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De la Philosophie de l’Histoire au règne de la société civile

Un texte de Gilles Labelle
Dossier : L'ADQ dans l'horizon québécois et au-delà, L'ADQ: la nouvelle donne politique
Thèmes : Histoire, Philosophie, Politique, Québec
Numéro : vol. 5 no. 2 Printemps-été 2003

Le déclin du Parti québécois autant que l’ascension de l’Action démocratique appellent une réflexion qui s’éloigne de la conjoncture immédiate. Il faut plutôt partir de ce qu’a incarné le mouvement indépendantiste dans la société québécoise depuis le début des années 1960.

            Ce mouvement doit être situé dans le cadre de la naissance et du développement de ce que Marcel Gauchet nomme le “ parti de l’autonomie[1] ”. Un tel parti n’a de sens et de consistance que dans la lutte qu’il mène contre son adversaire, le “ parti de l’hétéronomie ”. Celui-ci a eu un visage bien défini au Québec : l’Église catholique. Que l’on fasse de l’Église et des intellectuels qui la soutenaient une simple “ superstructure ” plus ou moins en phase avec la sociologie de la société québécoise (thèse des historiens récents) ou qu’on la considère, plus classiquement, comme ayant empêché ou freiné le développement de cette dernière, on ne saurait nier le poids de l’héritage “ théologico-politique ” au Québec avant 1960. La société québécoise ne s’est certes jamais ordonnée suivant la Loi divine. Même aux catholiques les plus obtus, le thomisme avait enseigné que la loi civile a sa consistance propre. En outre, il est sûr que les représentations dont l’Église était porteuse n’ont pénétré qu’inégalement le tissu social et qu’elles ont été l’objet de contestations plus ou moins ouvertes, en théorie comme en pratique. Cela étant dit, il reste que le discours social avant 1960 était imprégné du noyau dur de ce qui fait que la religion est la religion, soit la dépendance des choses terrestres à l’égard de formes d’altérité (Dieu, la loi naturelle) prescrivant à l’humanité les règles censées régir son existence.

            Le parti de l’hétéronomie, comme cela est arrivé ailleurs dans les sociétés modernes occidentales, a fatalement suscité son contraire. Ce constat, dans le cas du Québec, doit être entendu en un double sens. D’un côté, l’Église a suscité la constitution d’un parti de l’autonomie qui a élaboré contre elle ce qui est devenu le récit fondateur du Québec moderne. Celui-ci, pour l’essentiel, repose sur la colère antithéologique. Ce récit, il est crucial de le relever, ne s’est nullement contenté de professer l’indifférence à l’égard de l’Église et de la religion catholiques. Il a cherché à répondre à l’adversaire en tentant de s’élever à la même hauteur que lui; pour reprendre ici encore une expression de Marcel Gauchet, on peut dire que ce récit a cherché à opposer à l’Église une véritable “ métaphysique de l’autonomie ” (je reviendrai plus loin sur les formes concrètes qu’elle a revêtues). De l’autre, et bien que ce soit longtemps resté masqué, le parti de l’autonomie au Québec est né à l’intérieur même du parti de l’hétéronomie. En effet, et aussi paradoxal que cela soit, il s’est édifié en très grande partie, sur le plan théorique, à partir de la “ théologie de l’Incarnation ” (pour laquelle, en gros, la Révélation divine se continue au travers des événements historiques, au point que la première en vient ultimement à se confondre avec les seconds) et, sur le plan pratique, à partir des mouvements d’action catholique, qui ont fourni une bonne partie des troupes de choc de la Révolution tranquille[2]. Conséquence remarquable de ce paradoxe (sur lequel il faudra aussi revenir plus loin) : le parti de l’autonomie s’est édifié au Québec contre un adversaire qui ne l’a pour ainsi dire pas combattu. En vain chercherait-on dans la société québécoise d’après 1960 un authentique parti de la réaction, susceptible de s’opposer à la Révolution tranquille. La droite intellectuelle est insignifiante[3] et les membres de l’appareil ecclésiastique se recyclent très souvent en pédagogues nouvelle vague ou en travailleurs sociaux, tous salariés du nouvel État-providence. La Révolution tranquille, en somme, fait unique pour une révolution, non seulement n’a pas suscité de parti contre-révolutionnaire, mais s’est même faite en s’appuyant sur ses présumés adversaires passés en masse dans son camp.

