Il serait question du sens de notre venue sur terre. Il serait question d’être fidèles à nos ancêtres. Il s’agirait avant tout de fonder notre avenir sur une victoire plutôt que sur une défaite, de passer enfin à la liberté. Un fort esprit téléologique, pour ne pas dire théologique, habite la jeunesse québécoise, sinon l’ensemble du mouvement nationaliste, si l’on doit en croire Mathieu Bock-Côté[1]. Si je ne saurais parler au nom d’aucun de ces deux groupes, il me reste tout de même la possibilité d’attirer les regards ailleurs, ne serait-ce que pour un instant. L’avantage que nous avons au Québec d’avoir une porte ouverte en permanence sur le politique, sur ce qui nous permet de vivre en tant que collectivité, est en même temps un lit de Procruste pour toute discussion politique. Comme les voyageurs que ce brigand de la mythologie forçait sur l’un de ses lits, l’un trop petit, l’autre trop grand (et qu’il écartelait ou dépeçait), sitôt que nous nous avançons, on nous coupe ― ou on nous étire, c’est selon ―, on nous interrompt et on nous force à nous prononcer sur la question : “ Mais seriez-vous fédéraliste? Seriez-vous contre l’indépendance, contre la liberté? ” On me pardonnera si à travers cette réplique, j’adopte un ton plutôt personnel en répondant à M. Bock-Côté pour tenter d’éviter Procruste et passer à un autre registre de la discussion. Après tout, si c’est de notre avenir dont il est question, un avenir encore ouvert pour la jeunesse, c’est aussi du mien. Une position neutre, pas plus qu’une position subjective, ne saurait trancher un tel débat : la distance est autant nécessaire que la participation. C’est en bout de ligne de quelques obstacles majeurs à l’inscription de la jeunesse dans le monde politique commun du Québec, dont il sera question à travers cette réponse à M. Bock-Côté.
UN DEVENIR QUÉBÉCOIS INÉLUCTABLE?
Deux questions alimentent la réflexion de M. Bock-Côté. D’abord, la question d’ouverture — “ la vieille foi nationale [...] est-elle encore possible, au-delà d’une certaine rhétorique militante incompatible avec l’examen soucieux et attentif de notre situation politique? ” — soulève la nécessité d’explorer davantage la situation québécoise en relation avec la “ foi nationale ” (p. 46). Cette dernière idée, développée depuis 200 ans, veut que le groupe de colons français abandonné par la France, longtemps dominé par un autre groupe de colons, celui-là britannique et déjà composé d’une élite commerciale et intellectuelle, en soit venu à former un peuple et une nation. Je laisserai de côté cette idée, me contentant ici d’employer les termes “ communauté ” ou “ collectivité ” et de renvoyer à la réflexion de J. Létourneau[2] qui a su soulever plusieurs questions pertinentes à ce sujet. En relation directe avec la première question, l’interrogation qui occupe l’ensemble de l’essai de M. Bock-Côté se lit ainsi : “ quel sens donner à l’indépendance, si l’essentiel de ce qui la rendait possible et favorisait sa réalisation est révolu ” (p. 50)? L’échec du projet souverainiste, affirme-t-il, compromet toute l’affirmation du Québec depuis 1960. Ainsi, la Révolution tranquille ne serait pas à continuer et à achever, mais bien à élucider et à dépasser.
La réponse de l’auteur, qui constitue la thèse forte de l’article, est que l’espace politique québécois doit être structuré au moins partiellement autour de la question de notre avenir politique, ce qui doit se faire à travers une nouvelle filiation à notre tradition nationale. Notre peuple doit rester conscient de la possibilité de sa disparition. La filiation avec le passé se ferait alors à travers la conscience de ce qui ne peut pas être effacé ― de ce qui demeurera toujours comme fait historique, mais qui pourrait être oublié. Une interprétation de notre présence dans l’histoire, sensible à cette fragilité québécoise, serait une source possible de la revitalisation de l’imaginaire collectif. Enfin, ce ne serait qu’à travers le mouvement indépendantiste que l’avenir politique, en tant que question, pourrait passer au sein de l’espace public.
