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Touristes en mal de pays

Un texte de Pierre Nepveu
Dossier : Autour d'un livre: Nous voilà rendus au sol. Essais sur le désenchantement du monde, de Serge Cantin
Thèmes : Revue d'idées
Numéro : vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004

Je ne saurais parler de l’ouvrage de Serge Cantin sans dire d’abord, avant toute discussion intellectuelle, que c’est un livre émouvant, terme galvaudé s’il en est, trop souvent synonyme de sentimentalisme et de pensée informe, mais auquel il convient de redonner ici toute sa force positive. L’essayiste pose en effet tout au long de son parcours les questions les plus hautes — celles de l’habitation de notre monde, de la croyance, du rapport à autrui, des « raisons communes » —, mais il s’avance sans armure, avec une rare absence d’arrogance et de certitude, et surtout, avec cette aptitude, indispensable chez tout essayiste, qui consiste à amener les plus hautes questions sur le terrain des hommes, là où un sujet singulier, personnel, mis à nu, affronte le monde concret. J’en prendrai pour seul exemple la question que Serge Cantin se pose à lui-même en réfléchissant aux crimes contre l’humanité au xxe siècle : « Et moi, qui me sais pas très brave, comment me serais-je comporté dans les années trente en Allemagne? » Comment en effet poser la question du courage et de la culpabilité des autres sans s’interroger sur son propre courage, ce que négligent de faire tant de jugements moraux contemporains aussi arrogants qu’hypocrites? L’enjeu n’est évidemment pas ici de justifier les crimes horribles qui ont été commis, mais plutôt de replacer la source de ces crimes, comme l’a fait Hannah Arendt à propos d’Eichmann, dans l’« homme ordinaire », dans une faiblesse et une indifférence qui ont toutes les apparences de la normalité. Tel est sans doute l’un des sens que l’on peut donner au titre rimbaldien du livre de Serge Cantin : la chute, la descente qu’il évoque manifeste sans doute une perte de la transcendance et tout autant, l’exigence d’une pensée qui doit se mesurer aux petites misères des hommes, à leur courage comme à leurs lâchetés les plus banales.

Nous voilà rendus au sol : par une coïncidence qui, je pense, n’en est pas une, Serge Cantin a placé son livre sous le signe de Rimbaud, au moment même où un autre essayiste québécois, Pierre Vadeboncœur, consacrait un essai entier, Le pas de l’aventurier[1], au poète d’Une saison en enfer. Cette double référence à Rimbaud me paraît significative, car elle renvoie au thème de « la fin de la religion de l’art », que Cantin emprunte à Marcel Gauchet, et, plus globalement, à la « crise du croire » dans la culture contemporaine. Nul en effet mieux que Rimbaud n’incarne ce double mouvement de la foi et du scepticisme face aux pouvoirs censément immenses de l’art et de la poésie : l’idéal d’un art qui nous ferait accéder au réel absolu, la foi en une poésie qui aurait, comme le dit Cantin, « un pouvoir de révélation surnaturelle » butant soudain chez lui sur le sentiment irrépressible d’un leurre, d’une transcendance purement fabriquée, entraînant le reniement total que l’on sait.

J’aurais souhaité que l’essayiste fasse jouer ce thème à propos de l’œuvre de Gaston Miron, auquel il consacre un essai. D’une part, il n’y a en effet aucune « religion de l’art » ou de la poésie chez l’auteur de L’homme rapaillé. Pour des raisons qui sont loin d’être purement politiques et qui se manifestent d’ailleurs bien avant sa prise de conscience d’une condition proprement québécoise caractérisée par l’aliénation coloniale et la diglossie, la poésie apparaît chez Miron dépouillée du faste et de la magnificence que lui prêtent si volontiers les romantiques et leurs héritiers modernes comme les surréalistes. Miron se situe d’entrée de jeu très loin des « illuminations » de Rimbaud et de toute aspiration au « réel absolu ». Mais est-ce un hasard si tant de ses grands poèmes disent le politique à travers une thématique religieuse, celle du Christ souffrant pour tous, et dans des termes qui évoquent la transcendance, qui nous accusent d’avoir laissé « la lumière du verbe s’avilir » et qui promettent une « résurrection »? Pour faire bref, n’y a-t-il pas une religion de l’histoire qui remplace la religion de la poésie chez Miron? Voilà une question qu’il faudrait poser aussi à toute une génération, lyrique ou pas.

