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Notre avenir politique?

Un texte de Mathieu Bock-Côté
Dossier : L'ADQ, parti de la jeunesse? Une enquête, L'ADQ: la nouvelle donne politique
Thèmes : Jeunesse, Politique, Québec
Numéro : vol. 5 no. 2 Printemps-été 2003

À mon père. Grâce à lui, je sais ce qu’est

 la fierté d’être un fils.




Qu’en est-il de notre avenir politique? Question récurrente, agaçante pour nos contemporains, mais longtemps refoulée dans la conscience nationale, chaque génération espérant l’indépendance sans engager le grand débat ailleurs qu’aux marges de l’espace politique. Aux belles heures de l’Action française de Montréal, au terme de l’enquête de 1922, Lionel Groulx en appelait à “ la vieille espérance des ancêtres, qui seule dans le passé, a pu tenir le rôle et la dignité d’une fin ”. Minville lui faisait écho quatre ans plus tard en posant comme horizon politique “ l’indépendance totale ” de la nation. Gérard Bergeron disait aux souverainistes, malgré ses réserves sur la faisabilité de l’indépendance, qu’ils “ poursuivaient le but le plus naturel qui soit ” pour le peuple québécois. Le fondateur du Parti québécois, articulant la raison d’être du Parti à la trame fondamentale de l’histoire québécoise, parlait de “ cette chose qui traîne dans les coulisses collectives depuis 200 ans ”. Jean Éthier-Blais donnait le fin mot de cette interprétation de l’indépendance, à la veille du référendum de 1995, en disant d’elle qu’elle “ a toujours été la seule solution qui puisse donner un sens à notre venue sur cette terre ”.

Demain l’indépendance, semblaient dire les Anciens Canadiens, patients, mais décidés un jour à redonner à leur peuple la chance d’un avenir politique qui ne se fonde pas sur une défaite originelle. C’est parce que nous avions foi en l’heure venue de la renaissance que nous avons tenu bon pendant les heures difficiles de cette survivance qui fut d’abord une longue patience. Mais nous n’avons plus la foi naïve des Anciens en la promesse de l’aube. Deux référendums plus tard, les certitudes se sont embrouillées et on ne peut plus remettre le sort de la nation entre les mains finalement capricieuses de la nécessité, qu’on appelait encore hier la providence. La vieille foi nationale, qui faisait dire à Groulx “ notre État français, nous l’aurons ”, est-elle encore possible, au-delà d’une certaine rhétorique militante incompatible avec l’examen soucieux et attentif de notre situation politique?

Dans un essai pénétrant sur la condition historique québécoise[1], Daniel Jacques a tâché d’interpréter la signification profonde de notre présence dans le temps, s’arrêtant à l’événement référendaire de 1980 pour en extraire la part inaltérable de vérité en ce qu’elle devait interpeller la conscience nationale. Il convient de reprendre ce questionnement insistant sur la signification du dernier demi-siècle québécois, dans une méditation soucieuse des deux actes constituants échoués, de 1980 puis de 1995, pour ensuite appréhender l’histoire dans laquelle s’engager, avec la possibilité incertaine de poursuivre notre existence en Amérique et enfin de lui donner une forme politique instituée.

Le 20 mai 1980, le peuple québécois était convoqué à dévoiler le sens profond de l’affranchissement québécois, tel qu’il se manifestait depuis les premiers jours de la Révolution tranquille. Pourtant, démocratiquement, il a explicitement refusé sa liberté politique. On peut déplorer cette faiblesse de la volonté nationale, incapable d’assumer finalement la signification fondamentale d’une histoire qu’on ne savait pas jusque-là problématique, qu’on savait seulement latente, prête à se réaliser après “ deux siècles de patience ”, comme a su le dire Gérard Bergeron. Ceux qui méditent l’événement référendaire de 1980 au moment où nous en sommes rendus collectivement ne peuvent y voir autre chose qu’un premier signe de l’impasse dans laquelle s’engouffrait lentement le Québec, une première tache sombre dans le déroulement de l’histoire telle qu’elle devait se passer.