L’existence de notre petite nation, selon l’auteur, est incertaine, entre autres parce que celle-ci n’a pas de forme politique instituée. Or, devant l’existence du Québec en tant que province, depuis les jours du Bas-Canada, une telle affirmation intrigue, déconcerte même. Comment peut-on ne pas considérer un État, tout provincial soit-il, et surtout un État qui promulgue des lois protégeant la langue et la culture et qui contrôle sa propre immigration ― qui envoie des diplomates à l’étranger, hors de ses prérogatives officielles! ―, comme une forme politique instituée? D’autre part, il est écrit qu’“ un Québec qui évacuerait de son imaginaire le projet d’indépendance révélerait peut-être enfin les traits de l’assimilation longtemps redoutée par les Anciens Canadiens ” et perdrait ainsi conscience de sa singularité. Ce serait la dépolitisation de notre réalité et le “ premier moment de notre disparition ” (p. 51). Ces affirmations s’expliquent en partie par une certaine perception des épisodes référendaires voulant que le peuple québécois, par deux fois, ait refusé démocratiquement et explicitement sa liberté politique. Ce refus serait dû à la “ faiblesse de la volonté nationale, incapable d’assumer finalement la signification fondamentale d’une histoire qu’on ne savait pas jusque-là problématique, qu’on savait seulement latente, prête à se réaliser après “deux siècles de patience” ” (p. 46). Le “ courage de la liberté[3] ” aurait manqué en 1995 aux Québécois et ce, au moment même du dénouement, du terme de leur histoire. Le “ non ” de 1995 serait ainsi l’échec de la résistance québécoise ― de l’ensemble de sa résistance. Ce refus montrerait que la Révolution tranquille fut une libération insensée qui n’a en aucun cas réalisé l’indépendance. Il constitue la “ première tache sombre dans le déroulement de l’histoire telle qu’elle devait se passer ” (p. 46), là où nous avons laissé “ le passé s’abolir dans la négation des conclusions qu’il portait en lui ” (p. 47). Ce passé s’éloignerait alors de nous, perdrait tout son sens, pour enfin être perçu comme inachevé et abandonné comme tel. Nous aurions aujourd’hui affaire à un nationalisme sans références historiques, accompagné d’une représentation nationale distordue. Il n’y aurait plus que quelques personnes, quelques indépendantistes, qui seraient encore prêts à tâcher de résoudre cette question de l’existence politique et de la présence dans l’histoire du Québec.
M. Bock-Côté nous offre ici deux représentations téléologiques de l’histoire québécoise qui s’entrecroisent sans cesse, l’une dure, l’autre faible. En premier lieu, il s’agit de “ donner sens à cette attente dans les siècles ” (p. 55). Notre histoire, depuis son tout début, tendrait vers l’indépendance et, à travers elle, vers la véritable liberté politique. Là seulement, dans cette parfaite coïncidence à soi du peuple québécois, dans cet accès à la terre qui nous est promise par l’histoire, pourrait se réaliser notre devenir. Nous y serions émancipés de toute oppression et parfaitement libres de nos actions en tant que peuple. Toute autre issue n’est en fait pas une issue : elle est échec, absence de réalisation, avortement. Hors l’indépendance, le passé s’abolit dans la négation des conclusions qu’il portait. Le choix du pays est le seul qui serait en ligne avec le parcours historique des Québécois, le seul qui puisse donner sens à leur expérience historique. Ce choix revêt alors la figure de la nécessité : il n’y a pas de devenir québécois sans État indépendant. Sans l’indépendance, “ le seul choix politique en ligne avec le parcours historique des Québécois ” (p. 47), nous dépéririons et disparaîtrions.
