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L’Art et les images

Un texte de Jean-Philippe Uzel
Dossier : Esthétique
Thèmes : Art, Société, Technologie
Numéro : vol. 6 no. 1 Automne 2003 - Hiver 2004

Il n’est pas exagéré de dire que de la Renaissance jusqu’au milieu du xixe siècle, l’art a eu le quasi-monopole de l’image. Si au cours de cette période les images d’art se sont peu à peu émancipées de la sphère religieuse, elles ne se sont jamais complètement départies de l’aura qui les apparentait étroitement aux images du culte. Les Salons français du xviiie, qui marquent l’ouverture de l’art au grand public et les débuts de la démocratisation artistique, n’ont pas fondamentalement modifié cette réalité. L’art pendant encore un siècle allait faire l’objet d’une vénération sans condition. Il faut attendre les premiers soubresauts de la culture de masse au xixe siècle pour voir le culte de l’art se fissurer. Avec l’apparition de la photographie, la tenue des premières Expositions universelles, la multiplication de la publicité, l’arrivée des grands magasins, la démocratisation de la mode… le commerce et l’industrie commencent à produire des images au pouvoir de séduction redoutable. Karl Marx, à la suite de sa visite de l’Exposition universelle de Londres en 1851, est le premier à parler du “ fétichisme de la marchandise ”, mais c’est Walter Benjamin qui va étudier en profondeur cette esthétisation du quotidien dont il verra le symbole dans les “ passages ” parisiens, ces sortes d’expositions universelles en miniature. Dès lors, l’art est doublement dessaisi : non seulement il n’est plus le principal producteur d’images, mais surtout, il perd son caractère “ sacré ”. L’histoire de l’art moderne, à partir des impressionnistes, a pour toile de fond cette rivalité entre l’Art et les images de la culture de masse. À partir de ce moment-là, la nature et la fonction de l’œuvre entrent en crise. Theodor W. Adorno (1903-1969) est l’auteur qui a poussé le plus loin l’analyse de l’antithèse culture savante/culture de masse et c’est également lui qui a prescrit la solution la plus radicale : l’œuvre, pour conserver un sens face à l’invasion de l’“ industrie culturelle ”, devait refuser de procurer au spectateur une satisfaction immédiate. Par sa forme déstructurée et son contenu abstrait (ou absurde), l’œuvre devait générer une esthétique “ négative ”, créer chez le public un malaise qui soit l’écho de la condition humaine aliénée à l’ère du capitalisme de masse. Telle était la tâche héroïque qui revenait aux artistes d’avant-garde (Beckett, Schönberg, Klee, Picasso…).

