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Refuser le probable Réflexions sur le conflit israélo-palestinien[1]

Un texte de Meir Amor
Thèmes : Altermondialisme, Gouvernement, Politique
Numéro : vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004

L’Université Concordia fut et demeure un théâtre agité du conflit israélo-palestinien en Amérique du Nord. À Montréal, la ligne de partage entre les soi-disant camps pro-Israël et pro-Palestine est tracée. Dans une ville située loin des luttes déchaînées et dans le cadre d’un débat mené par des étudiants qui sont citoyens égaux d’un pays démocratique, l’on aurait pu s’attendre à ce que la discussion politique soit informée, responsable, respectueuse et, par-dessus tout, soucieuse de prendre en compte les complexités du conflit. Cette attente n’est toutefois pas comblée.

À Concordia, le débat entre les partisans intransigeants des deux camps est stérile et vide. Il évoque des clichés plutôt que de soulever des faits; il scande des slogans, endosse des idéologies aveugles et sème la violence, plutôt que d’articuler des arguments; il entretient l’acrimonie plutôt que de privilégier une approche responsable. En bref, le débat entamé par les étudiants de l’Université Concordia est mal renseigné et n’indique aucunement comment régler le conflit israélo-palestinien. Il se contente plutôt de faire valoir, de manière unilatérale et morale, les prétentions des membres de chaque camp au titre de victime. Le débat à Concordia contribue ainsi à entretenir la violence.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il semble que pour comprendre le débat montréalais, il faille confronter la situation qui prévaut en Israël avec celle qui prévaut en Palestine. Cela est nécessaire, parce que les événements qui ponctuent le conflit israélo-palestinien alimentent l’incessant brasier nord-américain. Cependant, l’on doit garder à l’esprit que ce brasier a peu à voir avec l’histoire du conflit, sa dynamique politique, sa réalité effective et encore moins sa solution possible. L’on use et abuse du combustible proche-oriental pour nourrir de manière simpliste un feu qui brûle, pour ainsi dire, à l’écart du conflit d’origine. C’est pourquoi si l’on tente de comprendre le conflit israélo-palestinien en tenant compte des arguments vociférés par les camps montréalais, l’on est condamné à la déception et à la perplexité.

Mais si depuis deux ans les camps canadiens n’ont pu réaliser qu’ils ne cessent de revenir rituellement à la case départ, c’est que quelque chose doit être à l’origine de leur obstination. Quelle est la nature des forces sociales qui aveuglent le débat à Montréal et comment cela est-il lié au cul-de-sac du conflit israélo-palestinien? À mon avis, la réponse se trouve dans la réticence, commune aux Israéliens et aux Palestiniens, à faire face aux conséquences probables d’une résolution pacifique du conflit politique opposant les deux mouvements nationaux. Ainsi, par l’expression « le ressentiment du probable »[2], j’entends le sentiment de contrariété ou de déni qui découle de la reconnaissance implicite que le compromis est le seul moyen, pour les deux camps, d’en arriver à une reconnaissance mutuelle. Vus sous cet angle, les camps montréalais ne sont que de pâles reflets de l’obstination israélienne et palestinienne.

Toutefois, les positions radicales et inflexibles ont des conséquences complètement différentes selon qu’elles sont tenues à Montréal ou bien en Israël et en Palestine. À Montréal, une position radicale rehausse le statut social de celui qui l’adopte : les répercussions sont sans réelle importance pour celui-ci. En Israël et en Palestine, au contraire, les positions radicales impliquent violence, mort, nettoyage ethnique, voire même génocide. Dans le langage du Proche-Orient, les positions radicales dénotent la possibilité d’une seconde Naqba (« catastrophe », en arabe — à savoir un nettoyage ethnique, voire même un génocide perpétré contre les Palestiniens).



Je crois qu’il est maintenant temps pour moi de me présenter, tant au plan biographique que politique. D’abord, je suis né en Israël, j’ai servi dans l’armée israélienne et j’ai milité activement pour la paix. Mes efforts, dans cet essai, visent donc à élaborer une analyse objective de la situation, certes, mais du point de vue d’une personne engagée.