La seconde figure téléologique présente chez M. Bock-Côté est plus faible, plus sensible aux évolutions récentes du débat politique en Occident, mais aussi plus sournoise. C’est elle qui pose surtout problème et à laquelle je tiens à m’opposer. Nous n’avons pas besoin aujourd’hui de dénoncer encore une fois la pensée téléologique qui s’appuie sur la nécessité et sur le destin des peuples. M. Bock-Côté, malgré la force du schème téléologique dur à l’œuvre dans sa pensée, le reconnaît : il ne s’agit plus d’en appeler à la nécessité, mais plutôt de faire aboutir l’action de nos ancêtres, de lui préserver un sens. C’est ainsi qu’il peut parler du “ sens profond de l’affranchissement québécois ” (p. 46) qui a commencé avec la Révolution tranquille et que nous devons maintenant infléchir, libérer de son origine. Cette seconde figure est tout aussi dangereuse que la première, car elle conserve celle-ci constamment en filigrane, lui permettant de se perpétuer tout en se dérobant à la vue. Surtout, elle nous attache au passé au lieu de nous lier à lui, elle nous oblige à nous poser en continuité directe avec lui plutôt que d’en tirer ce qui nous permet encore aujourd’hui de vivre libres.
Selon cette figure, la double négation de 1980 et de 1995 serait une “ incohérence tragique ” : elle serait la trahison non seulement de nos pères, mais aussi de leurs pères. Notre génération est dite “ bâtarde ”; “ nous sommes orphelins, est-il dit, d’une mémoire dont on ne peut même plus se souvenir ” (p. 51). Oublions donc ce qui nous a été enseigné dans nos cours d’histoire souverainiste du Québec au secondaire et ce que nous avons appris des films et des séries télévisées historiques dont nous sommes si friands. J’en profiterai aussi pour oublier que mes ancêtres, jusqu’aux deux dernières générations, ont été trop occupés par leur survie matérielle pour s’occuper de la survie du peuple, lequel ne se portait d’ailleurs pas trop mal dans cette inconscience de lui-même. Comment maintenir que notre société est historique, c’est-à-dire qu’elle se construit elle-même dans l’histoire, si tout autre choix est trahison, si le seul choix, la nécessité de la souveraineté, conduit notre société à se construire selon l’histoire? Comment maintenir que notre société est démocratique si les jeunes n’ont d’autre choix que de perpétuer celui de leurs ancêtres? Comment sommes-nous garants du devenir d’un peuple, d’une nation, si nous devons rester fidèles aux convictions de nos prédécesseurs? Comment pouvons-nous agir entre êtres humains, avec les autres, vers un but commun, si la moitié des Québécois sont vus comme agissant en faveur de la disparition de notre communauté?
L’IMPORTANCE DU POLITIQUE
Il s’agit en fin de compte pour M. Bock-Côté de ramener le cours de l’histoire québécoise dans son lit, afin qu’elle débouche dans l’océan promis. C’est à croire que le Québec, en tant que collectivité, ne pourrait se déterminer qu’une fois la souveraineté acquise ― comme s’il n’y avait d’autre souveraineté que la souveraineté nationale, comme s’il n’y avait pas d’entraves extra-nationales à l’exercice de la souveraineté intérieure, comme si les pays étaient indépendants les uns des autres. Aucun sens pour l’expérience historique québécoise hors d’une orientation vers l’indépendance. Jamais il n’est envisagé, dans ces 11 pages, qu’une communauté (ou peuple ou nation) puisse exister et agir à l’extérieur de la médiation d’un État possédant pleine souveraineté sur son territoire. Qu’on ne s’y méprenne pas : mon propos n’est pas d’attaquer la position souverainiste, loin de là. Il s’agit plutôt de soulever les difficultés d’une conception téléologique du devenir québécois propre à une certaine position et de rappeler les dangers d’une identification de ce devenir à une seule issue ainsi que ceux de l’association de la liberté à l’indépendance.
