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Entre Jean-Paul II, Pasolini et Arendt, penser le péché

Un texte de Jean-Philippe Trottier
Thèmes : Histoire, Modernité, Religion, Société
Numéro : vol. 6 no. 1 Automne 2003 - Hiver 2004

Cela est “ banal ” et même comique : avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque.

 Hannah Arendt



By regressing in his writings to the most primitive level of fantasy, Sade uncannily glimpsed the whole subsequent development of personal life under capitalism [...]. His ideal society thus reaffirmed the capitalist principle that human beings are ultimately reducible to interchangeable objects[...]. For the standards that would condemn crime or cruelty derive from religion, compassion, or the kind of reason that rejects purely instrumental applications; and none of these outmoded forms of thought or feeling has any logical place in a society based on commodity production. 

Christopher Lasch



Zehrt er heimlich auf seinen eig’nen Wert in ung’nügender Selbstsucht...

Johann Wolfgang Gœthe 

 


Lorsque Jean-Paul ii, à peine élu pape en 1978, a lancé à la foule réunie place Saint-Pierre son fameux appel “ N’ayez pas peur! ”, le monde en eut le souffle coupé. C’était en effet la première fois qu’un pape s’adressait urbi et orbi de façon aussi directe et familière. Peu se sont rendus compte alors qu’il donnait ainsi un ton nouveau et allait troquer ses guipures vaticanes pour des gants de boxe et provoquer tant de sursauts dans le monde chrétien contemporain au cours de son pontificat. Mais pourquoi cette allusion à la peur d’entrée de jeu et pourquoi un tel message d’espérance? Le pape était-il conscient de notre condition humaine actuelle, à la fois vacillante et prometteuse, ou bien était-on en présence d’un ronronneur un peu plus exalté que les autres?

La chose est entendue : justifier les prises de position de l’Église (catholique s’entend) de nos jours relève de la gageure et il est bien plus payant d’étaler l’orientation sexuelle, les tourments émotionnels ou le karma bouddhisant d’une individualité “ en cheminement ”. Et puisque l’Église s’occupe au premier chef de la condition humaine dans son immanence et dans sa transcendance, que dire de l’expression “ structure du péché ” qui apparaît dans l’encyclique Evangelium Vitæ (1995), si ce n’est qu’elle déclenche chez nous une avalanche de dénigrement et un florilège d’adjectifs honteux tels que passéiste, traditionaliste, intégriste, obscurantiste, réactionnaire et, pis que tout, catholique?

Considérons donc le problème de la structure du péché par l’autre bout de la lorgnette en évoquant l’exemple de quelqu’un par qui le scandale arrivait fréquemment, le pécheur par excellence aux yeux de l’Église et chantre apparent de notre modernité libérée : le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, assassiné le 1er novembre 1975, l’homosexuel, l’athée, le marxiste, auteur du film Salò ou les 120 jours de Sodome (appelé Salò ci-dessous).

L’histoire de ce film extrêmement difficile à regarder est la suivante : nous sommes en 1944, en Italie du Nord. Quatre dignitaires fascistes se retrouvent à Salò, république fantoche fondée par Mussolini sous la protection des nazis : un banquier, un duc, un monsignor et un magistrat. Ils décident de séquestrer des adolescents des deux sexes et de les enfermer dans une villa patricienne, sans possibilité de communiquer avec le monde, afin de les soumettre à leurs caprices sexuels les plus inouïs et cruels. Cette bacchanale sadique obéit à un code décrété au préalable par ces mêmes individus et où toute référence à Dieu est proscrite, ce dernier étant remplacé par le fantasme sexuel dont l’assouvissement coûte que coûte est la pierre angulaire du fonctionnement de ce microcosme. Nous assistons ainsi à une inflation fatale du désir selon un découpage qui évoque la structure de la Divine Comédie de Dante : ante inferno, cercle des manies, cercle de la merde, cercle du sang. Bien entendu, les adolescents ne sont que les supports malheureux de ces fantasmes et les dernières scènes sont particulièrement intolérables : pénis d’un adolescent passé à la flamme d’une bougie, idem avec le sein d’une fille, scalp, arrachage d’un œil de son orbite, le tout à vif. Il n’est question tout au long du film que de masturbation, d’éjaculation, d’excréments, de coprophagie, de sodomie et le tout se termine en queue de poisson, pour ainsi dire, avec deux jeunes sbires, complices des quatre tortionnaires, dansant ensemble sur fond de ces scènes atroces mais inconscients de leur signification.