Ensuite, au plan politique, j’estime que le fait qu’un même sentiment anime les deux camps — à savoir le ressentiment du probable — ne sous-entend pas la symétrie de la responsabilité de ces deux camps quant aux événements passés et présents et à leurs conséquences, ni quant à leur pouvoir et à leur volonté politiques d’en arriver à un compromis. Israël possède un pouvoir écrasant qui lui permet de déterminer la voie, le rythme et les résultats de toute politique. Israël a le pouvoir de décider de l’avenir du Proche-Orient et du conflit israélo-palestinien. Depuis 1967, Israël occupe des territoires habités par des Palestiniens. Un grand nombre d’entre eux font partie de ces gens ayant fui leur maison et leur village en 1948, à la suite de ce que les Israéliens appellent « la guerre d’indépendance » et les Palestiniens, la « Naqba ». Ces territoires conquis en 1967 sont ceux sur lesquels pourrait s’établir un État palestinien : voilà le plan qu’acceptèrent les Palestiniens en ratifiant l’Accord d’Oslo. Toutefois, ce plan politique n’a pas été réalisé. Par conséquent, l’occupation et la colonisation juives (avec pour corollaire la résistance qu’elles génèrent) sont au fondement du conflit israélo-palestinien et constituent la cause profonde de la violence et des prises de position radicale dans les deux camps.

La thèse du « ressentiment du probable » implique que cette contrariété, ce déni, permet aux camps radicaux, des deux côtés de la palissade, de présenter le conflit comme un débat sur les fins ultimes[3]. À l’opposé, accepter le fait qu’il s’agit d’un conflit politique entre deux mouvements nationaux — conflit pouvant être résolu par un compromis — pourrait faire voler en éclats la prétention, exprimée par les deux camps, au titre de victime.

Contrairement à l’asymétrie des pouvoirs en Israël et en Palestine, à l’Université Concordia, les camps juifs et palestiniens se trouvent dans des conditions essentiellement égales. En général, les membres de ces deux groupes sont citoyens canadiens; ils fréquentent une université canadienne; ils ont le droit de vote et le droit d’être élus au sein d’associations étudiantes; ils vivent dans une société qui protège les droits de la personne; et ils sont membres de groupes minoritaires dans le contexte complexe de l’Amérique du Nord francophone. L’on pourrait s’attendre à ce qu’un terrain commun aussi vaste entraîne un débat de haut niveau.

En réalité, dans cette variante montréalaise du conflit israélo-palestinien, l’occasion qui se présente de dégager un terrain d’entente et d’en arriver à une compréhension informée du conflit israélo-palestinien a été réduite à une série de slogans, de clichés et de futiles gestes de provocation. Ce jugement est confirmé par les événements survenus à Concordia en septembre 2002.

L’ex-premier ministre israélien Benjamin Netanyahu devait prendre la parole à l’édifice Hall de l’Université Concordia, le 9 septembre 2002. Il avait été invité par l’organisation étudiante Hillel[4] de Concordia. Ce jour-là, des étudiants et des militants se rassemblèrent autour de l’édifice Hall. Leur manifestation eut pour résultat d’empêcher Netanyahu de livrer son discours. Quelques personnes se plaignirent d’avoir été brutalisées en se dirigeant vers l’auditorium; il y eut de nombreuses échauffourées entre la police, les gardiens de sécurité et les manifestants; des fenêtres furent brisées. Une fois de plus, les étudiants de Concordia furent fidèles au stéréotype qu’on leur a récemment attribué, voulant qu’ils soient intolérants et portés au conflit.

Réagissant à ma remarque que l’invitation faite à Netanyahu était en soi un acte de provocation, l’un des militants juifs de l’organisation Hillel me répondit que l’Université Concordia n’était pas une institution sioniste. Il affirma que les étudiants juifs de Concordia étaient des victimes et que Hillel « n’est pas une organisation fasciste », puisqu’elle encourage le débat et la liberté d’expression. Toujours selon ce militant juif, le Conseil étudiant de l’Université Concordia (Concordia Student Union) ne serait plus fidèle à son principal mandat, qui est de créer un environnement permettant la liberté d’expression et excluant le harcèlement. Selon lui, les étudiants juifs à Concordia seraient victimes de leur propre conseil étudiant, lequel aurait une vision unilatérale du conflit israélo-palestinien et mènerait une gestion non démocratique des diverses opinions exprimées sur le campus.

Les étudiants palestiniens, arabes et musulmans, dont plusieurs sont associés sur le campus avec le groupe Solidarité pour les droits humains palestiniens, disent aussi être victimes : victimes de l’université, des partis pris des médias et des préjugés nord-américains. Ils prétendent que l’administration universitaire est davantage à l’écoute de sa clientèle juive que de sa clientèle arabe — laquelle, pourtant, va en augmentant. Une certaine irritation devant le fait que le recteur et que plusieurs membres-clefs de l’administration universitaire sont juifs affleure à la surface d’un tel argument. Selon ces étudiants, les médias affichent un parti pris dans la couverture des événements survenus à Concordia, ainsi que dans leur description de la réalité du Proche-Orient. Ces étudiants jugent que les attentats du 11 septembre 2001 ont mis à nu les préjugés nord-américains à l’endroit des Arabes, des Palestiniens et des musulmans.

