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Le soleil à l’ombre de Gulliver

Un texte de Jean-Frédéric Légaré-Tremblay
Dossier : L'antiaméricanisme québécois
Thèmes : États-Unis, Politique, Québec
Numéro : Vol. 7 no. 2 Printemps-été 2005

Le Québec se définit souvent selon un référent européen ou américain. Avant le 11 septembre 2001, ses exégètes étaient de plus en plus enclins à embrasser son américanité, qu’ils avaient longtemps niée, suivant une affiliation obstinée avec la mère patrie, la France. Cette date vint cependant mettre une pause, sinon un terme, à cette acceptation progressive et heureuse de cette identité nord-américaine pourtant bien réelle. Malgré un bref concert planétaire de condoléances destiné au peuple américain, le « Nous sommes tous Américains » s’est transformé, surtout en Occident, en chant scandé : « Nous sommes tous contre les Américains ». Et la guerre en Irak fut l’occasion d’entonner ce chant à l’unisson. Dans l’affrontement diplomatique opposant le camp de la guerre au camp de la paix, le Québec, comme à peu près tous les peuples occidentaux, s’est rangé derrière l’opinion du couple franco-allemand. Notre américanité aurait alors cédé le pas, comme dans un mouvement rétrograde, à notre « européanité » ancestrale. Un retour aux sources, pourrait-on dire, célébré par nos francophiles.

En dépit des apparences, cette « européanité », fortement définie dans un mouvement d’opposition à la belliqueuse Amérique post-11 septembre, implique-t-elle, pour le Québec, un antiaméricanisme tout aussi européen? Les sources de notre antiaméricanisme, qui peuvent être trouvées dans les disparités existant entre les deux nations au plan de l’ordre social privilégié, mais qui, cette fois, se trouvent essentiellement dans un heurt entre deux façons de voir et d’interagir avec le monde, sont-elles les mêmes que celles de l’antiaméricanisme européen? Difficilement. Notre antiaméricanisme n’est pas tributaire des référents conceptuels étrangers. Il ne se satisfait pas de ces raccourcis et de ces classifications réductrices : il est distinct. Alors que se dessinait l’intervention militaire américaine en Irak, la similitude et la convergence des discours anti-guerre adoptés dans les officines du pouvoir et dans les rues des capitales occidentales dissimulait des divergences quant aux véritables origines et motivations de cette opposition. 

Comment, en effet, se pourrait-il que le Québec trouve les racines de ses réflexes politiques face aux conflits armés dans la même terre que la vieille Europe?  Cette nation du Nouveau Monde, jeune de quelques siècles à peine, à peu près vierge de grands conflits internationaux, lovée dans un pays neutre ami de tous et vivant au crochet sécuritaire de son puissant voisin du sud, partage visiblement peu de choses avec les grandes nations européennes qui sont, sur ces points, son parfait opposé. Les nations européennes partagent en effet une longue et douloureuse histoire; elles ont participé, pris parti (et parfois même patries…) dans les grands conflits internationaux; elles ont connu la rudesse et la complexité presque inextricable des relations entre États. Enfin, elles ont connu l’ivresse de l’empire et de la puissance dans un passé pas si lointain dont elles peuvent encore aujourd’hui être nostalgiques. La génération qui a dit et pensé avec de Gaulle que « la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang » n’a en effet toujours pas trépassé. Ces postures historiques et politiques fort contrastées ne peuvent faire autrement que de propager des visions du monde et des façons d’appréhender le monde et la guerre tout aussi contrastées.

 

TROIS CULTURES POLITIQUES

 