Nous sommes loin des récriminations papales et pourtant cette histoire semble dire la même chose. Au-delà de l’horreur archaïque et du voyeurisme qu’elle suscite, elle est profondément morale, comme le sont la majorité des films de Pasolini (notamment le merveilleux Évangile selon saint Matthieu, œuvre d’un impie couronnée pourtant du Prix œcuménique du Vatican). C’est une directe illustration, sans la nommer, de cette fameuse structure du péché de Jean-Paul ii et l’on se prendrait même à rêver d’une rencontre entre le cinéaste bolognais et le Vicaire polonais de saint Pierre.

Plusieurs pistes s’offrent à nous avec Salò. Tout d’abord, nous sommes dans un monde hermétiquement clos par rapport à l’extérieur; on ne peut en sortir que par la mort. Ce monde est beau : c’est une de ces splendides villas que l’on voit dans les cités lacustres de l’Italie septentrionale, au bord du lac de Garde en l’occurrence. Le stupre généralisé est ponctué de récits à la Boccace et de références à Nietzsche, Klossowski, Sade et d’autres écrivains, le tout dans une langue choisie dont le raffinement répond à la sophistication de la cruauté. Le fonctionnement de ce monde est soumis à une règle qui n’obéit à aucune référence valable universellement ou altérité absolue. Seuls comptent l’exploration et l’assouvissement du fantasme sexuel sous toutes ses formes, inépuisables par définition. On perçoit en filigrane le pervertissement du message héroïque nietzschéen, imprégné de l’idéalisme crépusculaire propre au romantisme allemand tardif : le surhomme érotique, délivré de toute morale prétendument castrante et valable uniquement pour les faibles, s’épuise dans l’exploration infinie de sa pulsion sexuelle en vampirisant l’innocence de sa victime. L’ennui (si ce n’est la culpabilité) le guette et il est condamné à la surenchère. Cette liberté se déploie dans un monde bouché et est vouée inexorablement à agoniser dans l’autoréférentialité et la mort.

Salò, univers splendide et solipsiste qui a évacué l’autre, l’extérieur, Dieu. Version laïque et exacerbée d’une ancienne histoire que l’on trouve dans le chapitre 32 de l’Exode, dans l’Ancien Testament : Moïse parti chercher les Tables de la loi sur la montagne du Sinaï, le peuple d’Israël, laissé à Aaron et surtout à lui-même, se met à adorer le veau d’or. On tombe dans l’idolâtrie d’une figure purement sensible, réductible à nos sens, identifiable. On assiste à l’avènement de ce que Paul Ricœur appelle l’homme-mesure, qui réduit le monde à ce que sa conscience en perçoit. Par un glissement insensible, il succombe progressivement à la tentation démiurgique de devenir lui-même Dieu, de poser lui-même ses valeurs, de connaître le bien et le mal et, implicitement, de nier tout ce qui ne tombe pas dans le champ de sa perception. C’est le renversement du mystère de l’Incarnation : non plus Dieu fait homme, mais l’homme fait Dieu.

L’histoire de Salò, pour somptueux que soit le décor, est par ailleurs d’une normalité étonnamment plate. Paradoxe, mais seulement apparent, car l’horreur suscitée ne se trouve en fait qu’au sein du spectateur, institué en vertu de sa distance en “ autre-hors-du-film ”. On pourrait même dire que le duc, le magistrat, le monsignor et le banquier ne sont pas cruels mais logiques avec eux-mêmes, car ils évoluent dans un monde dont ils ont eux-mêmes fixé les règles et la résonance. Les plaintes déchirantes et les hurlements des adolescents n’y font rien : ils échappent au sens que ces quatre personnages ont donné à ce microcosme. On comprend ainsi l’étrange remarque de Hannah Arendt, citée en exergue, à laquelle fait écho celle de Christopher Lasch qui la suit immédiatement (le lien entre Salò, Sade et l’homme-objet du capitalisme évoqué par le sociologue américain est d’ailleurs frappant. Il est même, pour notre génération, terrifiant).