            L’engouement pour la Philosophie de l’Histoire a constitué la forme concrète qu’a revêtue la métaphysique de l’autonomie au Québec. Autrement dit, le parti porteur de cette métaphysique ne s’est pas contenté d’affirmer simplement contre l’héritage théologico-politique la capacité d’autodétermination de l’Humanité, ce qui définit précisément l’autonomie. Bien plus, il a présenté le combat à mener ici contre l’Église et contre le catholicisme comme participant d’un processus visant à opérer rien de moins qu’une sorte de réconciliation de l’Humanité avec elle-même. Le Québec est par là entré dans l’Histoire à majuscules, dans l’Universel. Qu’ils aient médité ou non Hegel ou Marx, les réformateurs après 1960 raisonnent dans des termes essentiellement hégéliens ou marxiens. D’un côté, la classe politique et la technocratie œuvrent à la consolidation ou à l’édification d’une bureaucratie étatique moderne et éclairée. Localisée pour les uns à Ottawa (où il s’agira de la perfectionner, puisque le gouvernement fédéral a travaillé à son édification depuis 1945 au moins), pour les autres à Québec, cette bureaucratie appelle une foi et des efforts que seul justifie l’espoir de la voir réaliser ce que Hegel nomme le “ moment éthique ”, soit la réconciliation par l’État d’une humanité déchirée par les conflits inhérents à la société civile et appelée à la liberté. Encore en 1977, Pierre-Elliott Trudeau pouvait déclarer : “ Moi, je ne suis pas particulièrement hégélien, mais je partage l’avis de la vision de l’histoire comme une marche vers la liberté. La liberté, c’est le respect de l’autre dans la société, c’est la possibilité pour chacun de s’épanouir, indépendamment de ses attaches historiques, sanguines, linguistiques, etc.[4] ” Référence à Hegel en moins, on pourrait aisément retrouver un discours apparenté chez Claude Morin ou Jacques Parizeau.

            Comme chacun sait, Hegel ne vient pas sans Marx. À plusieurs, la réconciliation promise par l’État n’était qu’illusion. Ce n’est pas par la bureaucratie que pouvait s’opérer la réconciliation, mais plutôt par la praxis du grand nombre — et d’autant plus qu’il était colonisé et aliéné et par là appelé à une révolution qui, à l’exemple d’autres peuples colonisés ou dominés (Algérie, Cuba), pouvait opérer une véritable conversion de l’Humanité. Il est de bon ton de nos jours de se moquer du marxisme québécois des années 1960-1980, dont assurément certaines des manifestations apparaissent rétrospectivement à tout le moins loufoques. C’est oublier un peu vite qu’il fait pleinement partie de notre histoire intellectuelle et politique. Outre le fait qu’il a constitué un repère fondamental pour au moins deux générations d’intellectuels qui y ont appris l’abc de l’histoire et de la politique, il a, nonobstant quelques aspects caricaturaux, constitué une réponse, certainement légitime dans les circonstances, à l’engouement pour le hégélianisme et l’étatisme dont on a parlé plus haut.

            Où situer le mouvement indépendantiste là-dedans? Pour le dire d’un mot, il a résulté d’une synthèse inventive entre l’hégélianisme de la classe politique et de la technocratie et quelques éléments du marxisme auquel avaient adhéré de jeunes intellectuels. Sa formule pourrait s’énoncer pour l’essentiel comme suit : une bureaucratie d’État éclairée, couplée à un peuple politiquement mobilisé. On la trouve pour ainsi dire énoncée à l’état brut tant dans les programmes du Parti québécois du début des années 1970 que dans les œuvres d’intellectuels comme Fernand Dumont ou Jacques Grand’Maison, le premier insistant sur la démocratie participative, le second sur l’autogestion, et tous deux sur la nécessité de lier ces mouvements sociaux à un État interventionniste qui pourrait réaliser, dans le contexte nord-américain, un “ socialisme d’ici ”. La formidable et durable puissance d’attraction exercée par le Parti québécois à la fois sur une partie de la technocratie québécoise et sur le mouvement syndical et les intellectuels sociaux-démocrates ou socialistes réside, d’abord et avant tout, dans cette synthèse, qui est au fond un compromis, des aspirations fortes (et contradictoires) qui se manifestent dès le début de la Révolution tranquille : un État, rationnel et interventionniste, mais considéré, plutôt qu’en lui-même, dans la relation qu’il doit entretenir avec un peuple éduqué et politiquement actif, lequel trouve à la fois à s’identifier à cet État et à exister en dehors de lui. L’indépendance ou la souveraineté-association a constitué la manière de traduire cette synthèse dans un projet politique concret et réaliste.

