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Y a-t-il une “ nation québécoise ”? Est-il impératif qu’elle advienne?

Un texte de Jocelyn Létourneau
Thèmes : Canada, Nation, Nationalisme, Québec
Numéro : vol. 5 no. 1 Automne 2002 - Hiver 2003

Une mise au point

 

Lorsqu’on veut parler du Québec et de ses habitants, lorsqu’on veut proposer une représentation globale de la collectivité québécoise qui soit de bon aloi et œcuménique par surcroît, on a de plus en plus recours au concept de “ nation québécoise ”. Utilisé par des politiciens, des citoyens et des intellectuels inspirés par une même cause, celle de la promotion du Québec et du Québécois comme Communauté et Sujet politiques (souverains), ce concept, qui impose tranquillement son axiomatique dans l’espace public, voire dans le monde savant, ne découle pourtant de l’application d’aucune forme de rigueur analytique. En pratique, ce concept proclame l’existence d’une entité : la “ nation québécoise ”, bien plus qu’il ne rend compte de la complexité d’un en-semble social et politique irréductible à quelque figure générique que ce soit : la collectivité des Québécois. Bien qu’on prétende allègrement que le concept de “ nation québécoise ” s’enracine dans un état sociétal objectif qui contient sa propre vérité (la “ nation québécoise ” est indubitable et indiscutable; ne pas la voir, c’est être aveugle, c’est être éventuellement contre le Québec), ce concept est avant tout d’ordre performatif. Il faut le considérer comme une sorte de levier grâce auquel on veut précipiter l’avènement de ce que l’actualité tarde de toute évidence à enfanter par elle-même, à savoir la “ nation québécoise ”.

            Dans cette mise au point, je voudrais revenir sur le concept de “ nation québécoise ” en m’interrogeant sur son caractère opérationnel pour saisir la configuration québécoise actuelle. Il ne s’agit pas qu’un concept soit utilisé par de petits ou grands paroliers pour qu’il créé automatiquement son espace de validité scientifique. Mais il est clair aussi que l’usage d’un concept peut contribuer à induire, dans un environnement social et politique donné, des modes de mise en scène et en parole du collectif — sorte d’imposition énonciative venant d’“ en haut ” — qui fonderont à rebours sa pertinence comme concept. À l’instar de ce qui est arrivé avec le concept de société globale québécoise, c’est peut-être ce qui adviendra avec celui de “ nation québécoise ”. Dans ce cas, on est en droit d’interroger le concept non pas du point de vue de sa valeur scientifique ou heuristique, car cela n’a pas d’intérêt, mais du point de vue de sa pertinence politique. La question qui vient immédiatement à l’esprit dans cette perspective est la suivante : est-il politiquement nécessaire qu’il y ait une “ nation québécoise ” et, le cas échéant, quels seraient les avantages d’un tel avènement?


DE LA VALEUR SCIENTIFIQUE D’UN CONCEPT

 

Les mots sont précieux, on ne peut les utiliser à tous vents. Si, comme adepte de la science, on croit par exemple qu’entre le mot représentant et la chose représentée il doit y avoir une certaine concordance de sens fondée dans la pratique rigoureuse de l’observation empirique, de l’analyse critique et de l’argumentation raisonnée, on admettra mal que l’on puisse librement et délibérément changer les mots tout en respectant les principes de la méthode scientifique.

            Évidemment, pareil zèle — démodé à l’ère du subjectivisme et du relativisme tous azimuts — ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont les auteurs qui, par laxisme ou pour quelque autre raison, demeurent latitudinaires à l’égard de l’usage des mots. C’est ainsi qu’au Québec on emploie sans vergogne le concept de “ nation québécoise ” pour envisager, saisir et décrire la complexité québécoise. Aux yeux de plusieurs, ce concept est en effet la matrice première par laquelle il est possible et souhaitable de penser, de décliner, d’encercler et d’offrir la réalité québécoise à ses habitants.

            Or, il y a là méprise. La collectivité québécoise résiste en effet à son embrigadement soft ou hard dans l’idée de nation. En fait, la “ nation québécoise ” n’existe pas, en tout cas pas comme on voudrait qu’elle soit (déjà). J’ajouterais qu’il n’est même pas sûr que la forme de vie commune qui se développe et se déploie tranquillement et sereinement au Québec s’inscrive dorénavant dans le paradigme nationalitaire.

            Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’au sein de cet espace social et politique qu’on appelle le Québec il n’y ait “ rien ”. C’est le contraire qui est vrai. Mais ce que l’on y trouve ne se réduit pas à quelque chose d’aussi focalisé, totalisant et englobant que la “ nation québécoise ”, un concept qui, lorsqu’il est confronté à la réalité qu’il prétend recouvrir, se révèle inadéquat et réducteur plutôt qu’approprié et éclairant pour saisir la complication québécoise. À l’égard du concept de “ nation québécoise ”, on pourrait en fait reprendre la remarque que Fernand Dumont formulait au début des années 1960 à propos du concept de “ société globale ”, à savoir qu’il s’agit d’un concept aux attributs analytiques partiels. Voilà pourquoi tout ana(tiona)lyste, plutôt que de poser le concept de “ nation québécoise ” en aval et en amont de sa réflexion sur le Québec, devrait l’utiliser comme une voie d’entrée seule-ment dans la configuration québécoise.

            À vrai dire, celui qui veut cerner la réalité du Québec comme elle est et comme elle s’offre, en deçà et au-delà de ses mises en discours dans le théâtre médiatico-politique par une flopée d’interprétants, doit explorer et exploiter d’autres filons conceptuels.

            Quels seraient donc ces concepts qui, mieux que celui de “ nation québécoise ”, décriraient la complexité québécoise actuelle, la révéleraient dans ses subtilités d’êtres — ce que les démissionnaires de tout acabit appellent aussi ses “ paradoxes ” — et l’offriraient, aux Québécois et au monde en général, dans l’état de ses dissonances et ambiguïtés constitutives, voire inextinguibles?

            Il est tout un répertoire de ces concepts, inventés au fil des ans par des générations de penseurs, et qui sont loin d’être lacunaires du point de vue du critère de la valeur et de la validité scientifiques. Parmi ces concepts, mentionnons ceux de communauté politique québécoise, de collectivité québécoise, de société québécoise, de culture québécoise, de groupement par référence, de monde culturel, de conscience nationale, d’espace public commun, de senti-ment nationalitaire, de communauté culturelle, d’affirmation (nationale), d’ambition nationale, de régionalisme, etc. La liste est longue. Et nous en sommes restés ici à un niveau seulement de description de la configuration québécoise. On aurait pu “ descendre ” encore plus profondément dans les entrailles de cette configuration et mettre au jour les réseaux sociaux, catégories sociales, groupes micro-identitaires qui y existent et s’y animent.