En effet, Adolf Eichmann, criminel nazi séquestré par les agents du Mossad en Argentine pour subir un procès à Jérusalem, n’était pas le monstre sanguinaire que l’accusation et l’opinion publique voulaient voir en lui. C’est la fameuse thèse de la banalité du mal, développée par la philosophe dans un reportage effectué sur place pour le New Yorker et qui aboutit à un ouvrage intitulé Eichmann à Jérusalem. D’une précision incroyable et extrêmement bien documenté, le récit contient des conclusions qui suscitèrent la controverse, notamment avec nombre d’intellectuels juifs, peu disposés à voir dans la Shoah quoi que ce soit de banal. Ils ne comprenaient pas que la banalisation était inscrite dans la structure de destruction même, et non dans le discours d’Arendt.

Eichmann y est décrit comme un homme plutôt médiocre mais zélé. C’est quelqu’un qui ne voit pas l’horreur à laquelle il a participé, même s’il se dit sincèrement désolé pour les souffrances infligées. C’est un homme qui déclare avoir “ vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant ”. Il confondait simplement la raison pratique kantienne avec la volonté du Führer et c’est là un point essentiel de la thèse d’Arendt. Sa définition de l’impératif catégorique est étonnamment proche de l’original : “ Je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe de lois générales. ” Nous ne sommes pas loin des règles édictées par les quatre dignitaires de Salò...

Eichmann un être guère stupide, pas du tout fou et dangereux, “ simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait ”, même s’il a cherché à s’acquitter de sa tâche avec sérieux, fidèle en cela à l’esprit de perfection bureaucratique du Troisième Reich. Il y a chez lui “ une pure absence de pensée ”, et c’est là pour Arendt le terreau fertile et fondamental où le mal peut proliférer, d’autant plus banalement qu’il imbibe déjà la trame de la convention sociale et morale. Et l’on sait que l’ennemi principal de toute convention est la pensée, cette faculté qui, ainsi que le disait Descartes : permet “ d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. ” On ne peut s’empêcher de songer aux âmes pieuses d’aujourd’hui qui préfèrent voir le mal dans le spectaculaire et exorciser leur sentiment d’impuissance en brandissant des formules magiques et des anathèmes à rabais plutôt que de le dénoncer là où il s’insinue discrètement.

Salò, Eichmann : deux structures du péché qui rappellent notre époque? Par structure, entendons le péché non plus comme phénomène isolé qui se détacherait clairement d’un fond et que l’on pourrait aisément identifier, mais bien comme une généralisation extrême de ce même phénomène au point que l’on ne peut plus le distinguer, voire qu’on n’en est même plus conscient car il est devenu normal. Il importe peu à ce point de dire si les colères de Jean-Paul ii sont justifiées. Ce sont plutôt les réactions de nos opinions face à ces foudres qui sont symptomatiques. Ces réactions sont en cela puissamment nourries par ce que les médias veulent bien leur offrir en spectacle dans la logique ludique et consumériste qui est la plupart du temps leur raison d’être.

Héritière de la génération lyrique, notre époque semble en effet obsédée par tout ce qui rappelle l’“ obscurantisme catholique ” de ce moyen âge d’avant 1960. Et peut-on légitimement blâmer des ouailles souvent terrorisées par les anathèmes, excommunications et autres géhennes brandies par un clergé souvent jaloux de ses prérogatives? L’Église récolte ce qu’elle a malheureusement semé et connaît à l’heure actuelle une traversée du désert qui, plus qu’une franche décomposition, semble plutôt une purification. Remarquons qu’elle n’a pas fait que jeter des anathèmes à tour de bras et que, sans son Magistère et la longue suite des penseurs et des saints qu’elle a suscités, notre réflexion morale serait singulièrement tronquée. En effet, peut-on imaginer la coloration qu’auraient revêtu des notions aussi fondamentales que la liberté, la dignité, l’amour, les fins ultimes de l’homme ou encore le sens de la vie, sans ce puissant ferment? Soulignons également que si de nos jours on tire à boulets rouges sur cette institution, rien n’empêcherait a priori de dénoncer avec autant de virulence d’autres phénomènes : un certain individualisme protestant qui sous-tend l’utopie ultra-libérale et mercantile anglo-saxonne; un féminisme triomphaliste qui force une égalité des sexes par la culpabilisation de l’homme et la “ victimisation ” de la femme (et qui n’est au fond qu’une caricature, une exacerbation de patriarcat); ou bien la tyrannie du relativisme et de l’ouverture d’esprit qui bâillonne notre faculté de juger; ou encore le messianisme laïc et bon apôtre qui sert de caution morale à une certaine gauche soixante-huitarde. Rien n’empêche de faire cela, si ce n’est la mode et la convention dans leur banalité et déresponsabilisation innocemment pernicieuses.

