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Paxil Blues. Enjeux éthiques des antidépresseurs

Un texte de Christian Saint-Germain
Thèmes : Éthique, Revue d'idées, Science
Numéro : vol. 7 no. 1 Automne 2004 - Hiver 2005

POLITIQUE DE L’HUMEUR



[R]ien ne m’ennuie plus que les gens qui se complaisent à vous décrire leurs trips sous acide, genre murs qui respirent et osmose avec le monde. Pourtant ces récits, répétitifs, sans surprise, sont la mémoire collective d’une génération, celles des années 60. Ma génération à moi est celle du Prozac.

 

Lauren Slater, Prozac, mon amour, trad. S. Vincent, Paris, Michalon, 1999, p. 31


Un historien des religions y aurait vu le développement d’un groupe religieux, l’apparition de flagellants[1]. Des millions d’individus fonctionnels s’en remettent chaque matin à la prise d’un comprimé pour traverser à gué les jours[2]. Une nuée d’instituteurs, de vendeurs sur la route, de professionnels divers empruntent, après le diagnostic d’un médecin généraliste, la voie de la pénitence moléculaire, des effets secondaires, de l’assuétude dans l’espoir de correspondre aux exigences des milieux. Invisible fustigation, ce petit manège du traitement de soi échappe malgré son ampleur statistique, le caractère exponentiel des profits qu’il génère comme « marché de la dépression » et le nombre d’adhérents qu’il fédère à l’analyse de l’enchaînement de ses implications. Une religion mondiale avec un milliard de fidèles pratiquant et acquiesçant, bien qu’anonyme, qui verse une dîme, en moyenne plus de 60 dollars par mois pour « aller mieux ».

Étonnamment, les éthiciens n’ont cure pour cette redéfinition du moi désormais sous influence[3]. Ils préfèrent conserver l’usage rassurant des fictions tels l’autonomie de la volonté, le consentement libre et éclairé, toutes espèces de faux-fuyants d’un univers moral purement académique. Les technologies font apparaître bien rapidement le destin muséologique d’un ordre moral dans lequel une position subjective conserverait quelque fonction déterminante.

La reconstitution moléculaire du moi s’effectue grâce à l’une des catégories de remèdes les plus souvent prescrits en Amérique du Nord : l’antidépresseur. Sous cette appellation générique, il s’agit d’un arsenal varié de redresseurs d’humeur — tout comme il y a des redresseurs financiers ou encore des « briseurs de soucis » dans l’exercice des activités quotidienne. Les formes de solutions individuelles apportées par ces substances opèrent des transpositions des mouvements collectifs de l’économie et du vocabulaire politique sur les individus : dépression, crise, panique[4].

Calmer le jeu, ralentir ou accélérer l’économie, combattre les moments panique du terrorisme — comme si ces médicaments cachaient en filigrane la signature d’opérations politiques sur les masses, que chacun de ces moments paroxystiques correspondait malgré la rigueur des observations scientifiques à l’application inconsciente sur les patients d’une médecine de guerre, d’une géopolitique belliqueuse des sites et des hémisphères cérébraux. Il importe de faire cesser un trouble qui grève le fonctionnement de la raison dans un imaginaire de redressement de l’économie psychique. La métaphore économique contamine-t-elle jusqu’à l’anatomie?

L’efficacité thérapeutique de l’antidépresseur ne repose pas tant sur son acuité moléculaire et la compréhension du phénomène dépressif que sur sa publicité. Sur la force de conviction, la contagion de la confiance qui procède de l’annonce de cette « bonne nouvelle » : les anxieux se calment, les dépressifs s’agitent, les insomniaques dorment! Dans cette mythologie de la ferveur pharmaceutique, le dieu noradrénaline a été remplacé comme saveur du jour par la déesse sérotonine. Le nerf de l’efficacité médicamenteuse réside ici dans l’extension du concept de placebo dont les effets sur les populations sont beaucoup plus larges que l’incidence de ces substances sur l’esprit des utilisateurs. À ce titre seulement, dans leur présentation nominale, les antidépresseurs sont vraiment des médicaments de l’esprit, les seules véritables espèces sacramentelles qui ont su résister à l’effondrement de la confiance à l’égard des montages religieux.