            Cela dit, le défi de l’analyste n’est pas de choisir, pour cerner la complexité québécoise dans sa mouvance et ses multiples registres d’expression et de représentation, entre une approche globale et homogénéisante (celle du plus grand dénominateur commun, par exemple la “ nation québécoise ”) ou une approche parcellaire et particulariste (celle du plus petit dénominateur commun, par exemple l’infinité des destins personnels des habitants du Québec). Ce défi est plutôt de bâtir, par l’entremise d’un répertoire conceptuel adéquat, un lieu d’observation qui permette d’embrasser simultanément la globalité et l’irréductibilité d’ensembles socio-politiques par définition foisonnants et fluides, ensembles ne se laissant pas toujours circonscrire, loin de là, par et dans la méta-catégorie de “ nation ”.

            Puisque le Québec apparaît ressortir de ces ensembles socio-politiques complexes et atypiques, il vaut la peine de se pencher, avec quelque souci critique, sur l’usage du concept de “ nation québécoise ” pour l’envisager et en décrire la donne actuelle. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’habit national s’ajuste mal à la réalité québécoise.

Parler du Québec comme d’une nation ou le définir dans cet “ état d’être ”, à partir de ce fondement primordial, sorte d’alpha et d’oméga de sa condition, c’est en effet lui imposer une forme de représentation symbolique, d’agrégation et de cohésion qui est bien trop forte et saisissante pour exprimer les nuances, les équivoques et la polymorphie de l’expression nationalitaire qui se manifeste au sein de cette province du Canada, d’une part, et pour accueillir la variété des allégeances et ambitions identitaires que l’on y trouve, d’autre part. En fait, s’il est clair que les Québécois forment un ensemble social et politique dont le niveau d’agrégation est bien plus ample, profond et dense que celui qui décrit le sort d’une simple population empirique vivant au sein d’un territoire, il est tout aussi évident que les participants de cet ensemble socio-politique ne s’expriment pas ni ne vivent au diapason d’un bassin de références passées et présentes, et d’un horizon d’attente, qui convergent vers l’Unité ou le Même, voire le Nous national.

            À vrai dire, les habitants du Québec ne forment pas une nation mais une collectivité instituée et politiquement intégrée qui, appelée et mobilisée en ce sens et sur ce mode par son gouvernement élu, délibère de son destin et de son devenir en fonction d’un certain nombre de facteurs envisagés comme des contraintes ou des avantages, c’est selon, et parmi lesquels figurent le régime fédéral canadien, la charte canadienne des droits et libertés de la personne, la législation canadienne, l’aléna, la Déclaration universelle des droits de la personne, etc.

            En fait, s’il s’avérait qu’un analyste, par entêtement ou obstination, tenait absolument à user du terme de “ nation ” pour saisir la configuration québécoise actuelle ou désigner quelque chose de national en son sein, il pourrait le faire dans le cadre de certaines limites précises en gardant à l’esprit

1.      que le sentiment nationalitaire, que la conscience nationale et que la pratique de la nationalité au Québec sont surtout l’apanage des Québécois francophones d’héritage canadien-français;

2.      que le projet national(ist)e et que la problématique de la nation québécoise à construire jusque dans son aboutissement désiré, soit l’État souverain, restent une quête envisagée et poursuivie par les participants du même groupement par référence — et pas par tous; et

3.      que les Québécois d’héritages culturels autres que canadien-français, plutôt que d’adhérer à l’idée ou à la pratique de la “ nation québécoise ”, se “ contentent ” de participer sereinement à la construction au présent de la collectivité et de la société québécoise en se réclamant de lieux d’affiliation et d’affirmation identitaires concurrents, que ce soit Montréal-la-métropole-cosmopolite-branchée-sur-le-monde, le Canada ou, dans le cas des Autochtones vivant sur le territoire québécois, leur groupement historique particulier.

Évidemment, pareille vision des choses, qui tend à contester l’usage de la méta-catégorie de “ nation ” pour définir et qualifier la collectivité québécoise, n’est pas partagée par tous. Il convient pour cette raison de préciser ma pensée.

Si par nation on entend un groupement humain formant une communauté politique, il est clair que la collectivité québécoise, remplissant semblable exigence, constitue effectivement une nation[1]. Dans mon esprit, cette définition de la nation est toutefois insatisfaisante parce qu’elle est trop minimaliste. À ce compte, on pourrait en effet parler, au Canada seulement, de nation ontarienne, albertaine, terre-neuvienne, etc., car les Ontariens, les Albertains et les Terre-Neuviens, du fait de leur inscription dans un territoire administré par un gouvernement démocratique disposant de juridictions tout de même importantes, forment des communautés politiques, c’est-à-dire des communautés d’appartenance juridique, de délibération publique et de rassemblement civique circonscrites dans l’espace.

Mais qui prétendrait ou voudrait croire que les Ontariens, que les Albertains ou que les Terre-Neuviens constituent des nations?

Voilà pourquoi il est préférable de dire que pour être ou exister, une nation suppose ou appelle au bas mot l’adhésion de ses participants à quelque chose de rassembleur, soit un patrimoine commun, soit un projet d’avenir partagé. Mais, là encore, cette conception de la nation pose autant de problèmes qu’elle n’en résout. Le fait que les Québécois, quel que soit leur sentiment identitaire et leur allégeance politique, se reconnaissent par exemple dans un certain nombre de références passées qui ont aussi défini l’aventure historique québécoise (on pense tout de suite à l’idée de démocratie ou à celle de libéralisme) et qu’ils adhèrent à une certaine vision de l’avenir de la communauté politique (qui voudrait que s’étiole la convivialité générale qui prévaut au sein de la société québécoise?) ne fait pas automatiquement d’eux les participants actifs et conscients d’une expérience nationale ni les partisans enthousiastes d’une ambition nationale. De nouveau, il semble difficile de définir la nation à partir d’une conception strictement normative de sa condition ou d’une nationalisation simplement formelle, par “ en haut ”, de ses sujets.