Par un curieux paradoxe, “ les croquantes et les croquants, tous les gens bien intentionnés ” que dénonçait généreusement Georges Brassens, crient au scandale devant la pédophilie, le harcèlement sexuel, le réchauffement de la planète ou le sort réservé en Chine aux adeptes du Falun Gong. Mais le péché reste une notion taboue. Là encore, l’Église a souvent commis l’erreur funeste de s’en servir à des fins politiques et non morales. Il fallait bien, dira-t-on, contrôler les masses, condamner pour l’exemple tel ou tel individu dont le profil ne cadrait pas avec les canons romains. Il est curieux ici de remarquer que les pourfendeurs du péché resservent toujours les mêmes abus de l’Église : Galilée, l’Inquisition, les Amérindiens. De plus érudits mentionnent les croisades, le supplice de Giordano Bruno ou le conflit avec les Cathares et les Albigeois. Ici, au Canada français, une génération a fait ses choux gras d’une Grande Noirceur, peut-être plus grise et moins noire qu’on veut bien le penser. Et que dire des scandales sexuels, véritable pain bénit pour une opinion publique en mal de vindicte… Encore une fois, nul ne songerait à dénoncer les abus du protestantisme et c’est bien normal puisque notre individualisme éclairé en est nourri et que justement la catholicité même du catholicisme lui fait — en apparence — barrage.

Mais n’a-t-on pas tort de rejeter une notion au motif qu’elle a souvent été galvaudée et utilisée à mauvais escient? La science et le libéralisme triomphants affirment en effet que le péché relève désormais d’un autre âge, sans se rendre compte au passage que l’on s’en sert abondamment comme alibi pour attaquer un ennemi et redorer sa propre légitimité morale; l’actualité internationale est éloquente à ce sujet. Ceci dit, en oblitérant cette catégorie, ne condamnent-ils pas l’homme à un constant progrès sans finalité autre que cette progression elle-même, au point que l’on risque de ne plus avoir de point de fuite absolu grâce auquel mesurer notre progrès? Priver l’homme de péché, tout en dénonçant ses tares cosmétiques, n’équivaudrait-il pas à l’enfermer dans son être linéaire, historique, face à des situations élucidables à l’infini, le dangereux corollaire de ce Club Med existentiel radieux étant que tout ce qui échappe à cet élucidable risque d’être relégué aux marges du Club, aux oubliettes du refoulé? Salò est une hypertrophie, mais certaines résonances demeurent, comme le prouve notre fuite face à la souffrance irrémédiable, à la déchéance, au vieillissement, à la haine viscérale ou à la culpabilité. Tant mieux, certes, si l’âge d’or s’allonge, si les trithérapies existent, si la génétique fait des progrès fulgurants. Notre souci du pratique nous récompense à bien des égards, mais nous induit à croire que le monde obéira à terme à notre mesure en nous berçant de la même ivresse noble que celle qu’avait connue Prométhée, pourtant sincèrement désireux d’améliorer le sort de l’humanité. Cette illusion du tout-réparable explique en grande partie l’engouement judiciaire que connaissent nos sociétés nord-américaines, persuadées que le mal peut être évacué, alors que dans le meilleur des cas, il n’est que transféré : 28 milliards de dollars imputés récemment au cigarettier Philip Morris, en faveur d’une fumeuse mourante, recours constants à la Cour suprême du Canada, herméneute privilégiée d’un texte sacré — la Loi constitutionnelle —, pour trancher des questions qui relèvent davantage du bon sens populaire, de la morale et du jugement. La question de la fessée tombe ainsi sous l’article 43 du Code criminel sur les châtiments corporels infligés aux enfants…