Pourtant, il est possible, rétrospectivement diraient les critiques, de préserver son intelligibilité à l’événement référendaire de 1980 sans renoncer à une certaine lecture de l’histoire fondée sur le récit de notre libération nationale. Ceux qui votaient contre l’indépendance votaient alors pour “ l’autre vision du Canada ”, opposant le non de Laurendeau aux partisans de la souveraineté. Le Québec serait enfin reconnu, et le Canada reconstitué autour d’un compromis honorable pour ses deux peuples enfin véritablement fondateurs. Une tradition était privilégiée plutôt qu’une autre. La reconnaissance d’un mode d’appartenance spécifiquement québécois à la fédération canadienne est le choix historique des autonomistes à la recherche d’un nouvel arrangement constitutionnel. Le Canada, pays dual, devait, suite à la réponse québécoise, s’engager dans une refondation politique à même d’identifier sa forme politique à sa constitution historique. Cette autonomie dans un cadre élargi, consécration politique du projet des nationalistes libéraux comme Léon Dion et Claude Ryan, apparaissait véritablement comme un terme possible de l’histoire du Québec. Semble-t-il que malgré la Conquête, nous nous serions appropriés ce pays… Se situant dans l’ambiguïté de la tradition autonomiste, Gil Rémillard, alors constitutionnaliste, ensuite ministre dans le gouvernement Bourassa, interprétait quant à lui le résultat référendaire comme une étape dans la clarification du statut politique du Québec, comme l’amorce d’un long débat devant se conclure, à terme, soit par l’adoption d’une nouvelle constitution à même de reconnaître la singularité québécoise, soit par l’accession enfin rendue possible du Québec à l’indépendance.

Il est problématique de maintenir une telle posture compréhensive à propos du référendum de 1995, surtout si on l’inscrit dans une séquence historique à même de le restituer dans le long parcours qui nous y conduisait.

Les Québécois manquaient en 1995 du “ courage de la liberté ” espéré par Fernand Dumont au terme de sa Genèse de la société québécoise. Arrivés au dénouement de leur propre histoire, au terme du récit qui les conduisait aux portes du pays, ils le laissaient sans fin, laissant le passé s’abolir dans la négation des conclusions qu’il portait en lui, mettant un terme inattendu au débat qui devait permettre d’accoucher de “ cette chose qui traînait dans les coulisses collectives depuis 200 ans ”, pour reprendre l’expression de René Lévesque. Le moment était pourtant venu. Le référendum de 1995 devait conclure l’affranchissement initié en 1960, suspendu par la fausse promesse de 1980, en prenant acte de la rupture du pacte canadien et en assumant le seul choix politique en ligne avec le parcours historique des Québécois. En faisant le choix du pays, les Québécois auraient alors donné sens à leur expérience historique; ils auraient peut-être, osons ce mot, dévoilé la vérité de leur condition, donnant raison à la “ persistance obstinée de jadis ”.

***

La défaite du nationalisme et du projet souverainiste désarticule les termes fondamentaux de notre pensée politique. Le fil secret de notre histoire s’est rompu, le passé apparaît soudain loin de nous, privé de sens, inachevé et définitivement laissé pour tel. Notre capacité d’instituer un espace public autonome semble compromise par la faillite de l’imaginaire national et du projet qui définissait secrètement ses finalités. Octobre 1995 met un terme à une démarche qui puisait sa signification dans notre plus profonde histoire, dans ce passé auquel nous avions fait allégeance. 1995 n’est pas une défaite dans une série de batailles, mais l’échec de la résistance québécoise telle qu’on pouvait la comprendre depuis 1760. Comme a pu le dire avec une triste ironie Jean-François Lisée, “ la fin est proche, juste derrière nous ”.

Si toute notre histoire était tendue vers l’indépendance, que faire si, au moment opportun, nous ne l’avons pas réalisée? La conscience québécoise d’une aliénation fondamentale de notre condition historique s’est résorbée dans ce vaste mouvement d’affranchissement — ou de ce qui a été vécu comme tel — qu’a été la Révolution tranquille. Qui dirait encore que nous sommes porteurs d’eau, nègres blancs ou colonisés? Mais l’indépendance ne s’est pas réalisée à travers cette libération insensée. Sans la conscience de la nécessité existentielle et historique de l’indépendance politique, comment convaincre les Québécois de s’engager de nouveau dans une tentative de réaliser la souveraineté? Cela a-t-il même un sens propre, par delà la “ nostalgie ” des uns et la “ mélancolie ” des autres? Séparée d’un imaginaire, éteint, qui l’a alimentée deux siècles durant, séparée de la signification profonde à laquelle elle référait, la souveraineté est réduite à peau de chagrin, à une définition trifonctionnelle, technicisée et décomposée en une série d’avantages ponctuels et contingents à même d’accroître l’efficacité des pratiques gouvernementales québécoises, dernier visage pathétique d’une Révolution tranquille qui ne sait plus comment se conclure. Orpheline d’une référence historique, est-elle autre chose qu’un ensemble de rapatriements ministériels technocratiques?

