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La responsabilité de l’intellectuel critique

Un texte de Dick Howard
Dossier : Le 11 septembre, un an après
Thèmes : États-Unis, Politique
Numéro : vol. 5 no. 1 Automne 2002 - Hiver 2003

La théorie politique face au défi du 11 septembre*

 

Faut-il toujours que l’intellectuel ou l’homme de gauche – nul besoin de les confondre – adopte une position critique, comme si le verre devait à jamais être à moitié vide ? Faut-il toujours que l’intellectuel ou l’homme de gauche s’oppose au gouvernement ou à l’hégémonie impériale ? Faut-il toujours que l’intellectuel ou l’homme de gauche choisisse le camp des minorités, des opprimés, des victimes – et, ce faisant, fasse fi non seulement des responsabilités qui sont le lot de ces minorités, de ces opprimés, et de ces victimes, mais aussi de leur capacité et de leur volonté de se débrouiller tout seuls sans son aide bienveillante ? L’intellectuel ou l’homme de gauche fait-il face à des situations toujours si claires et si tranchées que ses propres choix politiques et ses responsabilités personnelles pèsent peu dans la balance ? Faut-il toujours que l’intellectuel ou l’homme de gauche soit moralement bon et se range toujours, sinon du côté des anges, du moins du côté du progrès ? Cette série de questions (rhétoriques) affleure à l’esprit maintenant que se dessine devant nous le nouveau paysage politique né de la déflagration terroriste du 11 septembre. Et pourtant ces questions sont en réalité anciennes (et pas seulement rhétoriques). Elles remontent aux origines des mouvements politiques de gauche – souvenons-nous, par exemple, des polémiques entre Marx et Weitling, Marx et Proudhon ou Marx et Bakounine ; pensons aux débats, chez les marxistes, entre réformistes, révisionnistes et orthodoxes ; rappelons-nous plus récemment la fin malheureuse de cette « nouvelle gauche » pleine de promesses qui a secoué la culture politique de l’ordre établi dans le monde occidental, puis dans le tiers-monde. Toutefois, ces vieux débats eurent lieu dans un paysage défini par la domination croissante de l’économie capitaliste et par la nécessité de surmonter l’exploitation et l’aliénation dont cette forme économique était coupable. On se demande maintenant s’il n’est peut-être pas trompeur de faire des choix politiques sur la base de telles simplifications économiques (dont l’existence et les effets ne peuvent par ailleurs être niés). Il est plus utile de reconnaître que la politique moderne doit prendre en considération l’émergence de relations sociales démocratiques qui présentent un défi à toute forme de domination sociale – pour autant que ces conditions démocratiques demeurent1[1]. Si c’est le cas, alors peut-être l’intellectuel ou l’homme de gauche devrait-il défendre le fait que le verre est à moitié plein – et montrer ensuite comment il peut être rempli davantage. Une dernière remarque introductive me ramène à l’événement du 11 septembre. Le critique Harold Rosenberg a décrit le militant communiste comme « un intellectuel qui ne pense pas ». Il voulait dire que le militant utilise son intelligence seulement dans le but d’adapter sa vision du monde factuel à la « ligne » du parti. Un tel militant est incapable de faire face à la nouveauté – en effet, il est à l’aise avec l’ancien, la répétition du passé agissant comme une berceuse qui endort la bonne conscience de l’innocent qui n’a pas à acquérir de maturité. La terreur du 11 septembre sonna l’alarme de réveil, pour l’intellectuel et pour la gauche. Pour qui veut relever le défi, le premier pas est de se tourner vers quelques-uns des anciens arguments qui sont actuellement recyclés, afin de voir ensuite quelles nouvelles questions ont émergé. Sur cet arrière-fond, la question politique immédiate qui se présente à l’intellectuel comme à la gauche est de savoir si nous allons devoir faire face à quelque chose comme une nouvelle guerre froide qui immobiliserait la possibilité d’innovation politique, ou si la prise de conscience de l’impuissance du libre-marché à empêcher des actes de terreur va conduire à une politique social-démocrate renouvelée. Toutefois, une telle politique sociale-démocrate ne pourra pas simplement réagir à des besoins sociaux comme le faisait l’ancien État-providence ; elle devra reconnaître que c’est bien la démocratie que les terroristes ont attaquée et que la démocratie ne doit pas seulement se défendre elle-même mais qu’elle doit aussi prendre l’offensive[2].