Notre capital de crédulité disponible pour l’ordre médical reste rigoureusement équivalent à celui libéré par la récente désaffection des systèmes religieux : une simple inversion de la charge? Oui, si l’on entend justement par religion : « la promesse du Monde Nouveau, assortie de gratifications poétiques[5] ». Or, l’hypertexte publicitaire constitue la toile où vient se coller le sens du symptôme prétendument intercepté par ce maillage de la molécule et de ses effets.

Fabriquer le consensus implique une stratégie militaire de l’envahissement, de l’occupation continue : une pastorale de conformisme. L’histoire des formes de la production de l’individualité, des organisations du vivre en commun, détermine la consistance propre des malaises individuels. Le discours psychiatrique n’est à cet égard que le moyen savant par lequel le mal-être d’une époque est occulté : un cache-misère.

Il n’est guère rigoureux de concevoir les souffrances psychiques en leur conférant une existence autonome sans déceler l’anomie spécifique, la nature particulière du désespoir. Les symptômes des malaises psychiques ne sauraient être dissociés de la personne; ils en constituent la fibre relationnelle, le mode d’être au monde[6]. « Instituer la consolation[7] » hors du champ religieux n’est pas non plus une petite affaire. La publicité est l’une des formes de la prédication employé pour traiter sous l’angle médical la détresse du statut de consommateur moyen invariablement renvoyé à l’inaccessible plus-de-jouissance d’un éventuel objet. Le médicament de l’esprit se constitue dans l’effort publicitaire pour rendre disponible par d’autres leurres la voie de délivrance d’un indicible malaise que les institutions du sens n’arrivent pas à remplir. À cet égard, il déborde de loin l’intention de prise en charge des maladies mentales.

La consommation massive de psychotropes inaugure un chapitre inédit dans l’histoire des dépendances. Cette mutation du soi tend à sortir du strict registre de la prescription médicale pour s’affirmer comme technique de maquillage, opération cosmétique inédite. Dépendance confortable, substitution des malaises par l’installation d’un climat propre à la subjectivité. « Qu’est-ce alors que la drogue? Un artifice pour fabriquer de l’individu, une chimie de la promotion de soi[8] ». L’automédication dissimulée derrière l’élargissement du concept de dépression n’est pas un moyen pris pour résister à la société actuelle, mais la tentative de s’y accommoder. Il s’agit de la mise en place d’une hygiène invisible avec laquelle l’environnement immédiat ne peut qu’être d’accord : ni trip, ni défonce, ni non plus le pauvre poivrot dont le degré permanent d’imbibition éthylique finit par peser sur tous.

Cet attachement des sujets à l’espace social constitue le lien même, la soumission à l’interpellation permanente, au devoir de répondre à un environnement de contraintes : travail flexible, horaires brisés, précarité économique, licenciement de masse, stagnation dans les maison pour personnes âgées, compromis de toute nature. Cette école de la sujétion constitue le roc de la castration sociale — état de faits par lequel la subjectivité est avant tout un assujettissement. Sa constitution n’est que l’ensemble des moments réifiés de l’exigence sociale. D’où, par la suite, cette disposition à croire que ce qui apparaît sous les traits secourables du soin médical procède nécessairement d’une admirable bienveillance, d’une attention humaniste. Cette terrible naïveté porte à conséquence.

L’horizon médical s’insère puis se fond à cette illusion d’optique, désormais instrument par excellence de la propagande relayant les questions et idées politiques au statut de vestiges chronologiques, d’agréables divertissements sans véritable contenu ni conséquence. La protection pharmaceutique consiste en cette manière d’acheter la paix dans l’univers hyperstable de la planification et de la rationalité, mais dans lequel un néon peut parfois éclater avec grand fracas, plaçant les chercheurs d’aubaines, ceux qui sont « born to shop », dans une angoisse panique, et obligeant à rediriger les malheureux vers d’autres comptoirs ou vers des sorties de secours — l’officine des apothicaires et l’antichambre des thérapeutes.


PUNIS-TOI TOI-MÊME

 

[L]’exégèse de la vie quotidienne reste la seule activité sérieuse de ceux qui ne croient plus aux grands récits sociaux et nationaux et qui n’arrivent plus, en dépit des appels constants à une adhésion sans faille aux généralités salvatrices, à donner créance à ce qui leur est présenté comme une justification de leur existence.