Cette brève présentation permet de voir plus clairement à quel point notre compréhension du conflit israélo-palestinien n’est guère affinée par le conflit interprétatif qui anime le débat montréalais. Pour procéder à un tel affinement, il est nécessaire de nous tourner vers le Proche-Orient — c’est-à-dire vers les idées-phares qui dominent le débat en Israël et en Palestine. À mes yeux, le ressentiment du probable est une clef permettant de comprendre à la fois la position israélienne et la position palestinienne.

Le ressentiment du probable est pluridimensionnel. Il constitue un déni des actions passées et présentes, mais aussi des perspectives d’avenir. D’une part, le ressentiment du probable fait partie de l’arsenal des sionistes radicaux qui sont irrités par la possibilité, voire même la probabilité, que les Juifs israéliens commettent une seconde Naqba. D’autre part, le ressentiment du probable fait partie de l’arsenal des Palestiniens qui sont irrités par le lien évident entre leurs méthodes de résistance (plus particulièrement la lutte armée et la politique des attentats-suicides) et l’augmentation du pouvoir de la droite (et même de la droite fasciste) en Israël.

Dans les deux camps, ce ressentiment du probable s’enracine dans la volonté d’être reconnu comme victime suprême — ou du moins, de recevoir la palme d’or de la persécution. C’est sur cet édifice de légitimation que se fondent les prétentions à une justice dernière. Toutefois, la fonction implicite et inavouée de ce sentiment de déni est d’éviter la réalité ainsi que la nécessité d’un compromis comme solution permettant de rendre possible la coexistence des Israéliens juifs et des Arabes palestiniens. Voilà, en résumé, l’argument central de cet article.

D’un point de vue plus essentiel, ce ressentiment du probable témoigne d’un refus d’accepter les changements sociaux énormes qu’entraînerait inévitablement, autant pour la société israélienne que pour la société palestinienne, une résolution non violente du conflit. Conséquemment, « refuser le probable » revient à s’élever contre tout changement à apporter à la définition du « nous » — ce « nous » que nous avons connu et que nous connaissons. Le ressentiment du probable est donc une mesure du conservatisme social et politique qui permet de préserver le statu quo. Puisque le statu quo sociologique est perçu comme étant bien mieux que toute perspective nouvelle et future, les forces appuyant le statu quo suivent la règle politique suivante : « Fais tout en ton pouvoir pour éviter l’inévitable ».

Afin de vérifier ce que j’avance ici, il me semble que l’on doive analyser les événements du conflit israélo-palestinien qui sont les plus récents et les plus révélateurs. Parmi ceux-ci, deux événements peuvent illustrer mon argumentation : la réélection d’Ariel Sharon et du Likoud, et la seconde Intifada palestinienne. Le second mandat de Sharon, qui poursuit son programme de droite, et l’Intifada d’El-Aksa, dont la stratégie principale repose sur les attentats-suicides et les kamikazes, sont les événements récents les plus significatifs en Israël et en Palestine. En comparaison, je présenterai deux événements anecdotiques qui pourraient faire la lumière quant aux solutions possibles au conflit israélo-palestinien.

 

LA RÉÉLECTION D’ARIEL SHARON

 

Le premier événement que je souhaite examiner est la réélection d’Arien Sharon en 2003. Lors de l’élection israélienne de février 2001, qui eut lieu après la visite provocatrice de Sharon au Haram el-Sharif (le mont du Temple) en septembre 2000, le Likoud, dirigé par Sharon, reçut l’appui de 469 000 Israéliens, alors qu’en janvier 2003, il récolta 869 170 voix. Entre les deux élections, les votes pour le Likoud connurent donc une hausse d’environ 400 000 voix. Shinui (le parti libéral laïque) récolta en 2003 190 000 voix de plus qu’aux élections de 2001. Quant au Parti travailliste, il perdit environ 237 000 voix. Meretz (le Parti démocratique), qui est le principal parti du camp sioniste de gauche et qui se situe à gauche du Parti travailliste, perdit quant à lui environ 100 000 voix. Enfin, le Shas (parti de droite orthodoxe et sioniste) perdit environ 180 000 voix. Il est probable que de nombreux électeurs ayant délaissé le Shas en 2003 se tournèrent vers le Likoud. Cela laisse toutefois dans l’ombre l’origine de plus de 200 000 électeurs qui votèrent pour le parti de Sharon. Ce fossé peut être comblé par les électeurs qui quittèrent les partis de gauche pour « revenir au bercail » du Likoud, mais aussi par certains électeurs qui délaissèrent le Parti travailliste au profit du parti de Sharon. Quelle que soit la conclusion qu’une analyse plus nuancée pourrait présenter, il demeure que les élections de 2003 témoignent d’une transformation de la carte politique en Israël : elles marquèrent manifestement une grande victoire pour Sharon et le Likoud.