En fait, la nation existe — et elle accueille dans toute son extension le sens et la consonance qui lui sont traditionnellement attribués et qu’elle désire — dans la mesure où il y a un sentiment nationalitaire et une volonté d’affirmation nationale qui la soutiennent, sentiment et volonté qui, habituellement, se conjuguent à l’idée d’autonomie, de souveraineté ou d’indépendance. Comme le rappelait avec pertinence Fernand Dumont, la nation existe dans la mesure où les acteurs sociaux, dans le concert de leurs interactions, lui redonnent vie et sens quotidiennement. Il y a en fait, comme inscrite au cœur de la nation, quelque chose qui ressemble ou s’apparente à une volonté explicite, de la part des participants de la nation, de converger vers une représentation globale d’eux-mêmes qui est exigeante et non pas lâche en terme d’adhésion politique et d’auto-reconnaissance symbolique. En clair, la nation ne peut être seulement dénomi(nation) — sorte d’épithète apparié aux termes État ou pays — ou en rester là. Ce serait en effet trop simple, voire insignifiant, comme condition. La nation doit au contraire ancrer sa réalité dans le passé commun d’un groupement ou dans un horizon partagé par les membres de ce groupement, sorte d’attente vive qui n’est pas strictement de l’ordre du discours et de la représentation, mais de l’ordre aussi — et peut-être surtout — de l’action et de la résolution politiques[2]. Si, comme Dumont l’a suggéré, il n’est pas possible de cerner la nature d’une nation en écartant l’incessant travail par lequel les hommes eux-mêmes interprètent son existence, on ne peut davantage la saisir en faisant fi de la façon dont les hommes la vivent, y adhèrent et cherchent activement à la faire advenir sous une forme politique que sanctionne ordinairement l’un ou l’autre des trois statuts mentionnés plus haut, à savoir l’autonomie, la souveraineté ou l’indépendance.

            Cette définition active et forte de la nation, qui suppose de la part des “ nationaux ” l’adhésion consciente à une représentation symbolique et à une incarnation politique du foyer dont ils font partie ou se réclament, est pourtant contestée par nombre d’auteurs qui, négligeant ce que la nation a été historiquement et passant outre à ce que ses puissantes vestales ont toujours désiré qu’elle soit, à savoir un cadre unitaire d’agglomération réunissant une population circonscrite dans l’espace et se définissant par certaines caractéristiques ou ambitions particulières, voudraient la redéfinir comme un lieu politique accueillant l’hétérogénéité, le dissensus, le pluralisme, la multiplicité, les fissures, les contrastes, le paradoxe, la différence, la diffraction, etc. Pour rendre compte de pareille entité dissonante, ces auteurs ont ainsi parlé de “ nation agonique ”.

L’un des plus brillants théoriciens de la “ nation agonique québécoise ” est certainement Jocelyn Maclure. Dans un ouvrage à bon droit remarqué[3], celui-ci, désireux de sortir du débat scolaire et de la polarité fumeuse opposant les partisans de la nation ethnique aux supporteurs de la nation civique, a en effet plaidé pour une définition de la nation comme un arrangement complexe de différences et de similitudes et non pas comme un lieu de pure opacité et altérité, sorte de Nous-Autres compact imposant ses logiques univoques à ses ambiguïtés et ambivalences constitutives.

À première vue séduisante, la proposition de Maclure n’est toutefois pas exempte de problème sur le plan conceptuel.

Si, en effet, le politologue a raison d’insister sur l’importance de penser les “ touts ” constitués comme des communautés de communication et d’interaction en perpétuel déplacement par rapport à leur axe identitaire réputé, on s’étonne de le voir néanmoins user du concept de “ nation ” pour désigner et définir ce qu’il décrit. C’est que le terme de nation n’est pas neutre. Il renvoie en effet à une réalité et possède une signification qui le lient organiquement à la montée historique de pouvoirs désireux d’établir leur domination politico-symbolique sur des pouvoirs “ locaux ” concurrents ou d’imposer leur logiques de recentrage sur des aires fluides ou non structurées d’interaction ou de communication sociale. La nation — c’est là une donnée dont on ne peut se débarrasser — est avant tout l’expression et l’aboutissement d’une dynamique historique de mise en convergence connue ou subie par des populations vivant en état de relative déstructuration politique, d’excentration symbolique ou d’hétéronomie référentielle. Or, la conséquence de cet état de fait n’est pas banale. En pratique, il y a en effet d’importantes limites aux divergences que la nation peut accueillir et tolérer en son sein. Celle-ci ne peut s’orchestrer dans la confusion identitaire ni non plus se représenter dans une trop grande dispersion d’elle-même. Comme l’ont écrit de nombreux auteurs, la nation est plutôt désireuse de faire fusionner en elles toutes les “ autres ” identités pour les subordonner à sa finalité de reproduction. En fait, la nation cherche à réprimer ses contradictions et combler ses fissures bien avant de reconnaître ses multiplicités constitutives — qu’elle considérera ou désignera d’ailleurs comme plus ou moins “ étranges ” ou “ aliénantes ” au-delà de certaines limites.

La difficulté, voire l’impossibilité, de penser la nation autrement que comme une structure forte visant à la convergence et cherchant à regrouper continuellement ses enfants sous sa jupe est peut-être ce que Maclure admet implicitement lorsque, commettant une sorte de lapsus terminologique dans son texte, il écrit (p. 211) que “ la configuration du Québec contemporain appelle une reconceptualisation de la nation ”. L’emploi de ce terme, bien qu’apparemment fortuit chez Maclure, est éloquent. Il marque clairement l’insuffisance du concept de nation pour penser la complexité québécoise contemporaine, voire pour saisir la nouvelle forme de vie commune qui est en train d’y émerger.

Si le terme de nation était toujours approprié pour décrire la configuration actuelle du Québec, il suffirait en effet, tout simplement, de redéfinir la nation, c’est-à-dire de procéder à un ajustement mineur de son contenu définitionnel de manière à ce que, sans se faire hara-kiri, il accueille l’état d’êtres de la société et de la collectivité québécoise contemporaine. Or, le problème avec le terme de nation vient du fait que la société et que la collectivité québécoise échappent de plus en plus largement, en dépit même du fait que l’on continue d’imaginer et de désigner le Québec comme une nation (mais que veut dire ce mot au juste?), à l’espace de sens théorique, empirique et historique qu’il porte en lui. Voilà pourquoi Maclure a raison de dire, même s’il s’agit apparemment d’une incongruité linguistique dans son cas, que l’on doit “ reconceptualiser ” la nation. Il faut considérer cette heureuse méprise comme une incitation à sortir du champ conceptuel de la nation, lequel, à mes yeux, ne suffit plus à rendre compte de la configuration du Québec contemporain ni non plus à saisir le mode de vivre-ensemble qui s’y structure.

