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L’homme empaillé ou pourquoi notre statuaire politique est-elle platement réaliste?

Un texte de Antoine Robitaille
Thèmes : Politique, Québec, Travail
Numéro : vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004

L’installation, devant le local du syndicat des Cols bleus de Montréal, d’un monument représentant leur chef Jean Lapierre, a fait grand bruit, fin octobre 2003. La photo de l’œuvre, reproduite à la une des journaux, a provoqué l’hilarité générale. On a répété : « Le type est vivant et on lui coule une statue! » On a souligné que le style en était affreusement démodé; du « social-réalisme » d’avant la chute du mur, comme l’a écrit un journal au lieu de « réalisme socialiste ».

Toute cette raillerie est bien légitime, puisque le raide hommage des Cols bleus à leur chef historique — de son vivant — est proprement risible. Mais en matière de statuaire politique, le reste du Québec fait-il mieux que les syndiqués de Montréal? Est-il en position de donner des leçons? Non. Car ces dernières années, en cherchant à célébrer la mémoire de certains grands politiciens, il a fait preuve des mêmes gaucheries, de la même incapacité à allier mémoire et style, commémoration et geste artistique fort, que les syndicalistes radicaux de la métropole.

Suffit, pour en prendre conscience, d’observer les hommes de bronze qui se sont multipliés ces dernières années un peu partout au Québec. La chose est frappante aux environs de la colline parlementaire dans la capitale. De beaux bonhommes historiques tout aussi réalistes que le buste de Jean Lapierre, mais en complet-cravate, ceux-là, rappelant l’épopée de nos brillants exploits. À Québec, on en ajoutera encore quelques-uns et les merceries se battront pour venir y tourner leurs pubs. On voit ça d’ici : « Bovet habillait René Lévesque. »

Le problème est plus profond et grave qu’on peut le penser. Si une maison « appartient aussi à celui qui la regarde », comme dit le proverbe, et non pas seulement à l’architecte qui la dessine, la statuaire publique est à plus forte raison la propriété de tous. Propriété intellectuelle, même, puisque nous sommes là absolument dans l’univers du symbolisme et de la mémoire collectifs.

Les débats sur les sculptures, pourtant, ne décollent pas chez nous. Et on accepte n’importe quoi depuis 20 ans sans rechigner, ou si peu. Il y a bien eu controverse sur l’horrible statue de l’ex-premier ministre péquiste — une insulte à l’homme — sur le parterre du parlement à Québec. Mais on s’est limité à un aspect seulement : sa taille. Il était trop petit. Alors, deux ans plus tard, on en coula une version plus grande en gardant la même esthétique qu’on pourrait qualifier de « réaliste péquiste » (la version minuscule fut expédiée à New Carlisle, lieu de naissance de l’homme). « On aurait pu le mettre sur un piédestal! », entend-on encore parfois. Mais l’égalitarisme pathologique du Québec — il fallait s’y attendre — s’empresse de répondre : «  Laissez tranquille ce Lévesque de bronze. Du monument, transpire que l’homme souhaitait rester au niveau du peuple. » D’accord. Alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin? Pourquoi ne pas rebaptiser la statue « Ti-poil »?


FIN DE L’ALLÉGORIE

 

Trêve d’absurdités. Ce débat pauvre fait l’impasse sur l’essentiel : en guise d’esprit commémoratif, les autorités québécoises optent systématiquement, de nos jours, pour une piètre esthétique de musée de cire. Un réalisme radical, un hyperréalisme. Et encore. Pour certains, la copie en bronze de Lévesque n’est pas parfaite : « Il manque la cigarette! » Bien sûr, il fallait y penser : « Garneau, un peu plus loin, il a bien sa plume, lui! » Ici se fait jour toute la différence entre le réalisme de l’époque où l’on statufia Garneau et celui qui a cours aujourd’hui. La plume de l’historien ne représentait pas que la plume, bien sûr. C’était une allégorie, symbolisant le travail littéraire, patient et appliqué, de l’homme. La cigarette de Lévesque? Ses pantalons, légèrement pattes d’éléphant? Aucun symbole ici : que du « tel quel »! D’ailleurs, si d’aventure, un jour, on osait donner au Lévesque de bronze une cigarette, gageons que quelqu’un, quelque part en notre pays, exigerait qu’on y inscrive MarkTen! « C’était sa marque préférée! » L’esthétique de « musée de cire » et celle des « modèles à coller » se rejoignent dans le souci maniaque du détail insignifiant.


ERREURS

 

C’est là en effet le désavantage de l’hyperréalisme : il rend pointilleux. Dans le rapport à l’œuvre, il nous met en position de celui qui joue à « cherchez l’erreur ». Car toujours, même en travaillant sur des « matières putains » comme la cire, l’artiste nous trompe et se trompe. Tous, en sortant de quelque musée Grévin, ont déjà eu cette irrépressible impression : les reproductions ne sont jamais tout à fait exactes. Roch Voisine a la crinière un peu trop raide; Jean-Paul ii semble loucher; la langue tirée d’Albert Einstein est trop rouge; la bouche de Céline Dion, ouverte à l’excès; les jambes d’Elvis présentent des courbes inhumaines, etc.