Il est de mon avis que les référendums de 1980 et de 1995 sont vus par M. Bock-Côté (mais non exclusivement par lui) comme des échecs parce qu’ils ne sont abordés que de l’angle juridique. Cette vision fait oublier la liberté politique qui a été acquise entre temps, en grande partie grâce à l’action du mouvement nationaliste, de Jean Lesage à René Lévesque. Si l’option juridique de la souveraineté par référendum demeure toujours viable, elle ne doit pas nous aveugler, nous empêcher de voir que politiquement, l’action reste possible et continue de se produire[4].
Notons en premier lieu que le devenir historique du Québec ne s’arrêtera ni ne recommencera si la province devient pays. Celui-ci continuera de porter les mêmes fardeaux historiques, les mêmes problèmes de définition de la nation propres aux sociétés occidentales, peu importe la destinée de la communauté québécoise. Relevons en deuxième lieu que ce devenir ne s’effacera pas non plus s’il ne passe pas par l’élément juridique qui représente aujourd’hui le seul mode de légitimité des régimes politiques. C’est surtout à ce niveau que le débat entre souverainistes et fédéralistes fait rage : il y est question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, des droits de la personne, des cadres d’exercice de l’État à l’intérieur d’une Constitution, de la délibération publique par référendum et de la validité de celle-ci pour déterminer de l’avenir d’une nation. L’action des individus en tant que telle ― et non en tant qu’elle est ramenée aux rapports entre États ― peut aussi relever des éléments politique et social-historique. L’action menée au nom de principes juridiques ne se laisse pas ramener à l’action politique : il s’agit de deux registres différents qui sont aussi deux modalités d’action et deux orientations de la société, opposés par les circonstances et les principes actuels de la démocratie. La division de ces registres n’est pas artificielle : elle nous dit quelque chose sur notre situation et permet au moins une compréhension nouvelle de la question nationale.
La quête de la reconnaissance juridique du Québec en tant que pays par référendum, depuis les années 1970, a été la voie d’action principale des souverainistes. Or, en sortant de l’élément juridique, la division binaire souverainiste/fédéraliste, sans disparaître, cesse de compter. Tous peuvent alors travailler, agir ensemble selon des principes relevant du politique ou du social-historique ― raffermir les liens de communauté, favoriser les entreprises d’entraide, travailler à rendre l’environnement plus sécuritaire, comprendre ce qui fait une nation, s’interroger sur le sens du passé, promouvoir des idéaux de justice sociale, songer au rôle de l’État. De telles actions, qui se situent hors de la logique de l’affrontement et de la persuasion, augmentent notre capacité d’agir en commun, de délibérer et de participer aux grands débats ― comme celui à propos de l’avenir de la collectivité québécoise. Il ne s’agit pas non plus d’abandonner le terrain juridique ni d’arrêter la discussion sur l’accession à la souveraineté. Seulement, nous devons cesser d’en faire le seul terrain d’action commune et le sujet de débat premier, nous devons cesser d’être aveuglés par la toute-puissance actuelle de ses principes.
Ceci dit, il n’y a pas de contradiction entre le refus au souverainisme d’une téléologie de l’histoire ― c’est-à-dire de son principe idéologique social-historique[5] ― et l’expression du désir d’en finir avec l’exclusivisme de l’action selon les principes juridiques. Au contraire, je prends la parole au nom d’un débat sur le statut de la communauté québécoise selon des termes juridiques, politiques et sociaux-historiques, d’un débat qui se tiendrait loin des écueils des fantasmes de la correspondance à soi d’une nation et de l’accès d’un peuple à la terre promise, mais aussi contre l’idée qu’il ne faille pas laisser l’action de nos prédécesseurs dénuée de sens, comme si celui-ci n’était pas équivoque, comme s’il était unique, et surtout complètement dépendant de leurs intentions. L’idée de la nation et, a fortiori, celle de la souveraineté des États, sont des créations humaines. L’indépendance québécoise ne nous a pas été promise, elle a tout au plus été rêvée. Rien en elle ne constitue une solution aux problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui. Envisagée d’abord comme moyen, elle est aujourd’hui la fin à atteindre. À nous de le garder en tête lorsque nous nous demandons si nous voulons en rechercher la réalité ou non.