Aujourd’hui, l’“ industrie culturelle ” a pris la forme de la “ société du spectacle ” (Guy Debord), c’est-à-dire qu’elle a envahi tous les domaines de l’existence. La distance qui séparait encore dans les années 1950 l’avant-garde du kitsch, a définitivement disparu au cours des années 1960. C’est en effet au cours de cette décennie que l’intégration de l’art à la culture de masse a connu son achèvement et que l’avant-garde, en s’institutionnalisant, a renoncé à sa fonction critique. C’est précisément sur ces prémisses, intégration et institutionnalisation, que l’“ art contemporain ” a fait son apparition. Celui-ci n’essaye plus, comme le prônait Adorno, de résister à l’emprise des loisirs et du divertissement en se retranchant dans l’incommunicabilité, mais il cherche au contraire à rivaliser avec la société du spectacle sur son propre terrain. Les œuvres deviennent dès lors, pour reprendre la belle formule du philosophe italien Giorgio Agamben, des “ marchandises absolues ”. Cette stratégie a été de façon systématique celle du Pop Art (Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Clæs Oldenburg…). Le pouvoir de séduction de la société de consommation étant sans limite, et surtout sans contre-pouvoir, l’artiste pop n’avait plus qu’à reproduire jusqu’au vertige les images et les icônes que celle-ci lui offrait. De nombreux artistes travaillent encore dans le prolongement des propositions du Pop Art. L’œuvre que l’artiste canadien Ken Lum a présentée dans le cadre du Mois de la Photo de Montréal 2001, There is No Place Like Home (2000), est très révélatrice de la dialectique qui lie aujourd’hui l’art aux images de la société de masse. Ce travail se présentait sous la forme de panneaux installés en plein centre-ville. Conçues sur le mode publicitaire, ces images cherchaient à capter le plus efficacement possible le regard du passant : échelle monumentale des panneaux (54 m x 10 m), association très étroite entre le texte (une ou deux phrases) et l’image (des portraits en gros plan), usage de couleurs vives… Mais la signification de ces affiches restait ambiguë, rendant leur finalité incertaine : les personnages représentés en gros plan, issus de différentes cultures, semblaient tenir des propos plus ou moins critiques sur leur intégration sociale et culturelle : “ Je pourrai jamais me sentir chez moi ici. J’me sens pas chez moi ici ”, “ Je suis écœuré de vos idées sur les immigrants. C’est aussi chez nous ici! ”… Cette proximité entre les modalités de présentation de l’art et des images de la culture de masse est également très présente dans l’art médiatique, tout particulièrement dans l’art vidéo. Mentionnons à titre d’exemple l’exposition de Pipilotti Rist, Remake of the Week-End, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal au cours de l’été 2000. L’artiste suisse s’appropriait allègrement l’esthétique des médias (vidéoclips, musique pop…) afin de créer un univers intimiste procurant au public un sentiment de plaisir et de bien-être. Mais la signification de ces œuvres reste ambiguë. Quel est le rapport, dans les affiches de Ken Lum, entre le texte et l’image? Sommes-nous sûrs que ce sont les personnages représentés en gros plan qui s’expriment? Comment interpréter la projection vidéo d’un corps de femme nue sur une cuisine intégrée dans Remake of the Week-End?

Ce corps blanc, étendu dans l’herbe au bord d’un cours d’eau, possède une dimension macabre qui entre en conflit avec la dimension ludique de la projection. D’une façon générale, les jeux de renvoi entre la forme, le contenu et la présentation de ces œuvres semblent régis par un principe d’indécidabilité qui rend toute interprétation univoque impossible. Ce caractère indécidable n’a pas besoin d’être levé, précisément parce que l’œuvre ne vise pas d’autre fin qu’elle-même. Au contraire, les images mass-médiatiques, aussi sophistiquées soient-elles, visent toujours une finalité qui leur est extérieure (commerciale, distrayante, politique…) et ne peuvent, par là même, se charger d’une trop grande ambiguïté.