Bruce Bégout, Lieu commun : le motel américain, Paris, Allia, 2003, p. 150.

 

Le champ médical exerce une telle puissance d’attraction qu’il configure les pôles individuels et collectifs depuis la question de la souffrance psychique jusqu’à l’imminence des épidémies, en éliminant au passage la pertinence des renvois aux comportements moraux individuels. Un problème de santé publique n’a que faire des choix moraux des agents; il s’intéresse plutôt à la comptabilisation des communautés à risque, en clair potentiellement menaçantes pour la majorité. Discrimination sans racisme apparent, ségrégation biologique. Cette échelle de préoccupation à l’égard du parc humain permet l’établissement de tables de calcul à partir de nouvelles espèces : le viral, le sanguin, le fluidique. Les faits biologiques deviennent des sources d’inquiétudes collectives (épidémies, maladie mentales, etc.) au même titre que certaines idéologies de jadis.

Nul intérêt ici pour la dénonciation d’un complot universel visant à placer sous influence une part sans cesse grandissante des populations, mais seulement l’attention au déroulement « féerique » des technologies du contrôle des comportements, à l’abandon des violences et des exactions directes, à leur remplacement par la prévision actuarielle des consommations. Une répartition nouvelle de la contrainte et du support, de la contrainte du support, marque désormais des générations entières d’individus, réédite, par une féodalisation originale des populations, l’effort collectif du tenir en respect. Le montage du consortium pharmaco-politique impose aux citoyens sa logique discrète, police les intériorités depuis l’intention plus complexe d’un tenir en retrait général. Ce pli nouveau annonce le repliement sur soi dans la déconvenue opaque des idéologies. On attend du médicament toutes les consolations que le vivre en commun, le support social n’est plus à même d’offrir[9].

Standardisation des inconforts, la détresse est investie par une économie de la consolation désinvolte, une médicalisation mécanique, l’empathie lucrative. Destin politique de l’ordonnance, de la réfrigération et de l’anesthésie, les sociétés ne se contentent pas d’être froides, elles sont toutes tournées vers des techniques de refroidissement pour faire surgir comme dans une toile de Magritte l’iceberg insolite du vivre en commun. Cette décollation, entreprise qui consiste à détacher l’esprit des corps, à les traiter en pièces et sans égards pour leur histoire, marque paradoxalement, à l’apogée de la centration sur soi, une désubjectivation sans précédent. « Dorénavant en médecine, on ne dira plus au patient : “Qu’avez-vous donc?”, mais plutôt : “Où avez-vous mal[10]?” ». Ce glissement de l’imaginaire du diagnostic dé-métaphorise le corps et le sens du mal en les poussant hors de toute narration.

Autrement dit, l’organisation totalitaire est toujours individualisante, et même une société déréglée ne saurait se reproduire sans instituer sa propre normativité. Le diagnostic psychiatrique appartient à cette mise en forme normative qui permet de créer un « trouble mental » pour ensuite le découvrir. Les éditions successives des Diagnostic and Statistical Manual (dsm) marque cet engouement catéchétique qui débouche le plus souvent sur une prescription sacramentelle correspondante. Le médicament est à l’ordre médical ce que le sacrement est à l’économie dogmatique du salut. Il transite par les mêmes canaux symboliques. Sa dispensation : un bien, une grâce efficace.

Le dsm-i (1952) comptait 106 catégories diagnostiques différentes, le dsm-ii (1968) 182, le dsm-iii en proposait 265, et sa forme révisée, le dsm-iii-r (1987), élevait ce nombre à 292. Actuellement, le dsm-iv est en plein découpage, et ses concepteurs réclament à grands cris l’ajout de nouveaux troubles tels que : la dénégation inadaptée d’une maladie physique (Strauss, Spitzer et Muskin, 1990); le « trouble de la personnalité dominante illusionnée », proposé par les féministes pour rendre compte des convictions des hommes à propos d’eux-mêmes et des femmes (Albee, Canetto et Sefa-Dedeh, 1991); le koro, une anxiété mise en évidence dans certaines cultures asiatiques, et associée à la peur d’une rétraction du pénis provoquant la mort (Berstein et Gaw, 1990); et beaucoup d’autres encore[11].