Outre-Atlantique, la thèse de Robert Kagan selon laquelle les Européens viendraient de Vénus et vivraient aujourd’hui dans un paradis postmoderne ne reconnaissant pas, à l’inverse des Américains, le caractère hobbésien du système international, mérite d’être revisitée. Car au contraire, les Européens sont dans une bien meilleure posture que quiconque en Occident pour comprendre que le monde est un endroit dangereux dans lequel toute excursion est risquée et, surtout, peu susceptible d’implanter des réformes modernisantes durables. La volonté de contrecarrer l’intervention américaine en Irak peut être comprise à la lumière de cette thèse revisitée. Ce ne serait pas, en effet, un idéalisme kantien et le rêve altruiste d’un monde uni et soumis au droit international qui auraient motivé le tandem franco-allemand à pousser le géant américain dans les filets du multilatéralisme et de la diplomatie, mais bien un cynisme et un pessimisme réaliste bien conscients des écueils dans lesquels peuvent aisément s’enliser de telles excursions. Plus encore, il se pourrait même qu’en bons Realpolitikers, les Européens, et les Français en tête, aient voulu empêtrer Gulliver, dirait Stanley Hoffmann, pour rehausser leur propre puissance. Ce serait là, et il faut l’envisager, la manifestation d’une politique cynique habillée d’une belle et pernicieuse rhétorique. D’ailleurs, la volonté très française de renforcer l’Union européenne peut également s’interpréter comme une volonté de faire un contrepoids à la toute-puissante Amérique. L’arrimage d’une armée exclusivement européenne en mesure de contrebalancer la puissance américaine et, à plus court terme, de contourner une otan dirigée par les Américains, en est probablement la manifestation la plus évidente. La réitération de ce projet par le président français au lendemain de la réélection du président américain le 2 novembre dernier, donne un indice clair et actuel de ces motivations. Et plus récemment, l’intervention militaire unilatérale des Français en Côte d’Ivoire ne nous dévoile-t-elle pas plus crûment encore l’attitude finalement martiale de cet ex-empire colonial?

À l’inverse, l’idée très répandue d’une Amérique froidement réaliste, belliqueuse et amorale omet des éléments fondamentaux qui viennent pourtant la contredire. Les États-Unis forment une nation jeune, avertie des dangers que comporte le monde, qu’elle conçoit volontiers comme hobbésien, mais qui fait aussi montre d’un idéalisme qui contraste fortement avec le pessimisme et la vision réaliste des Européens. Ce seraient alors les États-Unis, et non l’Europe, qui rêveraient d’un monde éventuellement uni et démocratique. N’est-ce pas en ce sens que l’on peut interpréter, entre autres choses, les interventions armées des Américains destinées à pacifier et à démocratiser des contrées marquées par la dictature? On remarquera aussi que Kissinger, tout réaliste bismarckien qu’il est, est l’exception dans cette nation marquée au fer rouge par l’idéalisme et l’exceptionnalisme. La faible popularité auprès des Américains de ce professeur allemand de naissance et d’éducation nous le rappelle d’ailleurs assez bien. Cette croyance optimiste, donc, et parfois presque juvénile en la supériorité tous azimuts de leur patrie et, surtout, cette croyance en l’« exportabilité » de ce modèle aux parties du monde les plus turbulentes suscite le rire, voire la condescendance des Européens. Ce jugement certes discutable de la part des Européens s’appuie néanmoins sur une certaine sagesse, instruite par des siècles d’histoire justement turbulente, tant sur leur sol que sur des sols étrangers.

Le Québec, dans sa critique toujours acerbe face à toute forme d’interventionnisme ou bellicisme américain, peut-il, lui, se réclamer, à l’instar des Européens, d’une « sagesse » qui aurait été apprise à la dure? L’histoire nous dit que non. Peut-il faire la leçon, transmettre un message crédible en lui-même à son puissant voisin sur ces questions? Encore moins. En dépit de la valeur intrinsèque de l’opinion québécoise, que l’on doit qualifier de pacifiste, celle-ci ne découle pas d’un enseignement historique au parcours exemplaire. Face aux conflits internationaux, les Québécois ont généralement emprunté un raccourci systématique vers la solution pacifique ou, du moins, non interventionniste. Rarement ont-ils discuté, encore moins avancé, des raisons morales pouvant justifier le recours à la force. Et il semble révélateur que les deux seuls partis envisageant un Québec souverain, le Bloc québécois et le Parti québécois, soient en faveur d’un État québécois démilitarisé ou, au mieux, strictement limité aux interventions de maintien de la paix avalisées par l’onu. Derrière cette attitude, donc, il n’y a pas une position pondérée en faveur de la paix; il y a un déni total et systématique de la guerre. Et face à l’attitude plus belliciste des Américains, cet antimilitarisme a été un vecteur important de l’antiaméricanisme québécois.

