralisme, l’introspection identitaire et la réconciliation des divergences par le dialogue. Par des pirouettes intellectuelles dont je vous épargne le détail, l’unité du pays en est venue à signifier la reconnaissance de toutes les composantes sociales, le primat de la multiplicité des interprétations sur le récit unique, la sommation de toutes les allégeances, par opposition à tout projet de changement qui supposerait la mobilisation du corps des citoyens autour d’une même ambition. Les penseurs du transformisme se méfient donc de la décision et de l’institution, nécessairement imposées par une majorité obtuse et oublieuse des voix minoritaires, et se prennent d’un engouement sans bornes pour la délibération, nouvel éden de la transparence, de la communication de soi avec soi, par laquelle, dans un concert incessant d’échanges, toutes les opinions et toutes les différences se lovent dans les bras de la compréhension mutuelle. En somme, à les en croire, on peut faire des omelettes sans casser d’œufs. Cette philosophie, qui coiffe le transformisme canadien d’un haut-de-forme théorique, a gagné beaucoup d’adeptes à travers le pays, y compris au Québec. Songez qu’avec une telle philosophie qui nie la réalité du conflit comme fondement du politique, le régime canadien, promis à durer au moins mille ans, désamorce, dès sa conception dans les esprits, toute velléité de changement.

Mille ans! N’est-ce pas aussi la durée de vie de l’empire byzantin, depuis la chute de Rome jusqu’à celle de Constantinople? Vous n’êtes pas sortis de l’auberge.

En effet. Beaucoup de Québécois éprouvent vis-à-vis de leur identité le même malaise que Stendhal décrivit pour son héros dans Le rouge et le noir. Se prenant la tête en étau, ils se lèvent un bon matin et, tel Julien Sorel, ils s’écrient avec exaspération : « Pourquoi suis-je Québécois? »

En somme, que concluez-vous sur la question sur laquelle nous épiloguons depuis déjà fort longtemps?

Notre conversation a commencé par le constat que vous avez fait sur le caractère peu crédible, vues de l’étranger, de nos récriminations nationales. Nous devrons, un jour ou l’autre, nous interroger sur la capacité réelle de nos dirigeants politiques d’ouvrir la voie aux grandes destinées qu’ils ont promises à leurs commettants. Ou bien ce sont les rêves qui les ont animés qui tiennent de l’illusion, de la fantasmagorie romantique; ou alors ces rêves sont capables de fondement, mais la ténacité, une froide sagacité et l’aptitude à se mesurer au régime canadien ont fait défaut à nos dirigeants. Tant les fédéralistes que les souverainistes ont esquissé pour les Québécois de belles terres promises; chez les uns, la promesse d’une pleine égalité entre deux peuples fondateurs, revivifiée dans un pacte qui restituerait au Québec la jouissance de ses compétences originelles; chez les autres, l’évocation grandiose d’une nation francophone en Amérique parvenue à la société internationale, ayant gagné son indépendance sans avoir vraiment rompu avec le Canada… et avec la bénédiction paternelle des États-Unis et de la France. Ces rêves suscités par la jovialité et l’enthousiasme débonnaire ont fait la fortune électorale de plusieurs premiers ministres québécois et de leurs partis; telles des vagues venues du large avec de grands élans, ils se sont toutefois aplatis au contact des côtes canadiennes. Maurice Séguin, un historien qui a exercé beaucoup d’influence auprès de la jeunesse nationaliste, était convaincu, si grands que fussent ses espoirs pour le Québec, que sa classe politique était condamnée à l’inaction politique. Sans nullement conclure à l’inéluctabilité de l’histoire, j’estime que les 40 dernières années ont abondamment illustré cette incapacité, du moins chez les fédéralistes et les souverainistes, auxquels a échappé le génie de l’action fondatrice. Seuls les canadianistes ont réussi dans cette voie, mais en conformant le Canada à leurs ambitions de pouvoir. Cependant, je crains que l’inaction ne gagne également ces derniers. Maintenant que leur grand dessein est réalisé, ils n’éprouvent plus la nécessité de l’imagination politique; leurs succès électoraux les confortent dans le rôle de gardiens du temple qui le préservent des profanations. Or, même si un jour prochain fédéralistes ou souverainistes savaient retourner la donne politique en leur faveur par quelque grand coup d’adresse, la population québécoise voudra-t-elle les suivre? Avec les satisfactions que les Québécois accumulent dans la démocratie libérale, augmentées de la société de consommation, du divertissement et du pluralisme des identités, pourquoi risqueraient-ils de perdre ces jouissances pour un vague projet évanescent qui parle à une mémoire collective délestée des noirceurs d’un passé honni? La quête des richesses, du luxe, de la célébrité, des distractions, de la volupté et des paradis virtuels ne fait pas bon ménage avec la vertu politique. Les volontés sont faibles et fuient les appels au ressaisissement.

Oui, votre monde a un je-ne-sais-quoi d’amollissant… Mais il n’est pas le seul. Il commence à se faire tard. Déjà la nuit est tombée et les clients ont quitté peu à peu le café. Je m’en veux de vous avoir fait si longuement parler. Je n’aurais jamais pensé que ma curiosité naïve vous entraînerait à parler d’abondance sur un sujet qu’il vous a pesé, de toute évidence, de méditer. La prochaine fois que nous reprendrons notre conversation au café, nous parlerons plutôt d’où je viens, de mes pérégrinations, de mes errances dans des mondes encore plus byzantins, veuillez m’en croire, que celui que vous venez de me faire partager. Pour conclure notre entretien de ce jour, je dirai l’étonnement que j’éprouve à connaître ce pays, cette nation, cette société, ce rêve, bref ce Québec qui ne sait pas encore se nommer. J’y vois d’abord les traits et les inquiétudes d’une petite nation : un penchant pour l’égalitarisme et le nivellement des ambitions, une méfiance à l’égard des projets de grandeur, le souci du bien-être intérieur et de la tranquillité, la simplicité des mœurs et des goûts, une affabilité naturelle, le désir d’approbation auprès de l’étranger, une grande susceptibilité et le sens aigu de la précarité de son existence collective. Le Québec a aussi l’insouciance, le mépris des formes, le culte du succès individuel, la foi en l’avenir, l’indifférence aux origines sociales et aux convenances qui distinguent les jeunes nations. Cependant, de cette jeunesse visible dans les regards et les exubérances de vos artistes, en viennent freiner les ardeurs la pesanteur, l’irrésolution, la fatigue et le blasement qui paralysent d’ordinaire les vieilles nations. Qu’est-ce qui vous a fait vieillir ainsi? Je me le demande… À moins que ce ne soit la prudence de l’Indien qui s’exprime dans le Québécois, qui s’avance camouflé dans les herbages.

Marc Chevrier*

 

NOTES

1. La première partie de ce texte a été publiée dans le numéro d’automne 2004-hiver 2005 d’Argument (vol. 7, n˚ 1, p. 15-58).

* Marc Chevrier est professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.




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