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L’inconvénient de l’idéologie

Un texte de Antoine Robitaille
Thèmes : Revue d'idées
Numéro : vol. 5 no. 2 Printemps-été 2003

Puisqu’il faut être méchant, puisqu’il ne faut pas faire dans la nuance, puisqu’il faut “ exagérer ”, puisqu’il faut être “ contre le monde ”, radicalement, alors allons-y.

Il y a toujours du comique involontaire chez les épigones. Leurs laborieux efforts, un peu scolaires, pour écrire “ à la manière de ”, pour plaire à un maître qui fascine, font rire. Des fils blancs pendent ou, mieux : comme dans une peinture à numéro, les chiffres transparaissent, sous la trop mince couche de talent.

C’est l’impression que produisit chez moi un texte paru dans un des derniers numéros (no 10, août 2002) de l’excellente revue L’Inconvénient, laquelle partage avec Argument d’importants éléments de sensibilité; mais qui vient, par cette affaire, de mettre en relief d’importantes différences entre nos projets respectifs.

L’auteur en est L. Proguidis (ci-après LP) qui souhaitait répondre au dossier “ catastrophe ” d’Argument (vol. 4, no 1, automne 2001) par une défense inconditionnelle de son maître Philippe Muray et, au surplus, “ à la manière de ” celui-ci.

L’auteur a-t-il décidé d’incarner une de ses thèses sur la disparition des bons lecteurs, exposée dans un numéro antérieur (no 3) de L’Inconvénient? Il semble bien. Sinon, il faut croire que, occupé à son exigeant exercice d’imitation, LP a oublié de lire ou de relire — l’a-t-il vraiment lu? — le dossier qu’il critiquait. Autre possibilité : il a décidé qu’il ne servait à rien de considérer ce que nous disions, puisque, comme nombre d’épigones cédant à la tentation de systématiser, de figer une pensée plus forte qu’eux, il vit dans la certitude confortable qu’il a déjà tout compris. “ Aristoteles dixit ” et Philippe Muray dit le vrai. C’est l’inconvénient de l’argument d’autorité et, au fond, de l’idéologie. En cela, Rousseau a eu le malheur d’être suivi de Robespierre, Marx de Lénine. Céline a eu le bonheur d’avoir Muray. Mais après lui, voilà : il y a des LP.

Que disions-nous, au fond, dans notre dossier “ catastrophe ”? Bien que nous partagions, en tout ou en partie, plusieurs des constats —sur le thérapeutique, sur le festivisme, sur les impasses de la liberté moderne, etc.— posés par nombres d’auteurs parisiens qui nous annoncent la fin de tout et de n’importe quoi depuis une dizaine d’années[1], il nous apparut important de nous demander s’il n’y avait pas un problème dans leur posture radicale du “ catastrophisme ”, sorte de désir morbide de la “ fin ”. Nous avons voulu simplement, comme Gérald Allard l’a si bien fait dans notre dossier, retrouver les racines intellectuelles du catastrophisme. Pour rappeler par la suite le sens de la phrase de Raymond Aron : “ Nulle loi, humaine ou inhumaine, n’ordonne le chaos vers un aboutissement, radieux ou horrible. ” Bref, il n’y a pas selon nous de téléologie, de nécessité de la catastrophe. Le monde n’est pas réductible à un système clair, prévisible, sans aspérités et sans manques, se dirigeant tout droit dans le mur ou vers la société hyperfestive.

Notre dossier rappelait aussi la critique d’Orwell que Kundera développa dans Les testaments trahis. Celui-là, disait le romancier tchèque, a une vision trop unilatérale du monde totalitaire, qui ne restitue pas ce que l’auteur de L’immortalité a vécu. Aussi, Kundera faisait remarquer qu’il a souvent rencontré des Tchèques qui réécrivaient leur passé en l’orwélisant. “ Gardons-nous donc de procéder à une orwélisation de notre présent! C’est-à-dire d’oublier, au sein même de la catastrophe, les moments de vie, de bonheur, que nous pouvons ressentir. Parce que cela serait nous mentir à nous-mêmes aussi ”, disait Alain Finkielkraut, dans l’entretien qu’il nous a accordé et dont LP, dans sa réplique, a curieusement choisi de taire.

Notre perplexité face à ceux qui “ orwelisent ” à tout venant ne provient pas d’un amour immodéré de notre monde ou d’une volonté d’en défendre les “ bons côtés ”. Elle procède plutôt d’une méfiance : n’y a-t-il pas, dans l’attitude d’un certain catastrophiste aristocratisant, tel que les pasticheurs murayiens le pratiquent, certaines gratifications inavouables, dont celle d’accabler l’humanité ordinaire, celle qui va aux festivals ou les organise, pour mieux s’en démarquer? D’avoir au fond le bonheur de se sentir supérieur à l’humanité, d’être fait “ d’une autre argile ”?

Voilà des critiques qui auraient pu faire l’objet d’un véritable débat entre Argument et L’Inconvénient. Mais non. L’épigone ne peut accepter qu’on s’en prenne ne serait-ce qu’à un cheveu de son maître. La logique de ce dernier est à prendre ou à laisser, en bloc. “ Qui n’est pas avec nous est contre nous. ” Et “ ne pas être avec ”, chez LP, signifie nécessairement “ aimer frénétiquement notre monde ”. Même si, dans ce dossier, Argument a tenu à publier Philippe Muray; même si nous avons insisté en présentation sur notre communauté de sensibilité; même si Argument, de numéro en numéro, décrie plusieurs aspects de notre modernité, accueille différentes critiques de notre ère, déplore des pertes, notre revue demeure, aux yeux de LP, un organe totalement voué à la promotion de l’ère contemporaine. Une sorte de Pravda de l’ère hyperfestive.