 

1. LES ANCIENS ARGUMENTS

 

Les anciens arguments ne sont pas faux ; le problème, c’est qu’ils peuvent être utilisés pour critiquer n’importe quelle action (ou inaction) de la part des États-Unis. Davantage, ils ne considèrent pas des arguments qui peuvent être invoqués pour appuyer le choix d’une action particulière. En conséquence, ils sont faibles car ils sont univoques, basés sur un « ou bien/ou bien », négligeant le fait que toute politique est basée sur des jugements formés dans des situations qui ne sont pas définies par des choix rationnels ou des paris sans perdant. Cependant, le caractère central du jugement en politique ne veut pas dire que la politique évolue dans un paysage gouverné par le relativisme moral[3]. Il y a visiblement des valeurs et des normes morales. C’est la raison pour laquelle, par exemple, les membres de l’École de Francfort sont demeurés anticapitalistes même quand ils ont travaillé pour l’OSS, ancêtre de la CIA : le nazisme était pour eux un plus grand mal et présentait une menace immédiate. Plus généralement, l’ennemi de mon ennemi n’est pas nécessairement mon ami, ainsi que certains pourraient l’avoir déjà appris avant cette guerre, quand les intellectuels progressistes recevaient l’ordre de ne pas critiquer les «procès de Moscou » car les États- Unis continuaient de lyncher des «Nègres » ! Ce vieil argument demeure valide encore aujourd’hui. Le plus commun des vieux arguments consiste à rappeler les « racines du mal ». Il dit que oui, le terrorisme est mauvais, mais nous devons comprendre qu’il est une réaction à quelque chose de plus sérieux encore, de plus profond, et qui exige notre attention. Le terrorisme n’est que l’expression de ce quelque chose qui est la cause profonde, la racine du mal. Une telle cause profonde n’excuse pas la terreur, mais la rend compréhensible ; et comme la gauche et sa politique trouvent leur justification dans leur capacité à percer sous la surface pour mettre au jour ces racines cachées du mal, ce sont celles-ci qui doivent dès lors être déracinées afin que le bien triomphe. Cet argument peut être formulé de façon générale et ensuite traduit dans le langage particulier de la politique internationale et nationale – chaque niveau pointant vers les autres et promettant une sorte de clef pour comprendre l’histoire mondiale. La forme la plus simple de l’argument des « racines du mal » sert à justifier une politique anticapitaliste. L’exploitation capitaliste détruit à la fois les formes de vie traditionnelle et l’environnement physique. Dans sa forme avancée, le capitalisme libéralise les échanges, ce qui a pour effet d’accroître le fossé entre les riches et les pauvres en même temps que ce qui passe pour la « culture » capitaliste détruit les cultures indigènes. Cela, et plus encore, est très vrai ; mais on ne voit pas clairement comment une telle accusation universelle en vient à expliquer cette réponse terroriste particulière. D’aucuns pourraient répondre différemment à chacun de ces « effets » du capitalisme – un capitalisme qui présente aussi (comme le savait déjà Marx) de nouvelles possibilités sociales et politiques qui effectivement pourraient se traduire par une hausse des attentes, entraînant ainsi de nouveaux espoirs et de nouveaux projets, plutôt que d’alimenter un terrorisme antipolitique et nihiliste. Une variante de l’argument anticapitaliste des « racines du mal » accuse le capitalisme d’être à la source de diverses formes d’exploitation impérialiste, en particulier d’exercer sur les ressources naturelles un contrôle devenu nécessaire depuis la fin de la domination coloniale. Cela expliquerait, par exemple, l’aide que les États-Unis accordent aux scheiks du pétrole arabe corrompus, la tolérance envers le régime de terreur instauré par Poutine en Tchétchénie... ou l’intervention en Afghanistan, motivée « en réalité » par le pétrole ou le projet de construire un gazoduc. Non seulement l’impérialisme capitaliste cherche-t-il à contrôler les ressources naturelles, mais, de plus, il monopolise les ressources non naturelles, comme les brevets permettant de vendre des médicaments anti-sida à des prix exorbitants. Encore une fois, ces arguments généraux sont très vrais ; cependant, ils n’expliquent pas cette attaque terroriste particulière. Pourquoi ne pas avoir recours, comme autrefois, aux tactiques des guerres de guérillas ou bien aux détournements d’avion (si impressionnants d’un point de vue symbolique) ? Pourquoi un terrorisme dont les buts ne sont pas identifiés, ce qui en fait une antipolitique ? Le capitalisme peut aussi être dénoncé en ce qu’il impose