En fait, Ariel Sharon reçut, de la part d’une importante minorité dans la société israélienne juive, l’appui nécessaire pour apporter, de façon démocratique mais radicale, une solution au conflit israélo-palestinien. Dans le langage de la politique israélienne, cette solution consiste en une politique de ségrégation. Cela implique qu’une grande part des territoires palestiniens occupés soient déclarés territoires du « Grand Israël » — un élément du programme du Parti national religieux et du Likoud — et qu’aux habitants palestiniens de ces territoires soit réservé le statut de « résidents sans droit de vote[5] ». Un tel programme pourrait éventuellement impliquer un nettoyage ethnique ainsi que des exils forcés, par le biais d’une décision faisant des territoires à l’ouest du Jourdain la propriété de l’État d’Israël, et d’une promotion de l’idée voulant que la Palestine soit la Jordanie. Ce programme, que d’aucuns nomment euphémiquement la « solution du transfert », est à l’ordre du jour du Parti d’union nationale, dont les dirigeants, qui siègent au gouvernement actuel, prônent ouvertement une solution faisant appel au nettoyage ethnique. En réalité, la « solution du transfert » implique la perpétration d’une seconde Naqba. Du fait qu’une telle solution marquée par un transfert de population rencontrerait sans aucun doute un important mouvement de résistance, sa réalisation conduirait très probablement à une guerre et possiblement à un génocide.

Ces idées ne sont pas chimériques. Elles ont fait et font toujours l’objet de débats au sein de cercles politiques israéliens. Ainsi que je l’ai mentionné déjà, certains de ces cercles politiques font partie du gouvernement israélien actuel. Par ailleurs, il est vrai que certaines de ces idées ont été jugées trop radicales et trop dangereuses, même par Sharon. Il n’en reste pas moins qu’une « hafrada » (une ségrégation entre Juifs et Palestiniens), une expulsion partielle ou totale des Palestiniens hors des territoires occupés (soit la « solution du transfert ») ou même une guerre ouverte (qui pourrait entraîner un génocide) demeurent des options possibles et probables[6].

De nombreuses options se présentent donc. D’abord, une situation de « hafrada » octroyant aux Palestiniens le statut de résidents, mais non de citoyens, de l’État d’Israël. Ensuite, une politique avouée de nettoyage ethnique, avec comme résultat possible l’expulsion partielle ou totale des Palestiniens. Enfin, une politique de sursis qui attendrait le moment opportun pour compléter les dernières étapes de la conquête et de la judaïsation du territoire israélo-palestinien. Comme ces trois options font présentement l’objet de débats et qu’elles ne sont pas irréalisables, elles pourraient un jour être choisies et appliquées. Elles ont d’ailleurs été l’objet d’innombrables discours et de panneaux publicitaires lors des élections israéliennes de 2003.

 

L’INTIFADA D’EL-AKSA, LES ATTENTATS-SUICIDES ET LES KAMIKAZES

 

Le second événement que je souhaite examiner est l’augmentation du nombre d’articles provenant des cercles palestiniens, qui dénoncent sans équivoque les attentats-suicides. Des nombreux exemples possibles[7], je n’en évoquerai qu’un seul, lequel me semble revêtir une importance décisive et représenter de façon éloquente les diverses facettes de cette arme politique qu’on appelle l’attentat-suicide. J’examinerai l’article de R. Hammami et M. Budeiri, paru le 14 décembre 2001 dans un journal de Jérusalem[8].

Les arguments principaux de Hammami et Budeiri sont que l’attentat-suicide est improductif, qu’il est un mal moral et qu’il abrutit le peuple palestinien. Au fil d’une analyse brillante, ils décrivent la logique défaitiste de l’attentat-suicide. En réponse à la question de savoir quels sont le public cible et le message de la campagne menée par les kamikazes, les auteurs affirment que cette campagne n’arrive à atteindre ni le public palestinien ni le public israélien. Quant à son message, il est équivoque et susceptible d’être manipulé.

Les auteurs estiment que les attentats-suicides présentent une image déformée de la société palestinienne et de ses objectifs. Selon les défenseurs de cette arme politique, deux arguments justifieraient les attentats-suicides. Suivant le premier argument, l’attentat-suicide véhiculerait un message de vengeance — en soi, il n’aurait donc rien à voir avec les objectifs politiques de la société palestinienne. En tant que message de vengeance, l’attentat-suicide aurait pour public cible les victimes de la violence israélienne : il jouerait le rôle d’un mécanisme psychologique de compensation.