La construction d’un pont entre le psychique et l’organique constitue le coup de force politique de la psychiatrie au sein de la discipline médicale, lutte pour la reconnaissance dont les retombées sociales sont disproportionnées si l’on considère le passage d’un charlatanisme moral pittoresque des origines — qui visait l’exercice d’une brutalité savante dirigée vers des pauvres — au statut d’experts qui, avec le plus grand sérieux, peuvent engager par présomption rétroactive (extrême ouï-dire?) des états intérieurs, le degré de culpabilité d’individus devant les tribunaux. L’inconvenant moral est remplacé par l’anormal dans la mise en discours médical du malaise individuel. Par l’effet d’une somatisation du psychique, le malaise « ne vient pas du corps mais il retourne vers le corps comme son lieu d’application disciplinaire[12] ».

La « ritalisation » de l’enfant inscrit cette première communion à l’entrelacs diagnostic entre des troubles du comportement et l’idéologie d’une politique micro-concentrationnaire à l’usage des sujets. Depuis l’incertitude de son propre univers de travail, le parent désire ardemment adapter l’enfant à toute l’attention requise à son éventuelle survie sociale. L’enfant expérimente à son tour la discipline désormais à travers l’assuétude, le tuteur biochimique, l’acquiescement matinal à l’égard d’un agent chimique sur son esprit, et sans l’intervention duquel on lui fait comprendre qu’il ne sera pas le bienvenu dans la société réduite du milieu scolaire. Le calcul coût/bénéfice de l’intégration supplante la stricte éventualité d’une réalité médicale confrontée à un comportement agité ou à des troubles de la concentration. Le premier cercle de l’auto-ajustement du soi à la réalité est alors franchi. L’importation des critères de la santé organique vers la santé mentale recèle une violence qui fait du prescripteur un agent insouciant des services correctionnels. On fait reposer alors le malaise social sur les critères de santé d’un individu ou sur son aptitude à l’adaptation, plutôt que de le comprendre dans l’ensemble des décombres institutionnels, notamment ceux de la famille, de l’école et plus tard, de la redéfinition du marché du travail. N’est en santé que ce qui résiste en silence à des forces d’empiètement et d’expropriation. L’absence de symptôme répertorié n’assure pourtant pas de la normalité ni de l’équilibre psychique.

La plupart des psychiatres n’ont jamais expérimenté sur eux-mêmes les effets produits par les stupéfiantes mixtures qu’ils prescrivent, et il n’en n’ont aucune connaissance autre que livresque. Reformater l’humeur des individus n’est pas seulement le projet global d’une société occupée à panser sa dislocation infinie; c’est le noyau de rêve d’une machine tournée vers l’autosatisfaction illusoire. Comment n’y être pour personne, ne répondre de rien sinon de la « maintenance » de cet état de dérive? L’éthique du junkie est celle où la consommation et le besoin priment sur tout autre considération. L’esprit se referme sur le corps et n’est mobilisé que par le retour du manque, l’imminence familière de l’inconfort, dernier alter ego.

L’étude des discours sur les antidépresseurs permet de voir aussi comment l’idée de bonheur vient à la réalité par le truchement de son expression moléculaire dans la naïveté iconique des publicités. Les prodiges de la représentation publicitaire mettent crûment en évidence les conceptions de la vie heureuse à une époque donnée. Cette pharmaco-dépendance de tout le tissu social opère comme une chambre noire où s’oublient et s’échangent la contrainte actuelle d’être heureux et celle du devoir de santé. Sur la chaîne de montage des identités subjectives, l’antidépresseur découvre des personnes sous vide et fait apercevoir une suite de masques déshabités lancés à la recherche de visages. Il consacre de fait l’échec du « projet qui vise à fabriquer des individus capables de se tenir de l’intérieur[13] ». Cet « effondrement central de l’âme » en Occident inscrit la subjectivité dans une malléabilité, une plasticité inédite, à partir non plus d’artifices de mystification idéologique, mais d’une politisation disciplinaire de l’humeur, d’une orthopédie moléculaire.