Que faire alors de ce que Freud appelait le refoulé, de ce qui échappe à notre mesure et que nous camouflons à nos propres yeux? Il est un peu comme la corbeille de l’ordinateur qui a une capacité limitée et au-delà de laquelle elle déborde, à moins que la machine ne décide tout simplement de tomber en panne. Ainsi, même si l’âge d’or s’allonge, que faire des pathétiques tentatives des baby-boomers de rester jeunes? Même si l’individu est devenu un absolu bardé de droits, comment rendre compte du gouffre suicidaire qui aspire tant de nos jeunes hommes au Québec (le “ respect ” témoigné face à la décision du journaliste Gaëtan Girouard de mettre fin à ses jours il n’y a pas si longtemps ne fait rien à l’affaire; ne signifie-t-il pas plutôt une démission confortable face à un élan de compassion de plus en plus difficile à vivre)? Même si nos besoins matériels sont pour la majorité comblés, que faire de la furie consumériste qui nous prend au moindre état d’âme ou à Noël? Ne serait-ce pas que cette angoisse refoulée pointe de façon confuse vers une sortie?

Cette sortie, c’est la radicalité (du latin radix, racine) dont les utopies progressistes ont privé l’homme. Ne pouvant qu’être indigent-vers-un-mieux-être-sans-fin, il a oublié qu’il était plus que cela, radicalement plus. Et paradoxalement, c’est le péché qui le lui apprend. Révélatrice d’un mal radical propre à son humanité et non seulement à son individualité circonstancielle, cette catégorie le sort du monde clos autoréférentiel et banal dont nous parlions. C’est la tâche ingrate de Jean-Paul ii de la rappeler à notre mémoire. Pouvant nommer ce mal, l’homme peut lui assigner une place et un symbole précis et, par ricochet, nommer un ailleurs que n’est pas ce mal. Il est ainsi appelé à une plus grande dimension dans une perpétuelle et douloureuse tension entre sa pesanteur et son appel à un ailleurs. Il y a drame, profondeur et richesse. Cassure et lumière. Scandale pour la raison, pour reprendre un mot utilisé souvent par Kierkegaard. L’homme peut se libérer de l’obligation épuisante d’entretenir son paradis terrestre.

Comprenons-nous, il ne s’agit pas d’annuler nos acquis et notre esprit critique, mais, fidèles en cela à aux anciens Grecs, de hiérarchiser nos connaissances selon le vieil adage qui veut que “ seul le semblable connaît le semblable ” (à l’opinion correspondent les passions humaines, à la science correspond l’intellect, aux essences correspond l’âme, etc...). Il y a adéquation entre la faculté discursive et son objet, et donc forcément réification de l’homme, mais seulement dans une certaine mesure. Les protagonistes de Salò ou du Troisième Reich peuvent réglementer le fonctionnement de leurs participants, puisqu’il faut bien chorégraphier une mécanique, tant que l’on est conscient qu’il ne s’agit que d’une mécanique. Mais au-delà ce cette gestion, on ne peut prétendre régir la radicalité de l’individu, puisque cette tentative même la rend contingente. Il y a contradiction.

Là réside sans doute le péché qui, non seulement substantiel, est également de nature relationnelle : le semblable prétend connaître le dissemblable, les genres sont confondus et l’homme, mangeant du fruit de l’arbre de la connaissance, s’érige lui-même en juge du bien et du mal, privilège exclusif de Dieu, et rompt ainsi la relation de créature à créateur. Rappelons par contre que le texte de la Genèse mentionne que l’homme a malgré tout le droit de nommer les créatures, et non pas de les créer. Ainsi, “ Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné. ” Un savoir qui se drape des atours de l’absolu, voilà le glissement et le début de ce que Simone Weil appelait l’imagination combleuse de vide, matrice des faux dieux, des utopies, de l’illusion des panacées.

Bien sûr, le mal, et le péché qui le révèle, ne se résume pas à cela, et son sens est autrement plus vaste et profond : la longue liste des penseurs en témoigne de façon éloquente (saint Irénée, Origène, Philon d’Alexandrie, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Luther et, parmi les modernes, Kant, Hegel, Kierkegaard ou Simone Weil). Mais la notion a l’extrême mérite de rappeler la faute chez l’homme, non pas une faute appelant châtiment à la façon d’un acte mauvais qui mériterait sanction, ce qui nous ramènerait encore une fois dans le champ politique ou judiciaire. Mais plutôt une faute entendue dans son acception anglaise, fault, qui signifie faille au sens le plus littéral, c’est-à-dire géologique. Ainsi la faille du Saint-Laurent ou celle de Saint-André dans le Pacifique.