La Révolution tranquille est bel et bien terminée : les Québécois, peu importe leur origine, sont aux commandes du Québec. Ils sont libérés de l’oppression économique, libres dans leur rapport à la religion, libres dans leurs opinons et dans l’expression de celles-ci. Là est le sens de l’action de leurs ancêtres. Ils sont libres, en fin de compte, de se définir comme groupe vaincu et mis sous tutelle, comme le fait M. Bock-Côté, ou comme membres d’une collectivité qui a entrepris et, dans une certaine mesure, achevé un combat pour la liberté, et qui depuis plusieurs décennies a accueilli à bras ouverts tous ceux qui partageaient cet idéal. Dès lors, non seulement les Québécois sont-ils libres de décider de ce qu’ils veulent faire de l’héritage qu’ils ont en partage et de l’orientation qu’ils désirent donner à leur société, mais surtout, ils doivent participer à ce choix.
JEUNESSE ET POLITIQUE
Il ressortira de ma position que la situation politique présente ne laisse pas une place très enviable à la jeunesse dans ce processus historique. D’abord, une position comme celle de M. Bock-Côté lui enlève toute force de contestation et la place dans une position d’obéissance envers ses ancêtres, mais surtout envers les générations qui la précèdent. Ensuite, la force des principes juridiques indique, au plan du devenir québécois, une impasse du projet souverainiste : les référendums sont vus comme des échecs indépassables et l’action du gouvernement fédéral, au plan juridique, avec la loi sur la clarté référendaire, par exemple, n’est vu que comme un empêchement. Par ailleurs, le fédéralisme des Québécois ne représente pas plus une option intégrative, orienté comme il est vers l’évitement des questions politiques en faveur d’une simple résolution des problèmes par l’administration, par l’action bureaucrate, ou bien par une réécriture de la Constitution canadienne.
Les partis politiques québécois qui peuvent prétendre au pouvoir ne font pas vraiment mieux. Certes, l’adq s’est proclamée le porte-parole des jeunes, mais ce fut par ce qui ressemble davantage à une usurpation de la parole d’une génération qu’à une identification à une partie de l’électorat. Le tout semble légitime si l’on accepte que les membres du groupe sociologique des “ jeunes ” ont entre 18 et 30 ou 35 ans. Mario Dumont étant né en 1970, il ferait toujours partie de ce groupe. Cependant, si l’on s’y arrête un instant, une telle définition de la jeunesse frôle le ridicule. Il ne s’agit pourtant pas de proposer un nouveau découpage arbitraire dans les âges, de limiter la jeunesse entre les âges de 16 à 28 ans. Il faut plutôt s’interroger sur ce qui fait notre jeunesse. Nous n’avons pas voté en 1995, ou si nous l’avons fait, c’était avec l’enthousiasme du premier vote : ceux qui avaient 18 ans alors en ont aujourd’hui 26. Nous sommes en proie à des excès de ferveur et de frustration, et avec cause. Nous sommes entrés dans ce monde qui n’était pas le nôtre ― il nous reste à nous y inscrire et à lui donner une orientation, tout comme d’autres jeunes avant nous ont décidé de le rendre confortable (aussi lyriques soient-ils aujourd’hui, nous leur devons au moins cela) et tout comme d’autres qui ont dû subir les contrecoups de cette orientation. Nous ne savons encore que faire de ce lourd héritage du passé. Pis encore, nous ne savons ce qu’est au juste ce passé qu’on nous raconte différemment de part et d’autre. Ainsi, et peut-être justement, notre parole ne se fait pas entendre. Faire ses preuves d’abord, s’affirmer ensuite ― même si c’est dans un même mouvement. Là est ce qui nous rend jeunes.