À moins qu’il ne faille formuler la question autrement : la poésie n’aura-t-elle pas été pour Miron le lieu de langage où pouvait se dire aussi l’insuffisance du politique conçu en termes d’action et de participation à la communauté, en termes de praxis au niveau du sol, en termes de soumission à « l’impératif catégorique » du « nous » et du « pays »? L’interprétation religieuse de l’histoire dans la poésie de Miron, en termes de rachat, sous les motifs de la faute et du salut, de la damnation et d’une sorte de « great awakening », pour reprendre un des grands thèmes religieux américains, aboutit, de mon point de vue, sinon à une contradiction, du moins à une tension : seule l’histoire, seul le politique pourraient nous « sauver », mais rien en même temps ne saurait nous dégager de notre condition de sujets individuels, irréductibles à quelque institution que ce soit; rien ne saurait nous « désaliéner » complètement, nous guérir tout à fait de notre situation d’étrangers au monde. Je crois qu’en tant que poète, Miron a senti du même coup le danger, propre à tant d’idéologies du xxe siècle, d’une conception téléologique et finaliste du politique envisagé comme salvateur : il y adhérait en s’en distanciant sans cesse, en conservant la posture de l’éternel voyageur, de l’itinérant qui ne parvient jamais à bon port.

La limite de la plupart des lectures politiques de L’homme rapaillé — et je crois que celle de Serge Cantin en témoigne, si généreuse et pénétrante soit-elle —, est qu’elles en viennent, à leur insu ou non, à faire de la pratique poétique de Miron quelque chose de purement instrumental (admettons que lui-même a parfois encouragé une telle lecture, en se disant par exemple, comme le souligne Cantin, « plus agitateur que poète »; mais la dénégation a toujours été constitutive du poète Miron, et on ne saurait l’accepter comme telle sans réduire singulièrement la portée de l’œuvre). Cette vision instrumentale, croyant renforcer la dimension politique de L’homme rapaillé, l’affaiblit en réalité. Des expressions comme « faire la preuve du pays » ou encore, « renaître à une seconde vie, une vie proprement politique » ou enfin cette phrase : « Aussi le je mironien n’est-il rien par lui-même, il renvoie métonymiquement à un nous » — de telles propositions courent le risque de réduire complètement la tension entre l’individuel et le collectif, qui seule peut empêcher le politique de tourner à la conscription des consciences, à une annulation des individualités au profit des « raisons communes ».

Je suis convaincu que Serge Cantin n’a pas une conception aussi réductrice du politique, et il le montre largement par ailleurs : je veux seulement suggérer que certains éléments de sa lecture de Miron peuvent nourrir une telle interprétation. Si je m’arrête un peu longuement à Miron, c’est évidemment parce que c’est un sujet qui me tient particulièrement à cœur, mais c’est aussi parce que la question du rapport entre le sujet personnel et la communauté est centrale dans l’ensemble de ces essais, et en particulier dans l’un des plus riches, celui que Serge Cantin consacre au regretté André Belleau, notamment à propos du bref récit que Belleau fait d’un voyage au Maroc. 

La condition de touriste, et de touriste honteux, devient ici révélatrice de tout notre rapport au monde : croulant sous l’exigence typiquement moderne d’être nous-mêmes, nous tentons souvent de fuir, de nous débarrasser de notre moi, mais sans parvenir à rencontrer autrui. Bien que j’adhère très largement aux pages que Cantin consacre à Belleau, j’exprimerai quand même une réticence face à la manière dont se trouve posée la question du « vouloir-être-soi » qui caractérise l’individu contemporain. Nul ne pourrait nier que cette tâche soit « terriblement difficile », qu’elle constitue un « travail épuisant », comme en témoignent notamment la profonde détresse individuelle dans les sociétés actuelles et le recours frénétique aux innombrables thérapies du moi. Faut-il oublier pour autant que « le rigoureux dispositif de neutralisation de la question de soi » qu’offraient les religions institutionnelles, selon Marcel Gauchet, n’allait pas lui aussi sans des coûts humains énormes qu’a rappelés récemment un Charles Taylor, dans La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui[2] : « hypocrisie, étouffement spirituel, révolte intérieure contre l’Évangile, confusion entre foi et pouvoir, et pire encore »? Je ne peux m’empêcher de croire que cette vision des sociétés traditionnelles qui offraient à chacun « la paisible assurance de sa nécessité », toujours selon les termes de Gauchet repris par Cantin, est passablement idéalisée ou à tout le moins, qu’elle néglige de faire un bilan complet des gains et des coûts.

N’empêche que notre condition de touristes, pleine de duplicité, en dit long sur notre rapport au monde. Cantin évoque avec raison la superbe analyse des noms propres proposée par l’auteur de Surprendre les voix : « Le nom commun est donné dans le dictionnaire, le nom propre dans le dialogue », écrivait Belleau[3]. Or, le touriste est bombardé de noms propres qui ne s’inscrivent justement pas dans des dialogues, dans de vrais rapports interpersonnels, mais qui sont plutôt de simples étiquettes. Je proposerais ici non pas une critique, mais bien un prolongement. Ce rapport problématique aux noms propres, mis en évidence quand nous nous trouvons à l’étranger, n’est-il pas emblématique de notre rapport global au monde, même quand nous nous trouvons chez nous? La société des médias et de la consommation nous submerge en effet de noms propres qui fonctionnent comme de pures étiquettes (les noms de produits, naturellement) ou qui sont indexés par des fonctions, des stéréotypes (les noms qui « font la nouvelle »). Ces noms-là ne surgissent jamais du « dialogue » souhaité par Belleau, de sorte que nous sommes largement des touristes de notre propre monde, cherchant à échapper à cette position de spectateurs en nous insérant dans des réseaux de participation et en cultivant des amitiés.