Suivant le second argument, la campagne des kamikazes tirerait sa légitimité d’une comparaison avec l’occupation israélienne du Liban sud. Israël se serait retiré du Liban — après 18 années d’occupation — parce que la campagne d’attentats-suicides menée par les combattants chiites libanais serait devenue insupportable à l’armée, à la politique et à la société israéliennes. Selon cette logique, les pertes infligées à la société israélienne pourrait la forcer à satisfaire aux demandes des Palestiniens. Ici, la campagne en faveur des attentats-suicides s’adresserait exclusivement à la société israélienne.

Toutefois, il semble que l’attentat-suicide, comme arme stratégique des plus faibles, n’apporte pas les bienfaits promis. L’attentat-suicide ne modifie pas la structure de la société israélienne, pas plus qu’il ne parvient à changer l’orientation politique en Israël. En fait, il semble qu’il ait grandement contribué à assurer la prégnance des idées de droite au sein de la population israélienne. Ni le retrait des armées d’occupation ni le changement politique souhaité n’ont été accomplis. Au contraire, depuis le début de l’Intifada d’El-Aksa, la droite politique israélienne n’a cessé d’étendre son empire.

En outre, l’attentat-suicide exclut la société palestinienne de sa propre lutte de libération nationale. La campagne pour les attentats-suicides est antidémocratique : elle défend une méthode que seuls quelques rares jeunes — bien qu’emplis de dévotion et d’abnégation — emploient dans la lutte nationale contre Israël. Une brève comparaison avec la première Intifada suffit à illustrer cela : si, lors de la première Intifada, femmes, jeunes et aînés participaient activement à la lutte en manifestant et en affirmant la volonté palestinienne de souveraineté et d’indépendance, la lutte est aujourd’hui confinée à quelques jeunes hommes. Les autres, c’est-à-dire la majeure partie de la société palestinienne, sont cantonnés au rôle de spectateurs, de badauds et d’observateurs de leur propre lutte nationale.

La campagne en faveur des attentats-suicides affirme implicitement que l’abnégation et la mort sont les seuls sacrifices acceptables dans la lutte de libération nationale. Voilà une stratégie qui se tire dans le pied : la victoire de la politique des attentats-suicides impliquerait la destruction du mouvement national et non sa préservation. De plus, une telle politique renforce l’argument israélien voulant que les Palestiniens cherchent à éradiquer la société juive israélienne dans toutes les régions d’Israël et de Palestine. Quand les kamikazes font exploser leur message, ne massacrent-ils pas aveuglément des citoyens israéliens, autant juifs que musulmans et chrétiens, faisant abstraction de leur identité et de leur lieu de résidence? Voilà bien un message de guerre totale et de destruction.

 

UN PREMIER ÉVÉNEMENT ANECDOTIQUE

 

Le troisième événement que je souhaite examiner est un intéressant débat ayant cours chez les Palestiniens israéliens, soit chez ces citoyens israéliens que l’on appelle « les Palestiniens de 1948 ». Le débat porte sur la volonté exprimée par plusieurs centaines d’intellectuels et de professeurs palestiniens de se rendre en Europe, accompagnés de Juifs israéliens, afin de visiter le site du camp de concentration d’Auschwitz. Ces intellectuels, professeurs et dirigeants locaux israélo-palestiniens veulent comprendre l’Holocauste. Ils veulent comprendre ce que signifie le mot juif pour exprimer l’Holocauste : la Shoah[9]. Ils veulent saisir l’effet de la Shoah sur les Juifs en général, et en particulier sur les Juifs israéliens. Ils estiment important de comprendre la culture qui sous-tend la politique et la société juives d’Israël.

L’on peut aisément s’imaginer les différentes voix qui se sont élevées contre un tel voyage éducatif. Les victimes sont-elles censées comprendre les motifs de leurs bourreaux? Un tel voyage devrait-il réellement être entrepris aujourd’hui? L’occupation brutale forme-t-elle un bon contexte pour « s’éduquer » quant à l’origine de la culture et de la politique de l’adversaire? L’occupation israélienne ne devrait-elle pas plutôt être contestée par un front uni de résistance palestinienne? Ce front ne devrait-il pas transgresser les frontières politiques artificielles et imposées? Pourquoi les intellectuels juifs et israéliens ne sont-ils pas davantage sensibles à la souffrance du peuple palestinien auprès duquel ils vivent? Quels bienfaits un tel voyage procurerait-il en vue d’alléger et de transformer l’occupation israélienne ou d’y mettre fin? En somme, quels sont l’objectif et la fonction d’un tel voyage?

Bien sûr, il n’y a pas de réponse facile à de telles questions. Mais il demeure clair que ces intellectuels et professeurs étaient résolus à visiter Auschwitz et qu’ils s’y rendront. En février 2003, ils ont offert aux journaux israéliens diverses réponses aux questions ci-dessus. Selon moi, le plus important est que cette initiative ait été concrétisée et qu’un tel débat ait lieu chez les Palestiniens israéliens et entre les Israéliens et les Palestiniens.