Un peu à la manière de ces immeubles géants qui s’affaissent sous l’assaut des dynamiteurs, soufflés ou désoufflés, et dont la vue en reprise des ruines fait le bonheur des fins de bulletins de nouvelles, l’architecture psychique des individus n’est guère à l’abri des nouvelles vocations que l’on souhaite imposer au paysage social.

Stade suprême de l’intériorisation des forces de contrainte de l’environnement, l’antidépresseur pénètre chacune des pores du comportement, accentue certains des traits, efface les ridules et les pattes d’oie des états d’âme, tout comme l’excellente crème agit dans les profondeurs des couches dermiques. Évoquant ce travail de « lifting » des états intérieurs, Lauren Slater observe à propos du Prozac : « Je renchérirai : l’Élizabeth Arden de la psychopharmacologie, une crème liftante qui dissimule vos petits boutons disgracieux, qui crée profondeur, mystère, fossettes là où il n’y avait, au mieux, que banalité[14] ». En matière de substance antidépressive, à chaque fois que l’appareil médical évoque la notion de guérison, il décrit de fait son rôle essentiel de pourvoyeur de sécurité dans une société qui a « inventé » le bonheur. Il élabore les règles de la production en vrac d’une providence analgésique permettant la réaffirmation solennelle des paroles qui accompagneront désormais le destin des individus : « Vous ne deviendrez pas fou! Tout est possible! L’avenir vous appartient! Chaque jour compte et restaure l’énergie intérieure! Je peux! Le meilleur traitement est la délivrance! Un nouveau jour! Un avenir meilleur! » Ce sont là des locutions et des impératifs qui enluminent les capsules publicitaires des antidépresseurs. La publicité tient lieu de « musée imaginaire » des représentations du bonheur, elle est l’exposition d’une suite de contrastes entre l’avant et l’après, le passage d’un visage aux traits déconfits à un autre dont la complexion s’est rassérénée.

Dans un monde du travail qui ressemble à un tourniquet, les masques de l’esprit de coopération comptent parmi les seules possessions que les employés emporteront avec eux, d’une tâche ou d’une entreprise à l’autre — ces fenêtres de compétence sociale dont « l’hypertexte » est un sourire engageant. Si cette formation humaine n’est qu’un jeu, cependant, il y va tout simplement de la survie[15].

Le rétablissement des affres de la maladie mentale ne saurait passer ailleurs que dans l’assomption d’une « visagéité » normalisée. Bien que la psychiatrie ne soit pas « le seul domaine de la médecine où un consensus d’experts doit remplacer les examens de laboratoire » nécessaires, par exemple, au diagnostic des maladies infectieuses, elle procède à la traduction de malaises en modification symptomatiques de certains changements normaux, et elle finalise cette magie normative en augmentant la disponibilité et la production de marchandises médicales[16]. À l’instar du renversement des injonctions au silence adressées naguère à la sexualité, le discours sur le désordre mental entre dans les mœurs par le classement. Souffrir psychiquement devient aussi banal que la dysfonction érectile dont le soulagement est promis par voie publicitaire et pharmaceutique. Une transparence mécanique de l’économie psychique se substitue au for intérieur, à l’inconscient, à tous les topiques de l’intériorité. Il n’est de domination ou d’apparence de scientificité sans cette mise en forme hiérarchique, sans « médicalisation des formes de l’aveu[17] ».

Médicaliser la détresse revient à instaurer une nouvelle économie de la plainte, celle-ci devenant anonyme, flottante, statistiquement convertible en doses, en production d’emplâtres chimiques. On peut alors « chiffrer » par voie assurantielle le coût de revient du silence psychique, empêcher un certain nombre de grincements dans les rouages sociaux.



Christian Saint-Germain*

 