En principe, cet appel rationaliste à sortir d’un espace conceptuel ne devrait inquiéter personne. Mieux, il serait même normal qu’il suscite l’adhésion : dès lors qu’un concept a épuisé ses possibilités théoriques d’énonciation et son potentiel empirique de description, il ne sert en effet à rien de s’y accrocher, tout au moins d’un point de vue analytique.

Pourtant, l’idée voulant que le concept de nation — et de “ nation québécoise ” en particulier — soit faible sur le plan théorique et heuristique convainc bien peu d’analystes. La plupart s’évertuent en effet à penser et prouver le contraire. Plutôt que de reconnaître la configuration ambiguë et ambivalente du Québec contemporain sur les plans identitaires et politiques, et plutôt que d’admettre le caractère ethniquement enraciné et sociologiquement limité de l’affirmation nationaliste au Québec, une majorité de débatteurs s’affaire en effet à nier ou minimiser ces réalités. Certains s’attachent ainsi à montrer, avec force données, comment il est tout de même des Québécois nationalistes, voire souverainistes, dont l’héritage culturel n’est pas canadien-français, ce qui tendrait à prouver que la “ nation québécoise ” existe malgré tout, au-delà du strict groupement historique à laquelle elle est (ou a été) traditionnellement associée, dans toute l’extension sociologique qui lui est proposée et à laquelle elle peut prétendre. D’autres, se faisant chirurgien mémoriel et historial, cherchent à sortir de ce qu’ils perçoivent comme étant l’impasse politique majeure du devenir du Québec, soit le soubassement ethno-culturel de la quête d’affirmation nationale, en essayant de refonder la collectivité québécoise autour d’un nouvel imaginaire national dégagé de ses enracinements historiques par trop “ encombrants ”. D’autres encore, partisans à la vie à la mort du concept de nation et souffrant chroniquement de nationalite aiguë, considèrent qu’en deçà et qu’au-delà de la nation il y a le néant, ce qui fait que le concept de nation ne s’impose pas dans l’ordre de la pensée réflexive par suite d’une simple volonté intellectuelle, mais du fait même de sa présence indépassable dans l’ordre politique du monde.

            Il serait utile d’explorer plus avant les raisons au refus des débatteurs de se départir du concept de “ nation ” et de ses dérivés pour penser la donne québécoise actuelle ou pour définir et qualifier tout ce qui bouge au Québec. Dans certains cas, il est clair que cette réticence, qui a toutes les allures d’une résistance, tient à une aspiration politique explicite ou implicite de la part des intéressés à l’endroit du Québec. Mais cette explication ne suffit pas, car tous les adeptes du concept de “ nation québécoise ” ne sont pas souverainistes ou nationalistes. Il semblerait que la catégorie de nation et que la matrice nationale en général soient centrales à l’épistémè de la culture franco-québécoise d’héritage canadien-français. Dans l’esprit de bien des analystes participant de cette culture ou s’en réclamant, délaisser le concept de nation et la matrice nationale reviendrait en effet à abandonner lamentablement le Québec à la tragédie de son effilochement graduel, puis à celle de sa disparition. Pour plusieurs de ces analystes, cesser de parler du Québec en terme national constituerait rien de moins qu’un geste conscient de renonciation à l’endroit de cette collectivité, geste proche de l’auto-expatriation ou de la trahison. Voilà pourquoi, quelle que soit la faiblesse du concept de “ nation québécoise ” à saisir la complexité québécoise dans sa configuration actuelle, de nombreux débatteurs continueraient d’employer le concept aux fins suprêmes de préserver et de consolider le Québec comme Sujet et Communauté politique définis dans l’espace/temps, sorte de condition jugée indispensable à la survie et à l’épanouissement de cette collectivité comme entité distincte dans le monde.

            S’il s’avérait que cette thèse soit valable — ce qui est ma conviction — l’usage de la catégorie de “ nation ” et de ses dérivés participerait dès lors d’une espèce de coup de force conceptuel. Or, pareille entreprise ne peut être appréciée d’un point de vue scientifique. C’est en terme politique qu’il faut juger de la pertinence d’une telle opération. D’où la question : à défaut d’être valide comme outil théorique, le concept de “ nation québécoise ” a-t-il au moins quelque avantage sur le plan politique pour le bonheur des Québécois?


DE LA PERTINENCE POLITIQUE D’UN CONCEPT

 

On n’a pas à être gêné du fait qu’un concept soit introduit dans l’espace délibératif pour des raisons qui tiennent de sa pertinence politique plutôt que de sa valeur scientifique. C’est en effet le propre de l’être humain que d’inventer et de se donner les moyens pour dépasser les impasses ponctuelles ou structurelles qui marquent sa condition. À cet égard, les sciences humaines constituent sans aucun doute, pour les acteurs sociaux, un formidable outil d’analyse et de critique du monde dans la conscience de demain. C’est d’ailleurs par rapport à ce dernier ordre de légitimité, soit celui de son utilité politique et de sa capacité de mobilisation pour changer un état des choses et résoudre des problèmes, que l’on peut et doit apprécier le concept de “ nation québécoise ”.

            Or, quel est l’état des choses et la nature des problèmes que, par l’usage du concept de “ nation québécoise ”, l’on pourrait éventuellement changer ou régler au Québec?

Certains commentateurs, et non des moindres, ont parlé d’impasses au chapitre des représentations collectives, de replis ethniques déplorables, de cohésion collective déficiente, de discriminations civiques, de consensus difficiles, de démobilisation politique, d’aspirations collectives équivoques, d’identités contradictoires, d’appartenances ambiguës, d’intégration insuffisante, etc. qui, par l’édification et la réalisation historique de la “ nation québécoise ”, seraient contrariés, disparaîtraient à la longue ou pourraient être annihilés. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a lieu d’être circonspect par rapport à pareil programme de salut civique. On se demande d’ailleurs, compte tenu de l’importance et de l’ampleur présumées de cette absence générale d’entendement sociétal au Québec, pourquoi la province n’est pas déjà à feu et à sang, en tout cas le théâtre de déchirements socio-politiques majeurs et violents. Elle ne l’est pas parce que les carences réputées d’intégration de la société et de la collectivité québécoise restent relativement mineures et renvoient aux tensions, ajustements et arbitrages habituels qui surviennent au sein des sociétés démocratiques et collectivités pluriculturelles. Que le Québec soit le lieu d’expression de multiples affiliations et adhésions national(itair)es de la part de ses habitants ne fait d’ailleurs qu’amplifier le nombre et le caractère irréductible de ces “ problèmes d’intégration ”. Cela dit, le déficit présumé d’intégration du Québec comme société et collectivité n’est absolument pas un problème en pratique. Les ambivalences dénoncées et “ manquements ” déplorés n’apparaissent “ regrettables ” que dans la perspective de la construction d’un Sujet politique québécois à part entière, construction jusqu’ici empêchée, aime-t-on dire, par quelques déplaisants facteurs au nombre desquels figurent le non-avènement ou le non-achèvement de la “ nation québécoise ” dans la pleine conscience — symbolique et politique — d’être au monde.