            Le désarroi actuel du Parti québécois est à comprendre essentiellement, au-delà de la conjoncture, comme manifestant l’éclatement de cette synthèse, comme la fin des espoirs placés dans la Philosophie de l’Histoire hégéliano-marxiste amendée qu’il incarnait.

            Pour comprendre le sens de cet éclatement, il faut partir du paradoxe précédemment relevé : le parti de l’autonomie n’a pas trouvé devant lui d’adversaire organisé après 1960. Comment entretenir la colère antithéologique, comment enflammer les masses afin de réaliser métaphysiquement l’Humanité, alors que le parti réactionnaire est inexistant, que les curés défroquent en masse et qu’on célèbre des messes à gogo dans les églises? La clé des développements politiques actuels tient dans la réponse à cette question. La liquéfaction du parti de l’hétéronomie a paradoxalement suscité un approfondissement de la colère antithéologique. On s’est acharné à débusquer l’infâme au-delà du visage souriant d’un appareil ecclésiastique refusant obstinément de jouer un rôle contre-révolutionnaire. Ce qui reste quand s’efface la présence de l’Église, c’est, bien au-delà de son domaine propre, le noyau dur de la religion, comme on l’a identifié ci-dessus : la dépendance des choses terrestres à l’égard de formes d’altérité prescrivant à l’humanité les règles censées régir son existence. En un mot : il reste la verticalité, visible dans tous les rapports sociaux qui supposent une distance, un écart. Le combat antithéologique, à défaut d’adversaire manifeste, est ainsi devenu le combat pour la proximité, pour l’horizontalité. L’éducation, au premier chef, a été le formidable révélateur de ce combat. Dans l’existence du maître, dans la distance maintenue à l’élève, c’est toujours le vieux monde qui se laisse deviner, qui ne veut pas mourir et contre lequel il faut lancer à l’assaut l’Humanité. Si la “ pédagogie du vécu ”, malgré son ridicule et ses échecs évidents, a résisté et résiste à toutes les critiques, c’est qu’elle correspond très exactement à cet idéal d’un rapport sans distance où ne doit jamais se faire voir l’altérité.

            Nous vivons présentement l’aboutissement de ce long combat pour la proximité et l’horizontalité. Il a désormais triomphé non seulement en éducation, mais pour ainsi dire partout où sont susceptibles de se tisser les rapports de l’un avec l’autre, dans la famille, par exemple. L’Humanité triomphante qu’on a ici fait émerger après 40 ans de Révolution tranquille ne tolère plus qu’un seul modèle d’organisation des rapports : ceux que tissent des individus déliés, libres, en fonction d’intérêts mutuels. Ce modèle contractualiste a besoin d’un garant, c’est le droit. Le nom de ce rapport de l’un avec l’autre, quand il se généralise, est la société civile. Il est remarquable de relever, et ce n’est nullement un hasard, qu’elle a la faveur tant de la droite (l’adq) que de la gauche (on proteste par exemple en son nom contre la “ mondialisation ” — sans voir qu’elles sont intimement liées).