NOTES


* Christian Saint-Germain est professeur titulaire au Département de philosophie de l’uqàm.
1. « Poussés par un motif religieux de foi et de repentir en vue d’abaisser la colère divine pour tant de ruines accumulées et de se bien préparer au jugement dernier qu’ils croyaient imminent, ils s’en allaient processionnellement, deux par deux, précédés de croix et de bannières, un prêtre à leur tête, chantant des cantiques de pénitence, demandant publiquement pardon de leurs péchés. Armés d’un fouet à triple ou quadruple lanière de cuir, le haut du corps nu jusqu’à la ceinture, ils se frappaient les épaules jusqu’au sang, en poussant des soupirs et des plaintes et en versant des larmes comme s’ils avaient eu sous les yeux la passion du Sauveur. [] Parti de Pérouse, ce mouvement franchit les Alpes et gagna de proche en proche, en 1261, la Bavière, l’Autriche, la Hongrie, la Bohême, la Pologne, l’Allemagne et les pays du Rhin. [] En 1347, la peste noire avait éclaté en Asie; passée bientôt en Afrique, elle contaminait dès 1348 les ports méditerranéens de l’Italie et de la France, et de là se répandit dans toute l’Europe []. Pour faire cesser la mortalité et appeler sur les hommes la clémence du ciel, des bandes de flagellants se montrèrent au printemps de 1349 dans la Haute Allemagne; on en vit bientôt dans toute l’Allemagne, en Suisse et en Suède, le long du Rhin, à Strasbourg, à Rome, à Spire, dans le Hainaut, la Flandre, l’Angleterre » (A. Vacant, Dictionnaire de Théologie Catholique, t. vi, Paris, éd. Letouzey, 1920, p. 14).
2. « En 1970, il y avait cent millions de déprimés dans le monde. Trente ans plus tard, ils sont peut-être un milliard! » (Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, Paris, La Découverte, 2001, p. 11).
3. Pas plus qu’ils n’arrivent à concevoir sociologiquement l’impact sur l’imaginaire de l’intimité d’une pornographie libre et gratuite ou encore anonymement disponible sur Internet par des millions de personnes. Voir à ce propos notre récent ouvrage : L’œil sans paupière. Écrire l’émotion pornographique (Québec, p.u.q., 2003).
4. « On a constaté qu’en provoquant délibérément la peur, la colère ou l’anxiété, on augmentait notablement la vulnérabilité de l’animal aux suggestions. Si ces émotions sont maintenues au paroxysme pendant assez longtemps, le cerveau se met en grève et ensuite rien n’est plus aisé que d’implanter de nouveaux comportements » (Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, trad. D. Meunier, Paris, Plon, 1958, p. 83).
5. Pierre Legendre, Paroles poétiques échappées du texte. Leçons sur la communication industrielle, Paris, Seuil, 1982, p. 49.
6. « Il est dit que nous devons aimer notre prochain mais on ne peut aimer ce prochain sans savoir qui il est. On ne peut aimer que son humanité abstraite. On ne peut aimer un ensemble de signes de schizophrénie. La schizophrénie n’est pas un espèce de rhume. Le patient n’a pas attrapé une schizophrénie, il est schizophrène. Le schizophrène doit être connu sans être détruit » (Ronald D. Laing, Le moi divisé. De la santé mentale à la folie, trad. C. Elsen, Paris, Stock, 1979, p. 37).
7. P. Legendre, op. cit., p. 52.
8. Alain Ehrenberg, Individus sous influence. Drogues, alcools, médicaments psychotropes, Paris, Esprit, coll. Société, 1991, p. 8.
9. « Plutôt que la transmission de données high-tech, les places boursières ou le libre-échange, c’est la dimension temporelle du néocapitalisme qui affecte le plus directement la vie émotionnelle des gens hors de leur lieu de travail. Transposé au domaine familial, le “pas de long terme” signifie : continue à déménager, ne t’engage pas, ne te sacrifie pas » (Richard Sennet, Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2000, p. 29).
10. Pierre Saltel, « Les tensions à l’œuvre dans les nouvelles pratiques médicales », in C. Perrotin et M. Demaison (dir.), La douleur et la souffrance, Paris, Cerf, 2002, p. 38.
11. Stuart Kirk et Herb Kutchins, Aimez-vous le dsm? Le triomphe de la psychiatrie américaine, trad. O. Ralet et D. Gille, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 322.
12. Guillaume Le Blanc, « Foucault et le contournement du normal et du pathologique », in PArtières et E. da Silva (dir.), Michel Foucault et la médecine. Lectures et usages, Paris, Kimé, 2001, p. 30.
13. D. Martuccelli, Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, p. 45.
14. L. Slater, op. cit., p. 137.
15. R. Sennet, op. cit., p. 159.
16. P. Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, 2003, p. 150.
17. Michel Foucault, Histoire de la sexulaitésexualité, tome 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 90.



 


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