La condamnation est sans appel. Débattre, critiquer, dialoguer, exposer des arguments? Ah, aux yeux des LP, ce sont là manies contemporaines d’êtres mièvres. Dignes du dernier homme. Non, il faut être radicalement, absolument, virilement, sans nuance, “ contre le monde ”. Vomir indistinctement ce qui est, voilà la tâche qui revient aux bons disciples de Muray : “ À nous, qui avons compris, nous seuls qui savons encore lire, au milieu des décombres et des abrutis, ne reste plus que le frisson de ricaner ensemble. Ne reste plus qu’une envie : nous retirer de ce monde immonde et “continuer le constat”. Uniquement le constat. Ne rien proposer à cet univers irrécupérable. Faire mousser entre nous, que pour nous, cette vérité vraie : il y a nous et les festifs. Il y a nous et les autres, les “con”-temporains. À ceux qui soulèvent une critique, un commentaire, nous répondrons d’abord en démontrant qu’ils sont des homo festivus. Et s’ils insistent, eh bien nous leur dirons ce que nous sommes : des écrivains! Pas des sociologues, ni des essayistes et encore moins des philosophes. Par conséquent, tout nous est permis. Aucune rigueur, aucun souci du réel ne peut être exigé de nous. Nous sommes au-dessus de toute considération empirique, puisque le réel, c’est nous qui le faisons en le disant. ” Un membre du comité de rédaction de L’Inconvénient m’écrit même sans rire : “ Il ne faut pas “résister” à ce que Muray dit, ni se demander s’il a “tort” ou s’il a “raison”, mais bien, au contraire, se laisser gagner par son “catastrophisme” : c’est la seule manière de le comprendre, et de comprendre notre monde à travers sa prose. ”

À cela, Argument répond d’abord : pas essayistes, pas sociologues, pas philosophes? Peut-être, mais, comme le disait un ancien philosophe, “ s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher. ” On n’esquive pas les critiques de façon convaincante en réduisant le point de vue de Philippe Muray à une posture esthétisante. Bien sûr, l’auteur d’Après l’histoire dit des choses essentielles sur notre temps; des choses que peu osent dire. Mais, comme le fait LP, et dans une certaine mesure François Ricard, à le mettre à l’abri de toute critique, de toute attaque; pis, de travestir automatiquement toute critique, toute attaque en une confirmation du système de Muray, revient à figer, à idéologiser, ce qui s’apparentait à une investigation littéraire, au sens de Soljenitsyne.

Certes, notre monde est possédé par sa bêtise propre. Il y a des idéologies bien de notre temps qui veulent tout revoir à travers leur prisme et tout infléchir en conséquence. Il faut s’en moquer, en rire, les analyser, les dénoncer. Mais rappelons-nous qu’il y a toujours eu de telles choses! Faut-il du reste réduire tout notre monde à sa bêtise, à ses idéologies propres? Nous disons : trop commode. Tout n’est pas historique. L’homme restera toujours l’homme. À moins qu’on en altère profondément les caractéristiques biologiques. (Ce qui ne devrait tarder, mais c’est là une autre post-histoire... dans laquelle il restera tout de même et pour longtemps, comme dans Le meilleur des mondes, des “ sauvages ” qui liront Shakespeare.)

Simplifier son époque, la singulariser à l’extrême, en faire la grande charnière de l’Histoire du monde sont des faiblesses — voire des bêtises — proprement modernes. Bref, même ceux qui dénoncent la modernité actuelle, même superbement, même en concevant de formidables et par ailleurs hilarantes proto-théories globalisantes — dont ils prennent soin de s’exclure d’office — y participent. Se rendent-ils compte par exemple que leur profond désir de radicalité, leur appétit pour les constats globaux, définitifs, découlent d’une logique absolument et pathologiquement moderne? Si nous prétendons vraiment avoir bien lu Tocqueville (nuancé donc festif?), entre autres, nous ne devrions jamais accepter aucune espèce de ces doctrines qui nous enjoint de marcher droit et de penser correctement. Pas plus le néo-gauchisme contemporain que le murayisme des épigones. Oui, car les deux ont le même type de propension à rejeter instantanément celui qui ose nuancer, se questionner, problématiser les choses, dans un grand sac commode de l’adversaire. Avec la même facilité, on dit, d’un côté comme de l’autre : “ facho ”, “ réactionnaire[2] ” ou “ festif ”. Cette manière, encore une fois, est affreusement moderne et ce, depuis longtemps. Et elle porte un nom : “ idéologie ”. Autrement dit, l’esprit de système. Voilà ce qu’il faut vomir, sous toutes ses formes, pour cultiver l’intelligence de “ l’esprit d’examen ”, l’esprit d’Argument.



Antoine Robitaille

 

NOTES


1. Auteurs énumérés et présentés par Marc Angenot dans un article (“ Le crépuscule du progrès ”) qui se trouve dans le même dossier d’Argument.

2. Il y a en cela quelque chose de commun entre LP et Jacques Pelletier, professeur en études littéraires de l’UQAM. Au même moment où LP, sans tenter de comprendre notre refus de l’esprit de système des catastrophistes français, nous classait plus vite que son ombre dans la catégorie “ festive ”, Pelletier, préposé à l’étiquetage de la gauche poussiéreuse québécoise, nous cataloguait, avec le même type de paresse idéologique, dans la catégorie “ libéral pro-américain ”.



 


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