Le discours, encore possible en 1995, d’un Camille Laurin ou d’un Fernand Dumont posant la question nationale dans la continuité d’une histoire à achever, apparaît étranger aux nouvelles formulations du projet de souveraineté. Quant à lui, le Parti québécois s’adresse à une opinion publique compartimentée grâce aux magies de la statistique, sondée à la surface, se représentant l’électorat comme étant composé d’un ensemble de “ clientèles ” étanches et hermétiques, plutôt qu’à l’imaginaire collectif par la médiation de la tradition nationale, dans ses représentations élémentaires les plus profondément ressenties, à même d’interpeller ce qui reste de conscience historique au peuple québécois.

Comment faire l’indépendance du Québec quand sa principale raison d’être semble évanouie? Quand la question de notre existence politique, de notre présence dans l’histoire, apparaît marginale et laissée aux soins de quelques-uns? Serait-il possible d’expliquer la crise identitaire des dernières années par, entre autres, cette distorsion de la conscience, par cet échec du projet d’indépendance malgré le dépassement de l’aliénation fondamentale du peuple québécois? Cette distorsion de la représentation nationale se fait sentir par l’éclatement de plus en plus senti de nos références collectives en une myriade d’identités de substitution, qu’on célèbre dans leur multiplicité, par la décomposition politique du mouvement indépendantiste et par l’épuisement de l’imaginaire national dans sa capacité à établir un lien de filiation entre le présent québécois et l’expérience historique qui l’a généré. Cette filiation n’est même plus présente sous le signe de la rupture, parce que la rupture suppose la conscience de ce qui est rejeté et la capacité de se projeter politiquement dans un avenir qu’on aspire à définir. Tout cela dans un nationalisme vidé de références historiques, de moins en moins alimenté par une imagerie forte à même d’interpeller la conscience nationale dans ses couches les plus profondes.

***

Le mouvement de libération nationale a avorté. Entre la première et la deuxième tentative, près de 122 ans ont été nécessaires pour régénérer la nation, pour la revitaliser, pour lui donner à nouveau la chance de s’engager dans l’histoire. Où en sommes-nous, débarrassés des “ étais de la survivance ”, mais privés de notre indépendance? Y a-t-il une issue positive à ces années qui pourraient nous être fatales? Notre histoire se dénouera-t-elle dans notre décomposition plutôt que dans notre accession longtemps espérée à la pleine existence politique?

L’échec du nationalisme est radical. Au jeu de l’analogie, on a l’impression de revivre 1840 davantage que 1985. Le ressac semble autrement plus profond que certains veulent l’admettre. Il ne s’agit plus de faire une pause dans une lutte qui se poursuit pour l’indépendance, mais bien de comprendre quel sens donner à l’indépendance, si l’essentiel de ce qui la rendait possible et favorisait sa réalisation est révolu. C’est toute l’affirmation du Québec depuis 1960 qui est compromise par l’échec du projet de souveraineté. Le gouvernement fédéral, à l’image du pouvoir anglais d’hier, répète l’Acte d’Union, avec cette fois la ferme intention d’en finir avec un mode d’appartenance spécifiquement québécois à l’histoire. Les moyens ont changé, mais l’objectif demeure. L’existence politique du Québec est niée, son autonomie est réduite à un ensemble de compétences administratives. Quelle résistance offrir à une telle conjonction de circonstances et d’intentions qui remettent en question l’existence politique du peuple québécois?

Dans cet avachissement national, l’avenir du mouvement souverainiste est compromis. L’adq, fuite en avant, maison politique de la fin de l’histoire québécoise, passage tranquille vers notre décomposition sans douleur, voile l’échec de notre histoire dans l’illusion d’un nouvel élan québécois, censé donner forme à la réalité d’un Québec normalisé ayant dépassé la question nationale. Comme s’il fallait passer à autre chose, simplement, comme si le peuple québécois se désintéressait, pour cause de lassitude, d’une question nationale qui se serait étrangement réglée en ne se réglant pas, qui se dissiperait dans sa non-résolution.