            Il y aurait donc complicité entre l’usage d’un concept : celui de “ nation québécoise ”, et la réalisation recherchée d’un projet politique partisan : celui de la souveraineté politique du Québec. Évidemment, ce projet n’est pas présenté comme tel, sous cet angle biaisé, par ses promoteurs. Il est annoncé plutôt comme celui qui “ ouvre les perspectives les plus riches à la société québécoise ”. Or, cette prétention a pour effet de désarçonner tout adversaire : qui en effet, par ailleurs adepte de la vertu et du bonheur des hommes et des femmes, pourrait être contre cette finalité désirable de voir la collectivité québécoise se transcender, en devenant nation achevée dans l’État souverain, dans une apothéose ultime et une parfaite convivialité sociétale?

            À mes yeux, la question n’est toutefois pas de déterminer si le modèle de la “ nation québécoise ” est le plus avantageux pour le Québec (prédire correcte-ment l’avenir est au fond impossible), mais de voir plus prosaïquement si la collectivité québécoise est à l’heure actuelle à ce point embourbée dans ses dissensions et dissensus qu’elle est incapable de passer à l’avenir tant au chapitre de ses représentations collectives que du point de vue de l’aménagement de sa diversité et de ses capacités d’épanouissement.

Or, la réponse à cette question est catégoriquement non.

            Au chapitre de ses conditions d’épanouissement, le Québec, en effet, a rarement bénéficié d’une situation aussi favorable. Qu’on en juge : la culture québécoise, qu’elle s’exprime en français (c’est évidemment le cas de manière prédominante) ou dans d’autres langues (notamment l’anglais), rayonne à sa manière et mesure dans le monde; la situation de la langue française dans la province, bien qu’encore problématique aux yeux de certains, s’est nettement redressée, y compris dans la région montréalaise et les milieux d’affaires[4]; sur le plan économique, les francophones ont acquis une prédominance dans plusieurs secteurs et une présence respectable, voire enviable, dans les autres, y compris dans le secteur des industries de pointe (avionnerie, biotechnologies, secteur pharmaceutique, multimédia, etc.)[5]; au chapitre de la justice redistributive, le Québec, comme société de type capitaliste, reste l’une de celles qui, dans le monde, présente une échelle de répartition des revenus parmi les moins polarisées et une pratique de distribution des services collectifs parmi les plus universelles[6]; l’espace civique québécois, au plan de la négociation des rapports interculturels comme à celui du règlement des différends politiques, est marqué par des rapports de réciprocité enviables entre groupes et individus[7]; de même, la société québécoise reste une société de droit où l’on cherche à créer, en s’inspirant du principe de la raison généreuse, des modus vivendi et modus operandi entre les différents groupes et intérêts qui inscrivent leurs demandes dans l’espace public et politique de la province[8]; enfin, le désir d’ouverture à l’“ autre ” et à l’“ ailleurs ” est à ce point manifeste au Québec qu’il constitue l’“ opération ” privilégiée par laquelle s’effectue la réactualisation de toutes les cultures enracinées ou présentes dans la province, réactualisation d’ailleurs à l’origine de l’apparition d’une culture québécoise de cohabitations, c’est-à-dire une culture qui se reproduit, se spécifie et se nourrit de l’apport et de l’expression des héritages et pratiques identitaires de tous ses participants, les Franco-québécois d’héritage canadien-français au premier chef.

            Or, il est important de saisir l’importance de cette dernière mouvance, car elle contredit largement la thèse qui veut que le Québec soit à l’heure actuelle incapable de renouveler ses raisons communes, ses modes d’intégration symbolique et ses références identitaires, incapacité que, bien sûr, l’avènement de la “ nation québécoise ” (souveraine) viendrait régler.


PASSAGES

 

On l’a dit, le Québec n’est pas une nation avec tout ce que cet “ état d’être collectif ” suppose comme adhésion politique ou patriotique de la part de ses participants. En soi, cette situation ne pose pas le moindre problème. Pour les souverainistes, il y a toutefois là les germes d’un drame. À les entendre, c’est comme si le Québec courait le risque fatal, à défaut d’advenir comme une seule nation, de se replier, voire de se perdre, dans la trappe ethnique ou culturaliste. Pourtant, on cherche en vain, dans la société québécoise présente, les signes d’un retour à l’ethnicité ou ceux d’un relent culturaliste. C’est le contraire que l’on observe plutôt. Il s’effectue maintenant au Québec des passages et métamorphoses identitaires, d’une part, et des convergences sociétales et politiques, d’autre part, qui sont en train de fonder l’apparition d’une culture et d’une collectivité québécoise de cohabitations (dont le fondement est l’interaction culturelle ample) et non pas seulement de coexistence (ce qui est la juxtaposition des cultures) comme cela était auparavant le cas, situation que traduisait parfaitement la métaphore des deux (ou trois ou quatre…) solitudes québécoises.

            Sur le plan culturel, ces passages et métamorphoses identitaires découlent des interactions, échanges et mouvances empiriques de la part des acteurs, notamment les producteurs de signes et de sens qui, à force de se côtoyer et de se découvrir mutuellement, créent des formes culturelles — esthétiques, narratives, linguistiques, etc. — de raccordement, de transition, de traverse et de franchissement qui infusent et renouvellent de manière originale les cultures existantes et leurs problématiques.

            Sur le plan politico-sociétal, l’avènement d’une collectivité québécoise de cohabitations apparaît comme le résultat d’une dynamique de sollicitation et de mobilisation populaire autour d’enjeux partagés, c’est-à-dire qui concernent tous les Québécois et ce, nonobstant les allégeances nationalitaires, héritages historiques et affiliations culturelles des uns et des autres. À cet égard, il est clair que parler d’une collectivité québécoise de cohabitations ne procède pas d’une vue de l’esprit ni ne consiste en un montage idéologique. Pareille collectivité est au contraire une réalité vécue quotidiennement par tous les habitants de la province. On peut bien se dire Canadien, citoyen du monde, Montréalais ou Gaspésien, il demeure que si l’on vit au Québec, on est convoqué, comme participant d’une communauté politique et d’un espace public communs, à délibérer et prendre position par rapport à un certain nombre de questions qui obligent à nous situer aussi dans un espace/temps politique donné, celui du Québec comme collectivité sociale et politique instituée.