 

UN SECOND ÉVÉNEMENT ANECDOTIQUE

 

Le quatrième événement que je souhaite examiner est un débat ayant porté sur une série qui, en dépit d’importantes objections, a été télédiffusée en Égypte pendant le dernier ramadan. Cette série, intitulée « Un cavalier sans cheval », a soulevé un débat chez les intellectuels arabes de divers pays du Proche-Orient, mais surtout de l’Égypte[10]. La controverse provenait du fait que cette série était basée en partie sur le Protocole des sages de Sion.

Ainsi que l’exprime Qais S. Saleh, un consultant en affaires vivant à Ramallah, en Palestine, « il y a une importante opposition à cette série dans le monde arabe[11]. » En dépit de la vaste audience de cette télésérie, Qais estime que les diffuseurs arabes auraient dû refuser de la mettre en onde, en grande partie car cette « série importée présente un fanatisme antisémite qui fut forgé pendant l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’Europe, et que de ce fait elle n’a rien à voir avec les faits historiques et, surtout, avec le passé de tolérance du monde arabe envers les Juifs qui formaient une minorité intégrée vivant en harmonie avec les musulmans, les chrétiens et les autres minorités religieuses. » C’est en tant que Palestinien vivant sous un régime de ségrégation implanté par Israël, que Qais critique cette télésérie : « tout appui généré par le racisme devrait être malvenu chez un peuple qui souffre du racisme. »

Qais souligne que quiconque promeut l’égalité doit rejeter les pratiques racistes et leur langage. Les producteurs de la télésérie pensent peut-être avoir aidé les Palestiniens dans leur lutte contre Israël, mais selon Qais, ils ont fait tout le contraire. « Ils réitèrent le point de vue des extrémistes israéliens qui affirment que les Arabes n’accepteront jamais la présence de Juifs en Terre Sainte et qui appuient le transfert forcé des Palestiniens hors de la Palestine. »

 

INFÉRENCES ET CONCLUSIONS

 

En quoi ces quatre événements sont-ils liés? L’on peut mieux saisir leur connexion en répondant à la question suivante : quel est, dans le conflit israélo-palestinien, le développement que redoute le plus la droite juive israélienne? À tout fin observateur du conflit, la réponse est évidente : c’est une initiative de paix provenant du camp palestinien. C’est à la suite d’une initiative de paix palestinienne qu’Israël est volontairement entré en guerre en envahissant le Liban en 1982. Pareillement, Israël s’est vu forcé de s’asseoir à la table de négociations à la fin des années 1980 et au début des années 1990 à la suite de la première Intifada. Celle-ci était en réalité une initiative de paix modeste et locale; mais le gouvernement israélien a choisi de s’en dépêtrer en invitant l’Organisation de libération de la Palestine à s’installer officiellement dans les territoires occupés et en signant l’Accord d’Oslo.

Ces diverses initiatives de paix palestiniennes ont échoué car elles ont été transformées en lutte armée. Israël, d’une part, possède toute la force nécessaire pour faire face à une telle lutte et, d’autre part, n’est pas disposé à recevoir une demande de paix provenant du peuple palestinien. Il semble bien que la politique de paix soit le point faible du système politique israélien. Aujourd’hui, la majorité des Israéliens devrait le savoir, la majorité des Palestiniens doit le savoir et la majorité des politiciens israéliens de droite le sait certainement. Il nous faut donc nous demander si les camps pacifiques, autant du côté israélien que du côté palestinien, agiront en fonction de ce savoir.

Il nous faut aussi poser deux questions en rapport à cette étrange série d’événements. La première renvoie à l’attitude palestinienne face à une initiative de paix stratégique. La seconde cherche à comprendre pourquoi Israël n’est pas disposé à se tourner vers une solution pacifique du conflit.

Si Israël refuse une solution pacifique au conflit israélo-palestinien, c’est que la paix entraînerait une véritable révolution sociale, culturelle, politique et existentielle. Les gardiens du statu quo israélien et de la logique militaire résistent coûte que coûte à pareille éventualité.