En un sens, la forme qu’avait prise le débat sur la question nationale depuis le dernier référendum ne pouvait plus durer. D’un côté comme de l’autre, les positions étaient maintenues sans pour autant donner signe d’une chance minimale de victoire. Nous assistions à une véritable stérilisation de notre vie collective. Le Parti québécois, en renonçant à assumer un nouveau positionnement historique, en s’acharnant dans une interprétation du projet de souveraineté posé en stricte continuité avec la Révolution tranquille, n’a pas voulu comprendre que cette dernière n’était plus à achever, mais à élucider et à dépasser. L’émergence de l’Action démocratique correspond certainement à l’éclatement de la dernière digue qui maintenait le débat dans les paramètres hérités de la Révolution tranquille.

L’adq incarne pourtant un refus d’assumer la condition québécoise. Pour la première fois de notre histoire, nous cessons d’aspirer à l’indépendance. Cette question semble vraiment réglée. Il n’y a plus de question nationale. L’adq est la première manifestation politique d’un Québec qui ne pose plus son existence dans une lutte d’affirmation nationale. Le temps est venu, semble-t-il, d’une confiance tranquille en un peuple normalisé, libéré de ses tiraillements existentiels…

La reconfiguration annoncée de l’espace public par delà la question nationale révèle un Québec qui, au plan de l’imaginaire, croit accéder à une sorte de normalité propre aux autres sociétés occidentales, sans pour autant avoir décidé d’une vie nationale complète par la souveraineté. Les clivages politiques autour desquels se constitueront les partis politiques québécois dans les temps à venir risquent de marginaliser le Parti québécois. Privé possiblement de toute représentation politique significative, le mouvement indépendantiste se perdra dans l’ensemble des mouvements sociaux qui font valoir épisodiquement leurs revendications dans l’espace public. L’indépendance ne sera peut-être plus qu’une relique, le Parti québécois le vestige d’un autre temps, englouti dans l’histoire qui s’éteint avec lui, comme l’Union nationale hier. La déréalisation de l’idée de souveraineté, commentée par Christian Dufour[2] — autrement dit, l’affirmation de convictions souverainistes sans la possibilité d’engager une démarche d’accession à l’indépendance, consacrera la défaite définitive du nationalisme tel qu’il devait se réaliser dans notre histoire.

Or, et nous touchons là l’essentiel, un Québec qui évacuerait de son imaginaire le projet d’indépendance révélerait peut-être enfin les traits de l’assimilation longtemps redoutée par les Anciens Canadiens. Sans cette aspiration à la pleine existence collective, le Québec perdra peu à peu la conscience de sa singularité. Car le premier moment de notre disparition sera certainement la dépolitisation de notre réalité. Le Québec instituera son existence dans un espace politique rétréci, périphérique. Nous serons de moins en moins un peuple, malgré les proclamations rhétoriques de l’élite politique. Nous mourrons pour avoir refusé de naître. Les Québécois risquent de patauger le temps de quelques générations dans une identité nationale agonisante, étrangers à eux-mêmes, entassés dans une métropole postmoderne, avec un arrière-pays vidé de toute présence; puis, ils seront effacés de l’histoire qu’ils auront refusé d’assumer en tant que collectivité.

Aurons-nous de nouveau la possibilité de cette survivance qui nous a donné une deuxième chance dans l’histoire? Notre inscription toujours réelle dans la fédération canadienne demeure problématique pour ceux qui se soucient de notre permanence et de notre identité nationale à même de s’exprimer dans un espace politique spécifique. Constitué autour d’un rapport de force qui ne nous avantage pas, le Canada est plus que jamais le lieu de notre dépolitisation. Nous ne pouvons non plus nous rétracter dans les replis de l’être québécois pour nous abriter des tensions propres à l’existence politique. Les épaisses traditions d’hier se sont vidées de leurs contenus pour ne plus être que coquilles vides, objets de moquerie et de sarcasme de la part de ceux-là mêmes à qui elles ont rendu l’existence possible. Et s’il convient, à la suite de Fernand Dumont, de repenser notre rapport à la tradition, on ne peut cependant poser sans inquiétude la question de la densité de notre identité communautaire si elle ne se constitue plus dans un ensemble de coutumes et de pratiques qui consacrait notre réalité distincte en Amérique, sans pour autant s’effectuer en un lien politique dans sa constitution en un État indépendant. Le Québec risque bien de n’être plus qu’une forme vide, évacuant à toute vitesse sa substance. À l’abri de quoi notre peuple pourra-t-il engager sa revitalisation en une époque, détail de plus, qui joue le rôle de dissolvant pour l’identité des nations? À partir de quoi se projettera-t-il dans l’existence politique s’il devient inexistant à lui-même?