Les nouveaux monuments coulés pour enjoliver le Québec ne peuvent que provoquer cet impitoyable réflexe du « cherchez l’erreur ». Le De Gaulle des plaines d’Abraham, œuvre d’un certain Fabien Pagé (le même à qui l’on doit le petit-Lévesque), repose sur des pieds ridiculement longs; ses oreilles décollées, les bajoues gonflées, son air crispé, sa posture de bloc de foie gras, donne l’impression d’un homme d’inaction. Les Québécois, pour sa fameuse déclaration de Montréal, l’auront donc remercié, à Québec, d’une postérité trapue, caricaturale. Le Jean Lesage d’Annick Bourgeau, quant à lui, avec ses yeux creusés et son torse drôlement bombé, a vraiment l’air d’un tranquille révolutionnaire, voire d’un révolutionnaire sur les tranquillisants. Louis-Joseph Papineau porte-t-il des culottes de lycra? On ne peut en effet s’empêcher de penser qu’il revient d’une promenade à vélo sur les Plaines d’Abraham (d’où la houppette?). Adélard Godbout, en arrière du parlement, est tellement petit et lisse qu’il semble en caoutchouc, sorte de figurine inspirée d’un personnage de bande dessinée à la Spirou. Le buste de Roger Lemelin, en bas de la Pente-douce, ou celui de Jean-Paul Lemieux, dans la côte de la Montagne, sont à l’échelle humaine — c’est-à-dire, pour une statue en plein air, qu’elles apparaissent minuscules. C’est pourtant élémentaire : on ne commémore pas sur les places publiques comme dans un salon. L’échelle indiquée est de trois pour un. Chesterton l’avait dit : « Tout monument public qui n’a pas été édifié en vue d’être public ou monumental est dépourvu de sens[1]. »

Le mépris des Montréalais pour la capitale-grand-village n’est pas de mise ici. Le souffle du réalisme débile a résolument gagné la métropole. Le Jean Lapierre a de la compagnie! Voyez le Jean Drapeau d’Annick Bourgeau (encore elle!), près de l’hôtel de ville de Montréal, engoncé dans une raideur inimaginable, rappelant étrangement d’ailleurs — pour ce qui est de la tête — le grotesque buste de Daniel Johnson de l’uqàm, grosse tête à claques qui avait jadis des lunettes collées au visage. On peut en dire autant de l’hydrocéphale Pierre Trudeau, récemment installé dans un parc de Côte-Saint-Luc.

« Cherchez l’erreur » : en contemplant l’œuvre d’un Michel-Ange, d’un Rodin ou de leur héritier québécois Louis-Philippe Hébert, notre attitude est tout autre. Pourtant, les « erreurs » ne manquent pas : les bras trop longs du David, le visage d’obèse de Balzac, les jambes trop effilées de l’Amérindien du parlement de Québec... Erreurs? Nous nous trouvons au contraire envoûtés par ces extrapolations au service du propos de l’artiste, lequel use de l’illusion pour mieux saisir le réel. L’art n’est-il pas précisément cela : illusion du réel? Bref, une interprétation. Sûrement pas une imitation servile de celui-ci.


ÉVACUATION DE L’ALLÉGORIE

 

Que signifie, dans notre réalisme socialo-québécois, l’évacuation de l’allégorie? Avançons l’hypothèse qu’à l’heure de l’envahissement du virtuel électronique et numérique, nous nous habituons malgré nous au tout-cuit, au prêt-à-voir, aux simulations collant de plus en plus au réel. Plus besoin d’imaginer la Rome antique. On nous en présente une en 3-d, avec gladiateurs dégoulinants de sueur et monuments écrasants. Dans le cybermonde, «le signe aspire à être la chose et à abolir la différence du renvoi, le mécanisme de substitution », écrivait Umberto Eco. D’autres formes de virtuel, plus sophistiquées, plus exigeantes pour l’esprit, comme l’allégorie, tendent donc à disparaître.

S’attardant au kitsch américain, Eco, dans un texte intitulé La guerre du faux[2], expose le principe de l’hyperréalisme contemporain : « [dans cette optique,] le passé doit être conservé et célébré sous forme de copie absolue, format réel, à l’échelle 1/1 ». C’est l’esprit de Las Vegas avec ses reproductions : le monde entier disponible ici et maintenant dans une unité de temps et de lieu. Les statues québécoises récentes s’inscrivent dans cette logique selon laquelle « pour passer, [...] l’information historique doit prendre l’aspect d’une réincarnation » (Eco, encore). Et chez nous, il n’y a pas que dans le domaine de la statuaire que la logique de réincarnation domine. La télévision s’y soumet tout autant : « réalisme syndicaliste » extrême, avec une série comme Simone et Chartrand. « Réalisme péquiste » balourd avec la déplorable série sur la vie de René Lévesque. « Réalisme fédéraliste » gratiné, avec les « Minutes du patrimoine » ou avec Le Canada : une histoire populaire. Dans le Dominion de la culture subventionnée, les comédiens deviennent des imitateurs, les historiens et les scénaristes se muent en « pédagogues » vertueux, producteurs d’œuvres « édifiantes » où la complexité des personnages historiques est gommée pour en faire des « modèles ».