Mario Dumont, avec ses 32 ans, peut bien se dire jeune, cela n’empêche pas qu’il soit le chef d’un parti politique dont la moyenne d’âge des candidats aux élections était de 41 ans[6] et que son parti ait pour président un professeur d’université. Si, hors de cette frauduleuse identification, l’adq représente une option pour la jeunesse, c’est, comme l’a bien relevé R. Arteau-McNeil[7], celle de l’apolitisme, du contournement des questions et des débats qui constituent une société en faveur du développement de l’économie et des droits individuels. C’est la solution de l’expédient, au détriment de ce qui constitue une société et lui permet de se tenir ensemble. C’est tout le contraire de ce qui devrait préoccuper les jeunes ― mais voilà, la force de cette idéologie est justement de repousser les préoccupations politiques et sociales en faveur de l’économique et du juridique, de ce qu’il y a de plus individuel. Je pourrais en dire autant du pq et du plq, qui n’ont qu’à peine effleuré ces sujets de préoccupation et dont l’attitude envers les jeunes (par exemple, en reléguant ses jeunes membres à une aile jeunesse qui n’est officiellement pas écoutée) est sans doute l’une des sources de leur désintérêt envers la politique.
Nous avons ainsi, d’un côté, un programme “ politique ” qui pousse les jeunes à ne pas se préoccuper de ce qui leur permet d’exister en tant que membres d’une société, et de l’autre, pour ces jeunes qui ne se retrouvent pas dans cette monopolisation de la jeunesse qu’effectuent ces “ jeunes vieux ”, nous trouvons signe après signe que leur opinion ne peut pas compter. Impossibilité d’être interpellés, donc, à moins d’être aveuglément fidèles aux valeurs de nos parents ou de suivre l’exemple de ceux qui, il y a encore quelques années, lorsqu’ils étaient jeunes, ont renoncé à se battre pour leur place — le tout, combiné avec une idéologie dominante axée sur les rapports juridiques et rejetant l’action qui serait exécutée au nom de principes politiques ou social-historiques.
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Il reste un débat qui pourrait rassembler les jeunes, leur ouvrir un accès à l’espace politique québécois ― un débat qui ressort déjà, par exemple, des positions d’un grand nombre de participants aux diverses manifestations contre la direction actuelle de la mondialisation, sans pour autant se limiter à eux. La question que je désire poser, avec, je le crois, nombre d’autres de ma génération, est la suivante : comment peut-on agir avec souci pour l’autre? Comment prendre en compte celui qui ne dépend pas nécessairement de soi, tenir compte des gens et non des intérêts, aller au-delà du consensus de la majorité? Un débat qui viserait à savoir si nous devons même le faire constituerait déjà une avancée. C’est l’espoir d’un tel débat qui est nié lorsque les manifestants se voient refoulés par les policiers et non par les politiciens, en contact avec la police et non avec la polis, ou encore lorsque les ailes jeunesse des partis politiques sont bâillonnées. Cet espoir exige que nous nous demandions comment nous pourrions éviter de faire violence à ceux qui sont déjà exclus des processus sociaux, qui ne peuvent voir au-delà de leur propre situation. Ou encore, suivant l’idée d’une terre d’accueil pour ceux qui cherchent à être à nouveau chez eux, il exige que nous cherchions quelles responsabilités nous avons, non seulement envers ces gens en voie de devenir citoyens, mais envers ceux qui continuent à croire à une amélioration de leur situation en leur terre natale.
Comment pouvons-nous décider de notre avenir en tant que collectivité, en tant que peuple, si notre État n’est plus là que pour prendre soin de nous? Est-ce même par l’État que cela doit passer? Si nous ne pouvons appliquer en réalité ces principes que nous tenons pour justes, le sont-ils vraiment? L’égalité est-elle vraiment la base de la vie politique démocratique lorsqu’elle ne peut être étendue au-delà des distinctions économiques et géographiques? Voilà des questions qui se posent déjà, des questions qui méritent des réponses, même si les solutions semblent impossibles.