            À bien des égards, l’état d’êtres de la collectivité québécoise contemporaine réalise le difficile amalgame de la naissance et de la liberté, de l’objectivité des déterminations historiques et de la subjectivité des choix, sans que les amarres du tissu social ne se rompent et sans qu’il n’y ait besoin non plus d’avènement national. Or, cela n’est pas rien.

            Revenons à cette idée selon laquelle l’affirmation d’une culture québécoise de cohabitations ne prend pas la forme d’un mouvement forcé. Cela signifie en fait que cette culture ne s’élève pas ni ne se présente comme étant le contraire d’une chose. Son édification repose plutôt sur une dynamique positive, soit la volonté de dialogue et d’échange des habitants du Québec autour de questions et de valeurs voisines ou partagées[9]. Or, il faut bien prendre la mesure des possibilités ouvertes par cette situation exceptionnelle du point de vue de l’avancement collectif. Ainsi, il n’existe pas de contra-diction entre l’affirmation d’une culture québécoise et la réaffirmation, dans l’espace québécois formant territorialité socio-politique, d’un héritage canadien-français, canadien-anglais, juif, italien, autochtone ou autre. En fait, c’est précisément le contraire qui se produit : l’affirmation d’une culture québécoise de cohabitations procède de la réactualisation du bassin des références de chacune des cultures la nourrissant. Dans ce processus de réactualisation, il y a mutation d’un patrimoine sans anéantissement d’un héritage; il y a conversion d’une identité sans dénégation d’une personnalité; il y a émancipation d’un “ Soi ” sans aliénation de ce “ Soi ”; il y a formation d’une référence sans occultation des différences. En pratique, la réactualisation d’une culture est ce qui permet à cette culture de résoudre avantageuse-ment son paradoxe d’“ être toujours et d’être différente en même temps ”. C’est pourquoi, au fur et à mesure que s’affirme la culture québécoise, il n’y a pas disparition, mais régénération de l’héritage canadien-français, canadien-anglais, juif, italien, autochtone ou autre. Cette régénération peut bien sembler paradoxale aux adeptes de la pensée univoque, elle se réalise en fait sans hiatus majeur — mais avec des tensions, frictions et frottements à coup sûr — dans la réalité vécue des habitants du Québec.

            En pratique, la régénération des cultures enracinées ou présentes au sein de l’espace québécois procède d’un double mouvement simultané vers l’“ Autre ” et vers “ Soi ”. Le mouvement vers l’“ Autre ” tient largement de la mouvance interculturelle et “ globalisante ” qui marque le monde à l’heure actuelle, laquelle pose l’altérité au cœur de la dynamique des rapports interpersonnels et ce, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Le mouvement vers “ Soi ”, qui prend la forme d’un retour critique sur “ Soi ”, découle pour sa part du réajustement continuel qu’opèrent sur eux-mêmes les groupements par référence (ou cultures historiques) afin de se raccorder avec le monde environnant et évoluant. Pour différentes raisons, il appert que dans la conjoncture présente, la réactualisation des cultures engendre au Québec plus d’effets de consonance que de dissonance[10]. Il semble en effet que la société des Québécois, qui vit à l’heure du monde tout en accueillant favorablement les formes et modes de l’extrême contemporain qui y surgissent, se déplace dans un univers d’aspirations et d’horizons, d’attentes et d’espérances, de références et de représentations, où les facteurs de rapprochement, pour les individus comme pour les groupes, sont plus puissants et structurants que les facteurs d’éloignement, ce qui crée davantage de convergences culturelles que de divergences. Évidemment, les choses pourraient changer. Mais on ne voit pas pour le moment les signes d’une quelconque exacerbation ethnique ou culturaliste au Québec[11], sauf épiphénomènes qui sont prestement décriés dans l’opinion publique et par les élus du peuple[12].

            Ce que l’on observe sur le plan culturel se manifeste également sur le plan politique. Il est clair qu’au cours des 50 dernières années, une collectivité québécoise de cohabitations (“ état d’êtres ” qui n’a rien à voir avec le statut politique de cette collectivité) s’est historiquement formée et instituée dans la province. Cet avènement a été intimement lié à la quête d’affirmation des Franco-québécois d’héritage canadien-français dans l’espace du Québec. Il a tout autant résulté du (re)déploiement de l’État (provincial) dans la société québécoise, lequel a entraîné des effets majeurs d’agglomération et de structuration au sein de cette société. Le fait que le gouvernement fédéral cherche à continuellement grignoter les avancées découlant de cette opération planifiée de redéploiement de l’État québécois dans la société québécoise témoigne d’ailleurs précisément de l’importance des effets de structuration et d’agglomération qui en ont résulté.

            Évidemment, personne ne contestera qu’au sein de la collectivité québécoise actuelle il existe des tensions et des dissensions entre les groupes et les individus au chapitre, notamment, du statut politique de cette collectivité et des droits linguistiques des uns et des autres. Mais il est tout aussi évident que, sollicités et mobilisés par le devenir de la collectivité québécoise devenue pour eux référence incontournable, ces groupes et individus ont développé un senti-ment d’appartenance (rarement de résistance ou de refus) envers elle. Ce sentiment peut bien être lâche et passif, résiduel ou non désiré, faible ou obligé, il n’en reste pas moins réel. Vivre au Québec, c’est être objectivement Québécois aussi, c’est faire partie de cette collectivité, c’est y détenir des droits et y exercer des devoirs inaliénables et incontournables.

            Là, toutefois, ne peut s’arrêter l’analyse de la nouvelle donne québécoise.

On aurait tort de croire en effet que l’avènement d’une collectivité québécoise de cohabitations ne soit le résultat que d’une opération forcée. À l’instar de ce qui s’est passé sur le plan culturel, cette réalité ne s’est pas élevée comme quelque chose d’artificiel ou d’imposé. Elle a aussi résulté d’une dynamique de convergence de la part de certaines constituantes importantes de la société civile. À ce chapitre, il est clair que les mouvements sociaux engagés dans la contestation de l’inégalité sociale, de la discrimination civique ou de l’extra-territorialisation du pouvoir — mouvements qui ont largement fait fi des séparations traditionnelles fondées sur l’appartenance ou l’identification national(itair)e ou culturelle des uns et des autres — ont joué un rôle central. Il y a lieu de croire que ces mouvements sociaux : celui des femmes et celui des jeunes, celui des homosexuels et celui des tenants de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, celui des environnementalistes et celui des anti-mondialistes, etc., occuperont une place de plus en plus importante dans la dynamique politique prochaine au Québec. Dans ces conditions, on peut certainement penser que la collectivité québécoise s’intégrera plus qu’elle ne se désintègrera au cours de la prochaine décennie et ce, avec et contre les “ identités particulières ”.