Résisterons-nous vraiment à la décomposition de l’identité québécoise? Il faudrait pour cela cette volonté, si absente de notre présent, que Renan prêchait aux nations, volonté qui suppose d’abord et avant tout l’articulation de la conscience à l’expérience, conscience qui s’efface progressivement, laissant à quelques-uns d’amers souvenirs de libération avortée et aux autres, le bonheur léger d’une vie délivrée de toute fidélité.

***

Et pourtant, nous existons encore, mais d’une existence insensée, privée de repères. S’il est possible de surmonter l’échec de 1995 autrement que dans un refuge adéquiste, dans le mirage d’un troisième référendum à court terme ou dans l’acceptation résignée de notre disparition, s’il est possible de structurer partiellement l’espace politique autour de la question de notre avenir politique, ne serait-ce pas dans une nouvelle filiation, en se réappropriant le sens de notre plus intime tradition nationale, sur un mode inédit susceptible de nous faire renouer avec certaines des possibilités inscrites dans notre passé? L’originalité de notre condition historique est à dévoiler des profondeurs de l’identité nationale.

Au lendemain de l’échec des Patriotes, Garneau a tenté de donner sens à l’expérience historique canadienne. Dévoilant les conditions de notre permanence, il perçut avec lucidité la spécificité de notre mode d’appartenance à l’histoire. Le peuple d’ici doit rester solidement rivé à la conscience de sa possible disparition. Moins à ses traditions, aujourd’hui, dirions-nous, mais au sens caché de sa tradition, qui est un rappel du caractère problématique de son existence. Nous pouvons faire nôtre l’inquiétude de Garneau. Il n’y a pas d’éternité québécoise. “ La petite nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître et qui le sait ”, dit sobrement Milan Kundera. Elle ne peut transgresser son mode d’appartenance à l’histoire, en détachant sa représentation de sa condition, sans risquer une subtile mais fatale décomposition. La tradition canadienne-française n’était pas qu’un appel à la résignation, au refuge dans un passé qui nous mettait au moins à l’abri de ce qui nous menaçait. C’était aussi une conscience rivée à notre condition, un appel à la prudence pour assurer la permanence de la nation. La filiation nécessaire avec notre passé n’est certes pas dans un retour à ce qui n’est plus, mais bien dans une conscience nouvelle de ce qui ne peut être effacé.

C’est contre l’oubli de notre condition qu’une interprétation sensible à la fragilité québécoise peut être menée, source possible d’une revitalisation de notre imaginaire. L’interprétation de notre présence dans l’histoire ne doit pas récapituler des récits qui ne sont pas advenus. L’avenir n’est plus à la décolonisation. C’est dans la recherche du fil secret d’une continuité québécoise que nous pouvons nous engager. Certains ont beau palabrer sur le nationalisme “ mélancolique ” des héritiers de la tradition nationale canadienne-française, il n’en demeure pas moins qu’une vérité existentielle émerge de notre expérience historique. Notre condition “ petite-nationale ”, la fragilité constitutive de l’expérience québécoise, relèvent de ce que Paul Ricœur appelait très justement “ cette couche d’images et de symboles qui constituent les représentations de base d’un peuple ”. Tous ces écrits sur notre “ américanité ”, sur le caractère “ labile ” de l’identité “ postmoderne ”, sur notre culture “ bâtarde ”, sur nos identités “ perforées ”, “ multiples ”, “ complexes ”, sur “ l’exilé ” comme figure de “ l’individu postmoderne ”, sont autant de mécompréhensions fondamentales de notre mode d’appartenance à la condition humaine. L’identité post-moderne est certes une tentation pour un peuple comme le nôtre, ayant manqué par deux fois son passage à l’histoire, mais il s’agit bien de ce que Bouthillette appelait “ cette sournoise tentation de la mort ”, comme “ si ce peuple, chez les plus humbles comme chez les élites, ne voulait plus rien savoir. Ne plus nous regarder dans les yeux. Les fermer et dormir. Disparaître en douce. Ne plus être. Nous engourdir dans l’hiver de force. ”