Afin que le camp palestinien pour la paix devienne une véritable force politique, ses membres doivent reconnaître les choix qui se présentent à eux. Israël ayant déjà un gouvernement de droite et une population qui se dit prête à appuyer des politiques d’extrême droite, qui pourraient mener à un nettoyage ethnique ou à un génocide, la question de la voie à suivre pour le peuple palestinien devient cruciale. Racialiser le conflit israélo-palestinien n’est certes pas la voie à suivre pour le camp palestinien pour la paix. Or, voilà pourtant ce que suggèrent les « cavaliers sans chevaux », avec leur redéfinition du conflit israélo-palestinien : d’un conflit entre deux mouvements nationaux au sujet d’un territoire que l’un appelle la Palestine et l’autre, Israël, il est proposé que l’on passe à un conflit entre des Arabes musulmans et des Juifs israéliens. Les « cavaliers sans chevaux » suggèrent aux « Arabes » de reprendre le discours antisémite occidental et de fraterniser avec ce que l’histoire européenne a connu de pire. Ils suggèrent à l’Islam de coopérer avec ceux qui ont tenté de mener à terme l’anéantissement complet des Juifs. Bien qu’il soit pourtant évident que cela se ferait aux dépens du seul peuple palestinien (les Palestiniens étant les plus vulnérables puisqu’ils sont sous la menace directe d’Israël), ils cherchent ainsi à transformer le conflit israélo-palestinien en une « guerre de tous les Arabes musulmans contre tous les Juifs ». Une telle racialisation du conflit israélo-palestinien est un atout pour l’extrême droite israélienne : elle assure la perpétration d’une seconde Naqba.

La lutte contre les kamikazes, les attentats-suicides et ceux qui prônent l’utilisation de cette « arme stratégique des faibles » a partie liée avec la lutte contre la racialisation du conflit israélo-palestinien — soit la lutte contre la perspective qui veut que la parade des « cavaliers sans chevaux » ait lieu pour le bien des Palestiniens. Il est évident que la racialisation du conflit joue en faveur de l’extrême droite israélienne et qu’elle est néfaste au peuple palestinien comme à sa cause et à ses objectifs.

Le seul moyen de prendre mesure du conflit est donc de chercher à connaître l’Autre. En somme, c’est l’enseignement de Hillel qu’il nous faut suivre : aimer, rechercher et encourager la paix et l’éducation, et par-dessus tout, ne pas faire à autrui ce qui nous est odieux. Il semble que l’organisation Hillel de l’Université Concordia ait échoué dans la majorité, sinon la totalité, de ces missions. De ce point de vue, l’effort des dirigeants de la communauté palestinienne d’Israël pour mettre à profit les liens étroits qui les unissent aux Juifs israéliens et pour explorer ainsi les sources profondes du pouvoir de l’extrême droite juive, n’est pas seulement un effort humain, mais aussi une voie politique viable. Cette voie prouve — si même l’on a besoin d’une telle preuve — que non seulement la paix est possible, mais qu’elle est de plus à portée de main.

Ce choix intellectuel, cette voie politique coupe l’herbe sous le pied de ces éléments racistes, présents dans la société juive comme dans les sociétés palestinienne et arabe, qui mènent une œuvre de déshumanisation. Le premier pas dans cette voie politique consiste à construire des ponts entre les êtres humains, entre les dirigeants et entre les peuples. Faire un tel choix, c’est déclarer sans ambages que l’issue du conflit marque l’entrée dans la complexité des histoires et des narrations. Cela implique que l’issue ne peut être trouvée que si l’on s’engage toujours plus profondément dans les sources du conflit : l’issue implique donc un engagement total dans les questions sur le partage du territoire et des lieux symboliques, sur la constitution d’un espace pour la reconnaissance sociale et politique de l’Autre, sur la prise en charge et la solution du problème des réfugiés. La voie de la solution du conflit mène au cœur du problème et écarte toute indifférence stérile aux questions qui le forment. Bref, l’issue du conflit demande un engagement total dans les conséquences d’une résolution pacifique du conflit et dans les inévitables changements sociaux qu’elle entraînera.

En Israël et en Palestine, comme à Montréal, il y a encore des gens qui privilégient une approche « ou bien – ou bien ». Ici aussi, la définition du conflit en termes de camps opposés, soit pro-Palestine, soit pro-Israël, est un phénomène courant qui aide à creuser encore davantage le fossé entre les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens. En Palestine et en Israël, toutefois, ceux qui adoptent une telle position ont un prix à payer, car cette position est rapidement traduite en stratégies et en programmes politiques qui, en règle générale, sont meurtriers pour les deux camps.

Heureusement, il y a des gens en Israël et en Palestine — des Israéliens et des Palestiniens, des juifs, des musulmans et des chrétiens, des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes — qui osent fuir la prison intellectuelle de l’approche « ou bien – ou bien ». Ces gens se permettent de penser à la coexistence comme à une option viable et de considérer la réalité complexe de leur existence de manière originale et pertinente. Ils évitent la violence, recherchent des solutions pacifiques et embrassent des perspectives troubles et mal définies, plutôt qu’ils ne suivent la logique d’acier, limpide mais belliqueuse, de l’approche « ou bien – ou bien ».