Or l’art exige du style, l’a-t-on oublié? Pourquoi nos sculpteurs contemporains se sont-ils contentés de représenter nos grands hommes raides comme des mannequins de vitrine de magasin? Godbout, Lévesque, Lesage, De Gaulle, Leclerc, etc., sont là, debout. Simplement. Statisme total. Plusieurs d’entre eux se tiennent la bordure de la veste, comme dans les réclames de Sears. Lévesque, il est vrai, lève les avant-bras un peu comme un zombi; on le dirait être en train de réclamer un paquet de cigarettes au dépanneur, non pas de défendre la souveraineté. Et le gros Félix Leclerc aux airs aryens, au parc Lafontaine? Il tient simplement un manteau sur son épaule musclée. Mais où sont les grands gestes emportés, tel celui du monument d’Honoré Mercier, devant le parlement, qui permet de saisir sur-le-champ le talent de ce grand tribun? Où sont les postures telle celle, réflexive, d’un Garneau, par laquelle on perçoit l’ambition de l’historien? Ou encore le désarroi du Montcalm de la place Montcalm, dominé par une victoire ailée, laquelle n’arrive pas à le sauver. Allégories surannées? Gestes trop pompeux pour notre postmodernité ironique? C’est ce qu’on dira, assurément. Et il y a sans doute là un vrai problème : peut-on représenter la grandeur, en notre époque revenue de tout?

Certains exemples nous indiquent quelques voies, qui ne sombrent pas dans le piège inverse, celui de l’abstraction nihiliste. Par exemple, quiconque a visité le Golden Gate Park à San Francisco ne peut avoir oublié la statue du « congressman » Philip Burton. Sculpture de facture à la fois moderne et classique, elle représente ce démocrate de gauche, à qui l’on doit la sauvegarde de kilomètres de terre (face à la rapacité des promoteurs), qui exhibe un geste ample et puissant. Le passant ne peut qu’être remué devant son attitude combattive d’homme convaincu, plaidant sa cause. Alors que le De Gaulle des plaines d’Abraham apparaît totalement confit, celui récemment installé sur les Champs-Élysées exécute un grand pas décidé qui évoque la marche de l’histoire de France à laquelle il a tant contribué. Pompeux? Chesterton l’a dit mieux que quiconque : « Un monument doit, proprement parlant, être pompeux. La pompe est son objet même. Il serait absurde que des colonnes et des pyramides fussent cachées timidement dans un coin comme les violettes dans les bois du printemps. »


RÉALISME « QUÉBÉCOIS »

 

Chaque esthétique révèle un esprit particulier. Le réalisme socialiste magnifiait et raidissait de valeureux travailleurs et des ouvrières à fichu, le regard sévère, résolus à cheminer sans regarder derrière vers l’avenir radieux du socialisme, vers l’évaporation de l’État et la fin de l’Histoire. Ainsi prenait forme, dans l’espace, une pensée claire et raide, robuste, sûre d’elle-même et de son triomphe annoncé, même prête à broyer des hommes pour arriver à ses fins. Au moins, il n’y avait pas là que de la raideur, mais aussi, souvent, de la grandeur. C’est pourquoi, malgré ce qu’on a dit, le Jean Lapierre de bronze ne peut même pas aspirer au « réalisme socialiste ». Car tout comme les statues de nos hommes politiques, Lapierre est une sorte de moulage. Un « homme empaillé ». « Comme Lénine », me dirait-on peut-être? Non, le réalisme socialo-québécois timoré n’ira jamais jusqu’à cette momification délirante, soulignée par un mausolée grandiose, au cœur de la place Rouge depuis quelque 70 ans.

Notre réalisme se contente de peu. Systématiquement maladroit, craintif de la grandeur, allergique au style et à l’allégorie, il incarne un tiraillement bien de chez nous entre, d’une part, la volonté ferme de se souvenir et, d’autre part, l’idée que nous sommes trop petits pour l’histoire. D’où l’incapacité de magnifier, par la taille ou le geste, les personnages ou les projets — la souveraineté, par exemple. Incapacité que Lévesque, justement, a déjà remarquablement exprimée dans une déclaration invraisemblable par sa sinuosité : « On est peut-être quelque chose comme un grand peuple. » Les grands personnages, tels que représentés par notre réalisme? « Peut-être quelque chose comme de grands hommes. »



Antoine Robitaille

NOTES


1. G. K. Chesterton, « Défense de la publicité », in G. K. Chesterton, Le défenseur, trad. G.-A. Garnier, Paris, Egloff, 1945 (je remercie Marc Chevrier de m’avoir signalé ce texte).

2. Umberto Eco, La guerre du faux, trad. M. Tanant, Paris, Grasset, 1985.

 

 


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