ALLER PLUS LOIN?

 

La question qui se pose au terme de cette argumentation — et que j’énonçais au tout début de l’article — est claire : faut-il, alors même que le Québec semble marqué par des équilibres sociétaux et des tendances porteuses au chapitre de la sociabilité interculturelle, aller plus loin sur le plan de l’intégration politico-symbolique de la collectivité et provoquer à tout prix l’avènement de la “ nation québécoise ” au sens où l’entendent ses principaux ténors? Si l’on répond oui à cette question, il faut être bien conscient du fait que la motivation sous-jacente est de l’ordre de la politique partisane avant tout. Le plaidoyer en faveur de l’avènement de la “ nation québécoise ” résulte en effet non pas de la volonté de casser une dynamique sociétale ou collective qui serait malheureuse ou dangereuse au Québec, car tel n’est pas le cas, mais d’une insatisfaction à l’endroit d’un état des choses jugé déplaisant ou frustrant, à savoir la non-accession du Québec au rang d’État souverain. Au fond, le discours et le projet de la “ nation québécoise ”, voire de la “ citoyenneté québécoise ” maintenant, ne sont que des prétextes pour rallier les Québécois à la fondation et à l’édification de l’État souverain du Québec ou pour garder ouverte cette possibilité, compte tenu de la tradition de reconnaissance, par la communauté internationale, du droit des peuples (ou des nations) à se gouverner par eux-mêmes. Comme si le bonheur final des Québécois et l’épanouissement ultime de la collectivité québécoise ne dépendaient que de la souveraineté du Québec. Comme si la question du Québec se réduisait à cette dramatique alternative : être souverain ou être manqué.

Je crois pour ma part que par rapport au projet, sinon à l’intention, d’“ aller plus loin ” dans l’intégration politico-symbolique de la société et de la collectivité québécoise, il faille être avisé, lucide et pragmatique.

            De manière générale, le défi des Québécois n’est pas de construire ou de faire advenir la nation, mais d’édifier une société qui soit aussi juste, riche, épanouissante et accueillante que possible pour ses membres. En fait, si tant est que l’on place le bonheur des hommes et des femmes au cœur de l’entreprise politique, il est secondaire, voire résiduel, que la nation advienne, mais primordial que la société et que la collectivité s’améliorent. La meilleure société-collectivité qui soit, dans la mesure où elle parvient à de justes arbitrages entre les droits privés et les droits collectifs, et entre ceux des majorités et ceux des minorités, résout d’ailleurs implicitement le “ problème national ”, c’est-à-dire celui de son intégration relative comme société et collectivité dans le respect et l’accueil raisonnables de ses tensions, frictions, litiges et conflits constitutifs, y compris entre les cultures et les groupements par référence qui l’habitent.

            À maints égards, c’est cet “ état sociétal ” de concorde honorable qui prévaut à l’heure actuelle au Québec. Certes, personne ne contestera qu’il existe au sein de la collectivité québécoise des problèmes et difficultés sur le plan de l’aménagement de la diversité et de l’intégration sociale. On aurait tort toutefois de semer l’émoi en prétendant qu’il se trouve en germe, dans la province, une situation critique ou même malsaine découlant de ces problèmes et difficultés. À l’instar de toutes les collectivités marquées par l’afflux massif et rapide d’immigrants de cultures diverses et faiblement “ réseautés ” au sein de la société d’accueil, le Québec doit intégrer, dans son espace socio-économique et son univers symbolique, des dizaines de milliers de personnes chaque année — plus de 32 000 en l’an 2000. La pression occasionnée par ces nouveaux arrivants sur les capacités objectives et subjectives d’accueil et d’intégration de la société et de la collectivité québécoise est évidemment forte. Plus encore, cette pression ne disparaît pas nécessairement par elle-même avec le temps, c’est-à-dire au fur et à mesure que les immigrants s’insèrent dans les maillages de la société et de la collectivité québécoise. À n’en pas douter, il y a là un problème que l’on pourrait régler en bonifiant, à l’aune du principe de la raison généreuse et de finalités conviviales, les structures, conditions et voies de passage actuelles permettant aux Néo-Québécois, notamment, de s’incorporer à la société et à la collectivité québécoise du double point de vue de la qualité de la vie matérielle et de la participation civique, y compris, à ce chapitre, sur le plan de l’adhésion à une référence culturelle réactualisée — la culture québécoise. C’est pourquoi il faut applaudir toutes les entreprises qui visent à favoriser le débat sur les meilleures façons de vivre ensemble dans la société et la collectivité québécoise actuelle.

            Réfléchir aux conditions rendant possible l’avènement d’un “ état sociétal optimal ” pour, dans ce contexte, parvenir à l’élaboration d’une politique renouvelée et améliorée des relations civiques, est une démarche toutefois différente de celle qui consiste à s’interroger sur les modalités de création ou de fondation d’un “ état national optimal ”. La première démarche se veut en effet un exercice visant à approfondir l’expérience démocratique et améliorer les formes de la justice redistributive, y compris sur le plan du capital symbolique (être reconnu comme un facteur d’enrichissement et de renouvellement du collectif) au sein de la société. La deuxième démarche a plutôt pour finalité de poser les conditions gagnantes en vue de favoriser l’avènement de l’État souverain du Québec. Le débat actuel touchant à la citoyenneté québécoise — que l’on distinguera d’une réflexion portant sur les moyens d’amender, de réviser et d’enrichir le cadre des relations civiques entre tous les Québécois — n’est qu’une autre de ces astuces qui visent à insérer l’idée et le projet de la nationalité par toutes les interstices possibles du débat public touchant au devenir du Québec et des Québécois. Il faudrait pourtant comprendre que la question de la nationalité québécoise n’est ni le début ni la fin de tous les problèmes marquant la société québécoise. En fait, la question du devenir québécois ne se réduit pas à la question de (l’absence) de nation(alité) québécoise qui n’en n’est d’ailleurs peut-être plus le cœur.