Le pari québécois est à refaire, en réactivant la dimension nécessairement existentielle de l’activité politique. C’est ce que disait Fernand Dumont en rappelant que c’est parce qu’il était Québécois qu’il était nationaliste. Le projet national doit de nouveau se dire dans le langage de la fragilité. Il n’y a pas de politique possible sans mémoire, et la politique a ici une vocation particulière. C’est dans une belle parole de Paul Ricœur qu’on peut plonger notre foi en l’avenir incertain de ce peuple. “ C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de l’histoire, qu’un peuple, une nation, une entité culturelle, peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions. ” L’indépendance est notre promesse non tenue. Un jour qu’on ne peut qu’espérer pas trop lointain, il faudra bien se poser la question politique, nécessaire, de la réalisation de l’indépendance. Pour l’instant, l’enjeu est simple : maintenir en vie le mouvement indépendantiste. Préserver une place dans l’espace public pour la question de l’avenir politique. Survivre à notre façon. Empêcher la normalisation de l’espace public pour rappeler à ceux qui veulent passer à autre chose que notre avenir politique n’est pas un objet secondaire de notre existence collective. Cette question, elle ne sera jamais loin de ceux qui font le pari, contre toute évidence ces temps-ci, d’un avenir québécois.

***

Que faire, quelle foi préserver, pour ceux qui ont espéré en l’accomplissement de notre vocation historique? Quelle histoire habiter quand la nôtre a échoué? N’y avait-il pas un testament dans notre héritage? Quelle identité assumer quand la nôtre se rétracte, s’effrite, se délite, s’affaisse et perd la conscience de sa particularité? De quel pays se réclamer quand on s’est vu refuser le sien par les siens? Nous sommes les fils d’une négation, d’une incohérence tragique qui nous a vu trahir tous nos pères et leurs pères, eux qui avaient investi leurs espérances dans la génération qui, un jour, serait à même de donner sens à leur entêtement et leur persistance. Nous sommes orphelins d’une mémoire dont on ne peut même plus se souvenir. Les nouveaux censeurs l’ont décrété, pour nous affubler ensuite du joyeux vocable de “ bâtard ”. Si nous pouvions encore tisser notre identité dans nos souvenirs dispersés, si nous pouvions seulement cela, nous serions, enfin, un peuple, simplement, mais un peuple d’Amérique sans l’américanité, une pointe d’histoire dans le non-sens mondial, un havre de sens dans une époque soumise au règne de l’éphémère. Vieille foi, vieille patrie, vieux pays, sauront-ils de nouveau donner sens à nos vies québécoises, éveiller l’espoir qui s’est éteint un soir d’octobre 1995, nous donner une nouvelle persévérance? Sommes-nous vaincus pour de bon? Est-il permis de retrouver une foi que rien, jusque-là, n’avait ébranlée? Notre destin vide de certitudes peut-il être meublé d’une nouvelle espérance?

“ Le cœur bat plus vite au nom de la patrie ” disait Jean Éthier-Blais. Il s’agit enfin de dévoiler ce qui sommeille sous les décombres, soit la certitude de notre existence, d’évoquer notre mémoire en la conduisant à notre présent par un chemin inédit. Notre avenir politique doit prendre racine dans toute la profondeur de notre expérience historique. Il s’agit de retrouver un chemin qui mène à notre souveraineté. Rompre pour commencer. Pour enfin en finir. Et pour donner sens à cette attente dans les siècles.



Mathieu Bock-Côté*



NOTES


* Mathieu Bock-Côté est étudiant en philosophie à l’Université de Montréal.

1. Daniel Jacques, Les humanités passagères, Montréal, Boréal, 1991.

2. Christian Dufour, Lettre aux souverainistes québécois et aux fédéralistes canadiens qui sont demeurés fidèles au Québec, Montréal, Stanké, 2000.




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