La faute en l’homme, sa faille, est justement ce qui lui donne sa profondeur, le déstabilise et l’écartèle entre sa vocation édénique perdue et sa tentation autoréférentielle. Cette altération est la révélation de l’altérité et de l’histoire, mais d’une histoire sur fond de distance avec un monde radicalement autre, celui que le Christ, le second Adam selon saint Paul, appelait le Royaume, et qui n’est pas objet de raisonnement ni de preuve, puisque le semblable ne peut connaître le dissemblable.

Saint Paul, dans une de ses saisissantes fulgurances, dit que là “ où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé ”. Pour le croyant, cette assertion ne pose pas problème. Le non-croyant, quant à lui, se trouve devant un tremplin existentiel d’une portée inouïe, car la nomination du mal le circonscrit, d’une part, et appelle automatiquement la nomination du bien, d’autre part. C’est là que le film de Pasolini, où il n’y a ni bien ni mal, est hautement moral et peut-être même paulinien : il se situe à l’extrême limite de la non-nomination, puisque Dieu est proscrit de ce monde, que ce dernier est clos et que le fantasme sexuel — par essence tourné vers sa propre satisfaction — est l’unique référent (est-il besoin de préciser que ce n’est pas en soi la débauche qui est le mal, mais bien l’autoréférentialité?). On se plaît à nouveau à imaginer l’extraordinaire dynamique entre le “ N’ayez pas peur! ” de Jean-Paul ii et ce monde qui a évacué le bien et le mal à un degré d’une telle incandescence qu’une fracture ne peut qu’apparaître, une faille, une béance qui appelle la grâce.

Penser le péché, c’est donc penser l’homme et son histoire dans sa façon la plus dramatique, un peu comme une aspiration commune à l’humanité, au sens le plus littéral d’être aspiré vers un ailleurs. On est loin de notre culpabilisation qui, au lieu de provoquer ce mouvement, enchaîne l’homme à chercher réparation hic et nunc par la désignation d’un responsable, résultant dans un clivage artificiel entre bons et méchants, entre gagnants et perdants. Certains individus y gagnent énormément — pour combien de temps? —, mais le dialogue, lui, s’évapore. Il est d’ailleurs à craindre que ce ne soit là l’un des aspects pervers de notre compréhension de la Charte des droits et libertés qui est devenue le nouveau Sermon sur la montagne, version laïque, alors que le Christ est remplacé par les instances judiciaires. Encore une fois, point de pardon, de rédemption, mais simple transfert du mal entre un gagnant et un perdant. Et cloisonnement manichéen de l’humanité où le malheur des uns fait le bonheur des autres.

Penser le péché, c’est penser l’homme dans son appel à autre chose que la contingence historique linéaire incarnée par le monde clos de Salò, le monde “ banal ” et administratif d’Arendt ou encore l’extrême limite du capitalisme de Lasch, où l’homme est devenu un objet interchangeable. C’est en somme penser l’homme dans sa vocation à sa liberté. Non pas la liberté qui consiste à vouloir telle ou telle chose dans un choix limité de possibles déterminés historiquement, ni celle qui consiste à choisir entre un Bien et un Mal “ déjà là ”, ce qui équivaudrait à le déresponsabiliser — c’est d’ailleurs là l’une des critiques fondamentales de saint Augustin face aux thèses ariennes qu’il eut à combattre à son époque. Mais bien une liberté d’ordre ontologique, dont le stoïcisme avait donné un avant-goût, notamment chez Épictète. Évacuer le péché, au contraire, ne profite pas tant à la liberté qu’au destin entendu à la façon des Anciens comme une réalité hétérogène au vouloir humain, un horizon inatteignable et indépassable.

Paul Ricœur a raison lorsqu’il affirme que le drame de l’homme contemporain est qu’il n’a pas d’instance plus haute que sa propre conscience. L’homme-mesure, expression employée précédemment, se rapporte aux discussions entre Socrate et Protagoras, que l’on retrouve dans le Théétète de Platon (“ L’homme est la mesure de toutes choses, de ce qui est et de ce qui n’est pas ”). Au-delà du dialogue de l’âme avec elle-même que cette idée implique chez Socrate et Platon, le danger de celle-ci réside dans le glissement sournois et imperceptible vers le solipsisme ou l’absolue indivisibilité de l’âme qui ne reconnaît plus d’altérité ou de supériorité radicale à elle-même. On en revient encore une fois à l’absence de pensée qu’Arendt avait remarquée chez Eichmann et qui l’avait complètement déresponsabilisé, puisque, tordant la maxime kantienne sans le savoir, son vouloir tortionnaire et la loi d’Hitler ne faisaient qu’un. Tout est donc à la mesure de l’homme et, sous l’illusion d’une égalité ainsi créée avec toutes choses, l’homme s’enferme peu à peu dans un jeu de miroirs qui lui donne l’illusion festive du progrès infini, la seule condition étant qu’il ne touche pas la surface des miroirs de peur de frapper sa propre finitude et de dévoiler la supercherie à laquelle il préside lui-même.