            Compte tenu de l’argumentation développée dans ce texte, il apparaît que le Québec contemporain vit une situation en elle-même porteuse d’avenir sur le plan des relations civiques, ce qui ne veut pas dire que cette situation soit sans contrariété, voire sans déficit, pour certains membres de la société et de la collectivité québécoise. Chose certaine, ces déficits, déjà bien identifiés et cernés, peuvent être très largement comblés par une amélioration des politiques sociales et civiques d’“ intégration ”. L’usage du “ canon national ”, il serait utile d’y songer parfois, n’est pas toujours le moyen le plus approprié pour régler un problème de parcours, désengorger un passage ou soulager une raideur sociétale. On aurait tort dans tous les cas de confondre intégration sociale et civique, d’une part, et adhésion à un projet national(itaire), de l’autre. C’est cette confusion, ou ce non-dit, qui marque pourtant le discours de bien des débatteurs relativement à la question de la “ nation québécoise ” et à celle de la “ citoyenneté québécoise ”. Pour ma part — et je terminerai là-dessus — je refuse d’endosser l’idée voulant que la responsabilité civique doive aller jusqu’à l’obligation d’identification ou de loyauté nationale. Au contraire, je conçois facilement que les humains puissent vivre pleinement sans appartenir à un corps politique qui réclame l’entièreté de leur allégeance et qui soit fermement soudé. Pour tout dire, je pense qu’il est sage que l’aventure politique ne soit pas trop commune ou unifiée, ce qui ne veut pas dire que j’approuve la licence ou consente à la désintégration.

 

Jocelyn Létourneau*



NOTES


* Jocelyn Létourneau est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et économie politique du Québec contemporain à l’Université Laval. Il est l’auteur, notamment, de Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd'hui (Boréal, 2000).

8. Cette position est celle de bien des intellectuels pour qui la nation constitue une représentation moderne de la communauté politique qui est indissociable de la naissance d’institutions démocratiques, lesquelles se fondent sur la souveraineté populaire.

9. À cet égard, envisager l’appartenance nationale — et conceptualiser la nation — à partir des seuls référents civique et territorial apparaît comme une vue de l’esprit seulement. Une nation sans assise historique (sans enracinement dans l’histoire) et sans finalité politique avouée (sans attente orientée relativement à son devenir), bref une nation “ froide ” et “ passive ” à l’égard de sa condition historique et de son devenir possible, est une absurdité de l’histoire.

10. Récits identitaires. Le Québec à l’épreuve du pluralisme, Montréal, Québec-Amérique, 2000.

11. Notre intention n’est certainement pas de laisser croire ici que la situation de la langue française est une affaire réglée au Québec. En fait, elle ne le sera jamais, compte tenu des dynamismes et déséquilibres linguistiques qui prévalent à l’échelle de l’Amérique du Nord. Cela dit, il importe de faire ressortir comment la langue française au Québec a connu, depuis l’instauration de la Charte de la langue française en 1977, un relèvement marqué dans le cadre d’une donne linguistique nouvelle, celle du plurilinguisme avec, comme dénominateur commun, le français.

12. Sur ce point, cf. Jean-François Lisée, “ Les dix mythes de l’économie québécoise ”, L’Action nationale 92, 2 (2002) : 47-76.

13. Cela ne veut évidemment pas dire que le Québec soit libre d’inégalités sociales notamment fondées sur l’insuffisance de revenus et l’accès différencié aux courants de la mobilité sociale ascendante. C’est le contraire qui est vrai.

14. La perception du lien civil au sein de la société montréalaise est par exemple très positive chez les immigrants. À ce sujet, cf. Denise Helley et Nicolas van Schendel, Appartenir au Québec. Citoyenneté, nation et société civile. Enquête à Montréal (1995), Québec, INRS-Culture et société, 2001.

15. Cette formule s’applique également aux rapports entre autochtones et non autochtones, en dépit des litiges continuels qui marquent la relation entre les deux groupes. L’intégration des groupements amérindiens et inuit à la société globale québécoise et canadienne suit un processus extrêmement complexe que l’on aurait tort d’approcher à partir de la métaphore binaire et simplificatrice des “ bons ou légitimes d’un côté ” et des “ méchants ou coupables de l’autre ”.

16. Nous ne voulons pas laisser entendre ici, angéliquement, que la collectivité québécoise baigne à l’heure actuelle dans une convivialité flamboyante, car ce n’est pas le cas. En fait, les rapports entre Québécois restent souvent marqués par une espèce d’indifférence courtoise à l’égard de l’autre. Par ailleurs, la société civile apparaît à certains égards marquée par une sorte d’apathie politique de ses membres (mais il faudrait peut-être voir comment le politique est en train de se recomposer dans les démocraties occidentales). On sent toutefois qu’il est, au cœur de la collectivité québécoise, un fantastique capital de mobilisation contre l’injustice et la discrimination, et pour la construction d’une société aussi agréable que possible pour tous ses membres.

17. À quoi imputer cette situation générale d’hospitalité mutuelle des cultures? À plusieurs facteurs sans doute : à une certaine tradition de l’ouverture à l’“ Autre ” au sein de la collectivité québécoise; à la prégnance du discours interculturel ou multiculturel dans l’imaginaire collectif contemporain; aux effets induits par la Loi 101; aux dés-enracinements identitaires caractéristiques de notre époque; à la redécouverte de l’“ Autre ” comme facteur d’enrichissement de “ Soi ”; etc.

18. Ce que l’on pourrait tout au plus déplorer, outre certaines formes de discrimination empiriques qu’aucune société du monde n’a jamais réussi à éradiquer de son sein, touche à ce que l’on appelait plus haut l’“ indifférence courtoise ” pratiquée par la majorité francophone d’héritage canadien-français à l’égard des membres des cultures minoritaires, ces derniers la leur rendant d’ailleurs bien souvent. Paradoxalement, cette “ indifférence courtoise ” n’est absolument pas imperméable à l’ouverture à l’“ autre ”. Dans les faits, les choses changent, les passages s’effectuent au Québec, mais lentement plutôt que rapidement. Dans cette société, l’histoire l’a montré, les révolutions sont tranquilles…

19. À noter que le débat sur la langue française au Québec ne peut être interprété comme la manifestation d’une quelconque exacerbation ethnique ou culturaliste. Ce débat renvoie plutôt aux conditions de consolidation et d’épanouissement des cultures minoritaires à l’intérieur de grands ensembles où règne l’asymétrie des pouvoirs et des rapports de force. La Cour suprême du Canada a d’ailleurs reconnu ce fait et légiféré en conséquence dans le cadre du paradigme historique canadien de l’ambiguïté, de l’ambivalence et de la dissonance.




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