            Une société civile non politique, faut-il préciser. Car l’horizontalité hait les majuscules, par définition. Or l’Humanité, l’État, la Nation, l’Indépendance, la Constitution en ont tous. L’aboutissement ultime de l’autonomie, c’est donc l’autonomie retournée contre elle-même, du moins retournée contre la Philosophie de l’Histoire amendée qui l’a incarnée ici pendant près de 40 ans. Toujours trop d’État, trop de Nation, trop d’Indépendance : “ on ne veut plus en entendre parler ”, nous disent les plus enthousiastes et les plus médiatiques propagateurs de cette haine des majuscules[5]. L’utopie de la société civile est le monde entier réduit à des réseaux horizontaux, sans frontière, où peuvent partout circuler librement des individus déliés. Notre ministre postmoderne Pierre Pettigrew, hallucinante incarnation de ces individus sans attache, cheveux aux vents et toujours entre deux avions, est fatalement plus en prise sur ce monde que Bernard Landry, ce vieux technocrate à court de mots pour se faire entendre. Plus celui-ci vante les réalisations de l’État (et elles ne sont pas plus mal qu’ailleurs, probablement meilleures même), plus il coule. L’aspirant Mario Dumont, lui, a compris : comme les fédéraux, il ne propose rien — plus précisément, il propose d’abord moins de majuscules (moins d’État, moins de Constitution) et ensuite, pour le détail, il va “ écouter les gens ”. Comme c’est la mode dans la classe politique tout entière, il confond ainsi allègrement la représentation (je vous représente, donc je vous propose des projets et vous me jugez) avec la représentativité (je vous représente, donc je vous écoute et comme c’est la cacophonie, je vous promets que je ne ferai rien). Le triomphe de l’adq, c’est la consécration de la société civile, qui est aussi la fin du politique.

            Comme la pensée au Québec a la déplorable habitude de se mettre à la traîne de la réalité (proximité oblige : comme son peuple, l’intellectuel québécois n’aime pas la distance), elle a récemment découvert que les récits de fondation, les récits à majuscules, la Philosophie de l’Histoire, peuvent être interrogés et critiqués. Elle n’en est pas revenue et répète depuis, sur un ton toujours plus monotone, que le “ Nous ” n’existe pas pour vrai et que seuls les “ identités ” et les “ réseaux ” ont de la consistance, d’où cette littérature répétitive, illisible et ennuyeuse sur la “ différence ”, l’“ identité ”, etc. Nos penseurs sont bien convaincus d’avoir fait une grande découverte, alors qu’ils se plient pathétiquement et sans y réfléchir deux secondes à un modèle de rapports sociaux où il ne peut y avoir que des contrats (le secret de l’attraction exercée par le marché est là), du droit et, surtout, aucune transcendance, aucune verticalité, aucun projet — en somme, aucune politique. Comme la montée du Parti québécois avait été préparée par des exercices de pensée menée sur un mode hégéliano-marxiste, celle de l’adq l’est par nos penseurs qui se font les chantres de la société civile, que ce soit au nom de la “ responsabilité ” des individus (version de droite) ou au nom de ses “ capacités de résistance ” (version de gauche).

            Comme demandait l’autre : que faire? Penser le politique au Québec, désormais, c’est d’abord et avant tout constater deux impossibilités. Il est impossible de penser ressusciter ce qui est définitivement mort. La Philosophie de l’Histoire, les majuscules, c’est bel et bien fini. Le scepticisme a quelque chose d’irréversible. Le conservatisme n’a donc aucune chance. La transcendance ne va pas plus revenir que la Loi du Père dans les familles. Mais il est tout aussi impossible de béatement consentir au règne de la société civile, au refus du politique qu’il incarne. Les soi-disant “ nouvelles formes de résistance dans la société civile ” dont on nous rabat régulièrement les oreilles ne sont pas nouvelles et ne résistent à rien, car c’est précisément de la généralisation des cadres régulateurs de la société civile — contrat, marché et droit — que se nourrit le capitalisme mondialisé.

            Ce qu’il nous reste : rien d’autre qu’à repenser le politique. C’est-à-dire repenser ce que peut être la verticalité, car elle est indissociable du politique, dans un univers où, pourtant, l’horizontalité est irréversible. Je ne crois pas que l’on puisse dire précisément, maintenant, ce que cela recouvre. C’est une tâche, plutôt qu’un programme.



Gilles Labelle*



NOTES


* Gilles Labelle est professeur de science politique à l’Université d’Ottawa.

1. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998.

2. Voir E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la “ Grande noirceur ”. L’horizon “ personnaliste ” de la Révolution tranquille, Sillery, Septentrion, 2002 (préface d’Éric Bédard).

3. Xavier Gélinas, “ Déclin et disparition de la droite intellectuelle québécoise (1956-1966) ”, Société, no 20-21, été 1999, p. 95-110.

4. Affirmé dans La Presse, 10 mars 1977, cité dans Pierre-Elliott Trudeau, Montréal, Héritage, 1978, p. 157.

5. Antoine Robitaille, “ De notre fatigue consumériste ”, Argument, vol. 1, no 1, automne 1998, p. 6-14.



 


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