Nombre de jeunes (car il me semble pouvoir étendre jusqu’à un certain point un constat portant sur ma propre condition) ont le sentiment de ne pas participer à la politique, d’en être exclus ― sentiment qui tourne de frustration en violence ou de désintérêt en anémie politique. C’est à ce niveau que nous devons jouer, nous redonner à nous-même le sentiment que nous faisons partie d’une même communauté, nous faire écouter. Seulement à ce moment pourrons-nous dire que nous sommes libres des impératifs que l’on voudrait nous imposer simplement parce qu’ils ont déjà eu leur nécessité. C’est là notre responsabilité en tant que nouvelle génération. Pourtant, nous ne pouvons le faire sans l’aide de ceux qui ont déjà fait de ce monde le leur, qui participent déjà au débat politique et qui sont en mesure de nous donner ou de nous refuser la parole. Sans vouloir passer pour catastrophiste, j’estime que la situation actuelle ne peut mener, à terme, qu’à l’impossibilité pour les jeunes de s’inscrire dans le monde public et d’effectuer le choix de leur destinée, à la fois en tant qu’individus et en tant que membres d’une collectivité. Notre héritage en est un de recherche de la liberté ― il importe de continuer de nous donner les moyens d’agir librement, ce qui ne va pas sans une coopération entre gens de bonne volonté. Il importe de nous donner à nous-mêmes les moyens de demeurer libres, en refusant d’être aveuglément fidèles aux valeurs de nos prédécesseurs aussi bien que de sombrer dans l’apolitisme, en pensant notre avenir en des termes autant politiques et social-historiques que juridiques, et avant tout, sans nous enfermer dans une vision trop étroite de notre avenir.
Jérôme Melançon*
NOTES
* Jérôme Melançon est étudiant à la maîtrise en philosophie politique à l’Université d’Ottawa.
1. Mathieu Bock-Côté, “ Notre avenir politique? ”, Argument, vol. 5, no 2, printemps-été 2003, p. 45-55. Je renvoie à ce texte après chaque citation, en indiquant la page citée entre parenthèses.
2. “ Y a-t-il une “nation québécoise”? Est-il impératif qu’elle advienne? ”, Argument, vol. 5, no 1, automne 2002-hiver 2003, p. 99-119.
3. Expression de F. Dumont, tirée par M. Bock-Côté de Genèse de la société québécoise, sur laquelle il faudrait par ailleurs revenir.
4. Ces lignes s’inspirent du livre d’Hannah Arendt, The Human Condition (Chicago, Chicago University Press, 1958), ainsi que de deux textes de Marcel Gauchet : “ Les tâches de la philosophie politique ” (Revue du mauss, no 19, 2002, p. 275-303) et “ Quand les droits de l’homme deviennent une politique ” (in M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, coll. “ Tel ”, p. 326-385). Gauchet y présente trois vecteurs de la modernité démocratique qui se sont combinés différemment depuis leur apparition : le politique, le juridique et le social-historique. Le social-historique était à l’avant-plan lors du dernier siècle, de par l’influence du marxisme, entre autres, et laissait une grande place au politique. Depuis environ 1970, nous avons vécu une reconfiguration de ces vecteurs. Le juridique, les droits privés de l’individu en tête, est devenu la seule source de légitimité du gouvernement et de l’action démocratique, s’opposant pour l’instant au politique et au social-historique. Rien n’empêche pourtant une nouvelle reconfiguration de ces vecteurs...
5. Un principe qui est peut-être, comme le suggère G. Labelle dans le dernier numéro d’Argument, un restant de l’hégéliano-marxisme québécois des années 1960 et 1970.
6. Pierre Drouilly, Jean-Herman Guay et Kristoff Talin, “ Quelques conclusions à tirer des élections ― 1 ”, Le Devoir, Montréal, 22 avril 2003 ().
7. Raphaël Arteau-McNeil, “ La tentation d’en finir avec la politique ”, Argument, vol. 5, no 2, printemps-été 2003, p. 21-27.