 

LES HABITS ANTIMILITARISTES DE L’ANTIAMÉRICANISME QUÉBÉCOIS

 

Pierre Falardeau faisait remarquer que contrairement aux librairies canadiennes-anglaises ou américaines, celles du Québec francophone ne possèdent aucune section sur l’histoire militaire. En effet, le Québec a toujours oblitéré le fait militaire de sa mémoire collective. Lorsqu’on passe en revue les positions adoptées par la majorité des Québécois au cours des conflits qui les ont concernés de près comme de loin, celles-ci ont pour dénominateur commun le refus de participer à la guerre ou même de l’envisager. À la révolution américaine, à la guerre des Boers, à la guerre de Corée et aux deux guerres mondiales, les Québécois refusent de participer. Et l’argument voulant que les Canadiens français d’alors ne participèrent pas à ces conflits en raison de leur sentiment d’aliénation à l’égard de l’empire britannique ou de la fédération canadienne, qui ont tour à tour appelé les Canadiens à se battre pour leurs intérêts respectifs, ne résiste pas à l’épisode des Patriotes de 1837-1838 : alors que les intérêts propres aux Canadiens français étaient en jeu, leur soutien et leur effort de guerre fut marginal et les Patriotes furent rapidement écrasés. Cela dit, il ne s’agit pas ici de réduire l’interprétation de l’histoire canadienne-française au simple fait antimilitariste, mais plutôt de faire ressortir ce trait culturel récurrent. Et si l’histoire antérieure à la confédération canadienne exige un traitement différent compte tenu du contexte sociopolitique différent dans lequel évoluait le Québec d’alors, le xxe siècle, quant à lui, ne ment pas sur l’antimilitarisme du Québec contemporain.

L’exemple le plus manifeste et le plus triste de cette posture antimilitariste se retrouve d’ailleurs dans la position des Québécois contre la circonscription lors des deux grands conflits du siècle passé. Le cas de la Seconde Guerre mondiale est le plus significatif. Comme lors de la Grande Guerre, les Québécois furent le reflet asymétrique de leurs compatriotes canadiens : alors que ces derniers votèrent à 80 % en faveur de la conscription, les Québécois votèrent à 71 % contre elle (à 85 % chez les francophones). Encore une fois, certains diront qu’il y avait derrière la position des Québécois une question d’ordre constitutionnel. Même si cela s’avérait vrai, il n’en demeure pas moins que la question militaire et, par ricochet, le sort de millions d’êtres humains, n’avait pas une importance assez grande pour que l’on dépasse, le temps de quelques années, la question nationale. Pis encore, l’issue de la guerre n’a pas permis de rehausser, dans la conscience canadienne-française, l’importance et l’à-propos de l’effort de guerre dans un tel conflit. On a longtemps persisté à présenter les soldats canadiens-français comme des victimes de la conscription et non comme des héros de guerre. Le véritable « patriote » était plutôt celui qui avait fui dans les bois pour échapper à la conscription. Cet entêtement eut aussi raison, à l’époque, d’Adélard Godbout, qui aurait alors trahi les Québécois quant à la conscription. Le ressentiment fut si grand que Godbout en perdit les élections de 1944, malgré ses nombreux accomplissements politiques, pourtant novateurs et précurseurs de notre très célébrée Révolution tranquille. Et même en admettant que cette défaite puisse être d’abord expliquée par la trahison d’une promesse martelée depuis 1917 (le premier ministre Godbout s’était même personnellement engagé, pendant la guerre, à aller au front si les Québécois devaient aller se battre contre leur gré), la persistance de l’oubli à l’égard de l’effort de guerre des Québécois doit, quant à elle, trouver une autre explication. Le petit-neveu d’Adélard Godbout, le documentariste Jacques Godbout, a raison de dire que le nationalisme a fait des ravages sur notre mémoire collective, mais l’antimilitarisme aussi. Ce n’est que depuis la fin des années 1990 qu’une institution proprement québécoise, la Société Saint-Jean-Baptiste, commémore, dans une discrétion d’ailleurs exemplaire, le courage des combattants québécois. C’est aussi au Québec qu’il se vend le moins de coquelicots à porter à la boutonnière. Enfin, inutile de rappeler que le Québec n’a aucun héros de guerre.

Il est peu surprenant que devant ce refus systématique de la guerre, le chromosome pacifiste des Québécois ait revigoré le sentiment antiaméricain à l’approche de l’intervention américaine en Irak. Aucune surprise dans le fait que les Québécois se soient opposés à hauteur de 90 % à la participation du Canada à une guerre non avalisée par l’onu. Mais plus révélateurs par contre sont les 61 % de Québécois qui se sont dits opposés à la guerre, même dans l’éventualité où elle serait avalisée par l’onu. Ainsi, pour une majorité de Québécois, même le multilatéralisme n’y faisait pas : rien ne pouvait justifier la guerre.