Dire comme saint Paul que “ je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas ”, c’est éprouver un écartèlement, une tension qui est précisément le lieu de la liberté. Il n’y a plus de réflexe automatique, d’anonymat, d’innocence et de fuite linéaire vers un but inaccessible, mais une responsabilité effrayante. Et l’un des signes par lesquels cette liberté se manifeste est l’ambiguïté qui caractérise toute action humaine et qui rend d’autant plus effarante cette responsabilité. Il se peut d’ailleurs fort bien que le haut-le-cœur que cette liberté suscite constitue le terreau de la foi. Et si l’on reprend l’analyse de saint Paul, la justification par la foi et non par les œuvres me délivre de cette tâche prométhéenne de progresser à l’infini et de l’obligation de poser des valeurs “ à l’aveuglette ” sans le secours de l’altérité radicale à laquelle nous ouvre le péché.

On comprend dès lors l’hystérie provoquée par les admonestations de Jean-Paul ii lorsqu’il évoque le péché. Il ne fait que révéler les vices cachés du système. Il l’a fait face au communisme, il le fait également face à l’ultra-libéralisme, en dénonçant des dérives en vertu desquelles les droits, l’ouverture d’esprit, le progrès, l’égalité et d’autres principes élevés, mais graduellement séparés de leurs référents externes, se vident peu à peu de leur substance et deviennent de pures préoccupations administratives. Deux discours qui projettent chacun une téléologie imaginaire : une société sans classe pour le communisme et l’harmonie naturelle du marché pour l’ultra-libéralisme, mais sans égards pour l’homme dans les deux cas. Là encore, la majorité des critiques du pape avancent des arguments que veulent bien leur servir les médias (ce qui ne veut pas dire qu’ils ont systématiquement tort) : avortement, préservatif, ordination des femmes. On passe pourtant sous silence un aspect essentiel du message pontifical : l’inaliénable dignité et liberté de l’homme fondée sur la vérité ontologique à laquelle on accède à travers la faille, l’ouverture que permet le péché. D’où l’importance du repentir, du moins aux yeux du catholicisme et qui n’est pas aveu de culpabilité aussi écrasante qu’inexpliquée à la façon de Kafka ou des procès staliniens. Ce repentir débouche en effet sur un ailleurs non soumis à un déterminisme familier et avec lequel on tente de s’arranger. L’histoire du bon larron, rapportée par saint Luc, illustre l’accès à cet ailleurs.

On prête à saint Jérôme la formule lapidaire selon laquelle le diable est le singe de Dieu. Cela est évident dans les trois tentations du Christ dans le désert, notamment la première : “ Et, s’approchant, le tentateur lui dit : “Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains.” Mais il répondit : “Il est écrit : Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.” ” Le vade retro Satanas qui clôt le passage peut faire sourire de nos jours; il n’est peut-être pas si étranger que cela à notre situation, surtout si l’on s’applique à chercher le singe auprès de nos marchands de bonheur et d’épanouissement indolore qui proposent une gamme infinie de remèdes absolus censés apporter le paradis sur terre. Une téléologie terrestre qui est notre but ultime et qui, portée à incandescence par le relativisme qui est son fer de lance, condamne progressivement l’homme à “ dévorer secrètement sa propre valeur dans un égoïsme stérile ”, selon les mots de Gœthe cités en exergue.



Jean-Philippe Trottier*



NOTES

* Agent d’artistes en musique classique, Jean-Philippe Trottier est diplômé en philosophie (Sorbonne, Paris), en piano (Université McGill, Montréal) et en composition musicale (Conservatoire de Montréal). Il collabore aux revues L’Agora, Liberté, L’Action nationale et Inroads.



 


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