Ces gens, en somme, tiennent compte de l’enseignement du sage Hillel. Ils comprennent que ni les Juifs israéliens ni les Arabes palestiniens ne peuvent parvenir seuls à la réconciliation : les relations d’interdépendance forment le tissu de la vie en Israël et en Palestine. Les défenseurs des efforts de paix en Israël et en Palestine ne peuvent se payer le luxe de s’ignorer. La proximité dans laquelle vivent les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens est telle que de plus en plus de gens comprennent que la logique du « ou bien – ou bien » est une arme politique de ségrégation qui est artificielle. Les Arabes palestiniens et les Juifs israéliens vivant réellement côte à côte, l’urgence de la coopération s’impose comme nécessité politique de première importance. Ainsi, l’effort pour penser dans les termes de l’autre se présente comme le seul moyen de sortir du conflit armé. Se défaire du ressentiment du probable — voilà le premier pas vers l’issue du conflit et, donc, le premier pas permettant d’accéder aux complexités humaines qui forment la toile du conflit.

Se connaître soi-même, c’est reconnaître l’Autre : voilà une tâche simple, mais fondamentale. Malheureusement, les dévots du Proche-Orient à Concordia n’en sont pas encore là.

 

Meir Amor*

Traduction par Martine Béland et Jean-Philippe Warren



NOTES

1. L’auteur tient à remercier Yehudith Harel de son aide précieuse grâce à laquelle a pu être rassemblée une partie de l’information utile à notre propos. Il endosse seul la responsabilité des idées exprimées ici.

* Meir Amor est professeur de sociologie à l’Université Concordia. Il s’intéresse aux thèmes du racisme et de l’ethnicité, ainsi qu’aux politiques de reconnaissance et d’exclusion. Il a publié, entre autres, des articles sur l’histoire des génocides (nazi, turc, ougandais, etc.). Utilisant un cadre d’analyse comparatif et historique, il s’intéresse de plus en plus à la situation politique des Québécois francophones.

2. Nous avons choisi de traduire l’expression anglais « resenting the probable » par « le ressentiment du probable ». Dans le titre de l’article, nous avons traduit le verbe anglais « to resent » par le verbe français « refuser », même si celui-ci ne rend pas l’idée de déni. (Note des traducteurs)

3. Alors que l’analyse nietzschéenne du ressentiment présente le fondement d’une rébellion en morale et d’une transvaluation en éthique, il semble que la contrariété du compromis et le ressentiment qu’elle implique présentent le fondement d’un conservatisme social et politique.

4. Hillel l’Ancien était un sage, un rabbin, qui vivait en Israël vers 50 av. j.-c. Dans le judaïsme, l’école universaliste est près de ses enseignements. Contrairement à Shammai l’Ancien, un autre sage juif, Hillel affirmait que le judaïsme se fonde sur la règle voulant que l’on ne devrait pas infliger à autrui ce qui nous est nuisible. Il demandait de plus à ses étudiants d’être des disciples d’Ahron, c’est-à-dire d’aimer, de chercher et de poursuivre la paix, d’aimer autrui et de le seconder dans son apprentissage. Il y a de nos jours des organisations Hillel dans presque toutes les universités nord-américaines.

5. Ari Shavit, « A Leader Awaits a Sign », Ha’aretz, 20 mars 2002 (version originale en hébreu).

6. Cf. Shulamit Aloni, « Murder of a Population Under Cover of Righteousness », Ha’aretz, 6 mars 2003 (www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=269703); et Bauer Yehuda, « It Could Happen Here », Ha’aretz, 26 févr. 2003 (www.haaretz.com/hasen/pages/ShArt.jhtml?itemNo=266805).

7. Outre l’article que nous examinerons ici, le lecteur peut consulter Dweiri Marwan, « On Fear and Honour in the Conflict » (29 avr. 2002; http://list.haifa.ac.il/mailman/listinfo/alef) et Abu Saber M. G., « Let Hamas and Jihad Leaders Send their Own Sons » (Al-Hayat, Londres, 1er oct. 2002).

8. Rema Hammami et Musa Budeiri, « On Suicide Bombing », Al-Quds, 14 déc. 2001. Hammami est professeur à l’université Birzeit et Budeiri enseigne à l’université Al-Quds.

9. Cf. Aviv Lavie, « Partners in Pain : Arabs Study the Holocaust », Ha’aretz, 5 févr. 2003 (aussi paru dans CounterPunch, 12 févr. 2003; www.counterpunch.org).

10. Cf. Maggie Michæl, « Adviser Criticizes Writings as “Racist” », Associated Press, 30 déc. 2002.

11. Qais S. Saleh, « A Horseless Rider, the Protocols of the Elders of Zion, and Imported Bigotry », CounterPunch, 12 nov. 2002.



 


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