Encore une fois, ce n’est pas la valeur intrinsèque de cette opinion pacifiste qui est remise en cause. Ce qui est jugé fort discutable est le recours systématique, et donc aucunement débattu, à l’option pacifiste et non interventionniste. Pourtant, les Québécois ont été prompts à condamner la crédulité des Américains sur la question de la guerre en Irak. En effet, ils associent volontiers l’appui des Américains à leur commandant en chef à leur crédulité à l’égard des médias soi-disant manipulateurs et en connivence avec le pouvoir washingtonien. En somme, on a critiqué une certaine uniformité de pensée. L’ironie est que cette critique est très aisément renversable. Au Québec, aucune voix ne s’est élevée pour représenter le camp proguerre. En fait, ce camp est ici inexistant ou, s’il existe, tapi dans son coin. Résultat : aucun débat n’a eu lieu. Les médias et la population québécoise étaient en plus que parfaite harmonie. Le raccourci systématique anti-guerre avait été emprunté.

Lors d’une conférence, un analyste politique américain opposé à la guerre en Irak et d’allégeance démocrate, Craig Charney, répondait à une Québécoise lui ayant fait la remarque que les médias américains étaient biaisés en faveur de la guerre, qu’il ne comprenait pas qu’une Québécoise puisse faire une telle remarque à propos des médias américains. Rappelant son passage à Montréal pendant l’opération « Liberté de l’Irak », Charney informa la Québécoise qu’un soir, alors qu’il regardait la télévision, il constata qu’à cnn, l’émission Crossfire tenait un débat entre deux analystes opposés à la guerre et deux analystes en faveur de la guerre. Pendant ce temps, dit-il, rdi tenait une table-ronde avec quatre analystes… opposés à la guerre. Il conclut sa remarque, goguenard : « Ce n’est pas nous qui sommes biaisés; on dirait que c’est vous… ». Ceci glaça l’auditoire québécois. Charney avait en effet révélé un trait caractéristique des médias québécois en particulier et des Québécois en général : le consensus règne sans partage. Cette absence de dialectique entre différentes opinions rend la position québécoise extrêmement pauvre quant à son contenu et à ses arguments. C’est cette unanimité ravageuse qui permit notamment à la Société Radio-Canada de diffuser à la vénérable émission Le Point, alors que la guerre en Irak venait tout juste d’être déclenchée, un entretien de Stéphane Bureau avec… quatre enfants de moins de 15 ans exprimant les raisons de leur opposition à la guerre. L’enrôlement des enfants dans ce « débat » peut difficilement être considéré comme le symptôme d’une société saine au plan du débat intellectuel sur les grandes questions internationales, en particulier celles dédiées à la guerre.

 

CONCLUSION

 

Lors de la dernière campagne présidentielle américaine, les Québécois ont manifesté leur antiaméricanisme le plus simpliste. De tous les Canadiens, ils étaient les plus farouchement opposés à la façon dont Bush, évidemment associé au camp de la guerre, dirigeait son pays. Paradoxalement, malgré cette haine palpable à l’égard du pouvoir à Washington, les Québécois se disaient aussi, de tous les Canadiens, les moins intéressés à s’informer sur le déroulement et les enjeux de cette campagne. Cela signifie que tout en manifestant leur désapprobation à l’égard de la politique des Républicains marquée par la guerre en Irak, qui était au cœur de la campagne, les Québécois souhaitaient moins que quiconque au Canada confronter leurs préjugés à des opinions nouvelles ou, pis encore, simplement étoffer leurs arguments. Encore une fois, le déni et le préjugé pacifiste avaient prévalu sans résistance. La conséquence funeste de cette attitude qui nous est propre, est un approfondissement certain du fossé entre perceptions et réalité, un renforcement des préjugés déphasés à l’égard des Américains et un enclavement du discours antiaméricain dans une opinion monolithique et grossière. Alors qu’ici, à l’ombre de Gulliver, nous profitons sans conteste des dividendes de la sécurité, la moindre des choses serait d’accepter d’aborder les questions tragiques de la guerre et de la paix avec un sérieux et une pondération qui ont jusqu’ici fait défaut.

 

Jean-Frédéric Légaré-Tremblay*

 

NOTES

* Jean-Frédéric Légaré-Tremblay, candidat à la maîtrise en science politique à l’uqàm, est chercheur-boursier Marc-Bourgie à l’Observatoire sur les États-Unis à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques à l’uqàm.



 


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