Est-ce à dire pour autant que les œuvres, une fois leur autonomie affirmée, ne peuvent avoir d’autre fonction qu’artistique? A priori, les œuvres de Ken Lum ou de Pipilotti Rist paraissent vides de toute fonction critique, tant leur collusion avec la société du spectacle semble profonde. Chez Ken Lum, par exemple, le message sur l’immigration disparaît totalement derrière le pouvoir de séduction des images. D’ailleurs, lorsqu’on lui demande si son œuvre contient un message politique, l’artiste répond : “ Le véritable message adressé au public est que ce travail fonctionne comme une œuvre d’art[1] ”. Mais c’est précisément dans cette surenchère avec l’“ industrie culturelle ”, et non dans un retrait illusoire, que les œuvres trouvent paradoxalement une certaine forme d’autonomie. Le fait que ces “ images ”, tout en multipliant les effets de séduction, n’aient d’autres finalités qu’elles-mêmes, crée au niveau de leur réception une ambiguïté qui les distingue radicalement des images de la culture de masse. Ce sont, à l’opposé, les œuvres qui critiquent de façon frontale la “ société du spectacle ”, comme les travaux de Barbara Kruger aux États-Unis ou de Dominique Blain au Québec, qui sont le plus rapidement récupérées et assimilées. Les visiteurs de la Documenta 2002 de Kassel (Allemagne), la plus importante rencontre d’art contemporain au monde, ont pu largement s’en rendre compte. Alors que l’événement était tout entier consacré aux méfaits de la mondialisation et faisait une large place au genre documentaire, les œuvres les plus marquantes étaient des installations vidéo aux effets esthétiques très recherchés comme celle du Britannique Isaac Julien, de la Finlandaise Eija-Liisa Ahtila ou du Turc Kutlug Ataman (projection simultanée sur plusieurs écrans, bande musicale omniprésente, importance de la trame narrative…). À l’opposé de l’esthétique négative défendue par Adorno, ces œuvres utilisent toutes les séductions de la culture de masse, mais c’est précisément en cela que réside leur pouvoir critique. Il est en effet illusoire, comme l’a bien mis en évidence Debord, de croire qu’il existe encore des poches de liberté à l’extérieur du système marchand et médiatique, pour la simple raison qu’il n’y a plus d’extériorité. Contre toute attente, c’est là où nous retrouvons Adorno et la question de l’autonomie de l’art qui est le pivot de sa théorie esthétique. Celle-ci, contrairement à ce qu’on entend souvent, ne signifie pas que l’art n’entretient aucun lien avec son contexte social ou est voué à la seule contemplation désintéressée, elle signifie avant tout que l’art n’a d’autre fin que lui-même. C’est la raison pour laquelle Adorno critiquait à la fois l’“ industrie culturelle ” (où l’art se fait marchandise) et l’art engagé (où l’art se fait propagande). Cette question l’avait opposé à la plupart des penseurs progressistes de son époque, entre autres à Walter Benjamin qui, dans son célèbre essai sur la reproductibilité de l’œuvre d’art, défendait la thèse selon laquelle la fonction artistique de l’œuvre devait laisser place à sa fonction politique. Adorno, dans une lettre en date du 18 mars 1936, lui reprochera d’avoir réifié la polarité art autonome — art engagé (“ pour dialectique que soit votre texte, il ne l’est pas s’agissant de l’œuvre d’art autonome elle-même ”) et de ne pas avoir compris que c’est dans l’autonomie que l’œuvre trouve sa liberté.

Or, nous le voyons aujourd’hui, toutes les formes artistiques qui prônent un engagement direct dans la sphère politique (art d’intervention, art direct, art action, art relationnel…), sont confrontées aux contradictions pointées par Adorno. Nous en voulons pour preuve le récent ouvrage du critique et commissaire français Paul Ardenne, Un art contextuel[2], qui dans sa conclusion, s’interroge de façon très lucide sur l’avenir de l’art d’intervention : “ les pratiques contextuelles, au terme d’un siècle frénétique, en arrivent à un degré de développement qui se caractérise plus souvent par la répétition que par l’investissement dynamique. D’autre part, leur récupération, sinon leur banalisation ont tendance à en faire un élément clé de l’animation culturelle contemporaine. ” Pour Adorno, la résistance de l’art face aux images passait par une forme d’ascèse esthétique; or, le grand paradoxe de notre époque vient du fait que ce sont les œuvres qui épousent le mieux le langage de la culture de masse qui lui résistent le plus sûrement, tout simplement parce qu’elle n’ont d’autre finalité que d’être des œuvres d’art.



Jean-Philippe Uzel*



NOTES


* Jean-Philippe Uzel est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Il est directeur du Groupe de recherche en sociologie des œuvres (greso) et membre de l’équipe de recherche “ Le soi et l’autre ”. Il a publié récemment plusieurs textes sur la fonction politique de l’art et de l’esthétique dans des ouvrages collectifs : Politique de la parole : singularité et communauté (Montréal, Trait d’union, 2002), Les identités narratives : mémoire et perception (Québec, p.u.l., 2002), La politique par le détour de l’art, de l’éthique et de la philosophie (Québec, p.u.q., 2001).

1. Catalogue Le Mois de la Photo, Longueuil, éd. Vox populi, 2001, p. 93.

2. Paris, Flammarion, 2002.



 


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