Quand on parle de « désenchantement du monde », il me semble qu’on a tendance à sous-estimer les amitiés comme lieux de vraies rencontres et de réinvestissement du sens dans le monde contemporain. Francesco Alberoni a consacré de belles pages à ce sentiment, sans nier les difficultés que l’amitié affronte dans un univers dominé par l’activité besogneuse et par les intérêts[4]. Il voit pourtant dans l’amitié un point de résistance créatrice à l’uniformisation et à l’anonymat contemporain, là où « un choix d’élection renforce l’individu et le transcende ». Il me semble que Belleau, qui était par excellence un homme d’amitiés ferventes et soutenues, aurait adhéré à un tel propos, sans pour autant prétendre se guérir entièrement du poids d’être soi et d’un certain manque à être du monde contemporain.

De toute façon, si l’on veut être honnête, voyage-t-on vraiment ailleurs pour « rencontrer autrui »? Notre « honte » d’être des « salauds de touristes » ne recèle-t-elle pas une profonde satisfaction, celle de pouvoir être enfin seuls, loin des exigences de la vie sociale et capables en même temps de mesurer à distance l’importance de nos amis et de nos proches? C’est bien ce que suggère Serge Cantin, au terme de son pèlerinage interrompu sur le sentier de Saint-Jacques-de-Compostelle, dans le sud-ouest de la France : « L’évasion physique ne me serait-elle au fond que prétexte à l’évasion intérieure? »

Pourtant, ce moi qui « se ressaisit lui-même » à la faveur d’« un temps affranchi des habitudes de pensée », pourquoi n’en sent-on pas davantage le cheminement et l’intensité dans ce long journal de voyage? Curieux, ce compte rendu d’une marche quotidienne sur les sentiers de France. On dirait le plus souvent que le philosophe cherche à nous convaincre qu’il n’y a pas moyen d’échapper à notre condition de touriste, même en empruntant une voie ancienne par le moyen le plus archaïque qui soit : la marche à pied. Les rencontres éphémères, souvent convenues ou décevantes, au mieux plaisantes, ainsi que les anecdotes (erreurs de parcours, intempéries, malaises physiques) se multiplient : où est donc le voyage en soi-même dont parle la conclusion? Dans celle-ci, Cantin dit qu’il s’est trouvé moins « dépaysé » qu’« empaysé ». Le lecteur bien disposé que je suis, toujours prêt à se laisser embarquer et emporter par un récit de voyage, est demeuré à cet égard assez perplexe : on ne m’a guère montré ni donné à sentir cet empaysement, cette plongée dans les profondeurs anciennes du moi et de sa mémoire.

Je suggérerais, au risque de me tromper, que Serge Cantin n’a peut-être pas joué dans ce journal de voyage le jeu littéraire jusqu’au bout. Ce qu’il dit de la poésie, dans son texte sur Miron, peut s’appliquer aussi à la littérature en général : qu’elle « redonne vie au langage », qu’elle nous rend « à nouveau capables, face au monde, d’étonnement, d’émerveillement, mais aussi d’indignation, de colère, de révolte ». Sans retomber dans une conception sacralisante de la littérature, sans en faire le lieu du « réel absolu », on peut voir là une exigence éthique, celle qui consiste à donner corps à l’expérience, de redonner dans les mots une certaine densité au monde.

Malgré cette réserve, j’admire l’humilité du marcheur, plus que jamais « rendu au sol » et refusant, sans doute à bon escient, de magnifier et de mythifier sa propre expérience. La littérature, hélas!, peut aussi être cela, il convient de le rappeler. Sur les traces de Belleau et de Miron, d’Hannah Arendt et de Fernand Dumont, le livre de Serge Cantin donne à sentir une admirable quête de vérité, et il se peut que cette quête doive se faire un peu aux dépens de la littérature. Au bout du compte, nous ne sommes certes pas empaysés, mais nous sentons mieux les données incontournables de notre exil.



Pierre Nepveu*



NOTES

* Professeur de littérature à l’Université de Montréal, Pierre Nepveu est poète, essayiste et romancier. Il fera paraître en 2004 un recueil d’essais, Lectures des lieux, et, avec Marie-Andrée Beaudet, une édition des textes en prose de Gaston Miron.

1. Pierre Vadeboncœur, Le pas de l’aventurier. À propos de Rimbaud, Montréal, p.u.m., 2003.

2. Charles Taylor, La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui : William James revisité, trad. J.-A. Billard, Montréal, Bellarmin, 2003.

3. André Belleau, Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, 1986.

4. Francesco Alberoni, L’amitié, trad. N. Drusi, Paris, Ramsay, 1985.



 


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