un contrôle politique qui nie le principe d’auto-gouvernement démocratique et les droits des travailleurs, tout en appuyant des oligarchies corrompues. Cette critique est vraie elle aussi et elle est facile à illustrer au Moyen-Orient. Toutefois, le fait que le 11 septembre soit aussi la date du coup d’État de Pinochet au Chili en 1973 suggère la nécessité de prendre en considération le contexte historique plus large dans lequel tout événement a lieu. Le coup d’État contre Allende, appuyé par les États-Unis, eut lieu dans le contexte de la Guerre froide, à une époque où l’« ennemi » était un acteur géopolitique qui n’était pas qu’une simple victime passive[4]. Bref, l’argument des « racines du mal » dénonce une inégalité imposée de l’extérieur marquée par un fossé croissant entre les pays et régions riches et les pays et régions pauvres (ainsi qu’une inégalité au sein même des régions les plus pauvres). L’exploitation visible dans les relations internationales rejoint l’exploitation nationale des travailleurs en un cercle vicieux au sein duquel toutes les parties conspirent afin de reproduire à une échelle plus large les inégalités qui étaient présentes au départ (capitaliste). (Dans une version révisée de l’argument – celle proposée par exemple par Axel Honneth – cela produit une asymétrie au sein de laquelle un participant nie à l’autre la « reconnaissance » qui est le droit naturel des humains et des sociétés ; la politique radicale devient ici une lutte pour la reconnaissance. Toutefois, cela n’explique pas l’origine du capitalisme, péché originel qui ouvre le cycle.) Une difficulté avec l’argument des « racines du mal », c’est qu’il attribue une culpabilité à d’énormes forces apparemment impersonnelles sur lesquelles les individus n’ont que très peu d’influence. Pour corriger cela, une version modifiée de l’argument suggère : « Les terroristes sont peut-être mauvais mais nous sommes pires. » Nous sommes les pécheurs originaux, les premiers terroristes, nous qui maintenons des bandits au pouvoir pendant que nous exploitons et humilions les opprimés. Pire, nous faisons cela dans le but de maintenir une société égoïste, infestée de drogues, sexuellement licencieuse et qui a besoin d’être guérie et rendue à elle-même. Bien entendu, l’ironie, c’est que ce discours ressemble justement à celui que la droite religieuse américaine répète... et que c’est aussi ce que croit Ben Laden[5]. Ce qui fait de cet argument un argument de gauche, c’est la supposition selon laquelle le péché réel consiste en ce que le capitalisme tue plus de gens qu’il n’en est mort dans le World Trade Center et au Pentagone – et la supposition que nous pouvons, et conséquemment que nous devons ( !), corriger nos propres errements. Néanmoins, les faiblesses de l’argument des « racines du mal » demeurent, dans la mesure où l’on s’imagine qu’une fois que nous nous serons guéris ils n’auront plus aucun reproche et que nous pourrons tous vivre heureux jusqu’à la fin des temps en un monde qui n’éprouvera plus le besoin de politique ni de jugements. (Une variante de cet argument est la théorie de « l’arroseur arrosé », Blowback , souvent attribuée à Chalmers Johnson, lequel condamne les États-Unis pour avoir négocié avec des vilains [ou pour les avoir créés, tels Ben Laden] qu’ils ont ensuite largués quand cela servait leurs intentions infâmes. Ainsi, les attaques sont méritées : «L’arroseur est arrosé » pour avoir accordé une aide immorale [ou amorale] à des malfaiteurs qui affirment maintenant leur indépendance[6].) Une curieuse inversion du thème des « racines du mal » fait référence à une option politique particulière, soi-disant responsable de la haine générale : l’appui inconditionnel apparemment offert à Israël. Aucune des explications pour une telle alliance ne semble convaincante : parfois des lobbies nationaux (AIPEC) sont blâmés, parfois le refus de « reconnaître » l’islam et sa civilisation sont en cause, parfois encore on imagine une savante stratégie envers le nationalisme arabe visant à « diviser pour régner ». Aucune de ces explications n’est convaincante, en particulier parce que les Bush (père et fils ainsi que leurs entourages) tendent à être pro-arabes (pro-pétrole), pendant que leurs alliés de la droite religieuse sont pro-Israël, et parce que l’administration Bush actuelle – en dépit de sa passivité (ou pire) au Moyen- Orient – a reconnu les droits des Palestiniens à un État. Cela laisse une série finale d’anciens arguments qui remonte à la peur, exprimée par la gauche démocratique, qu’en vertu du statut constitutionnel unique du président comme commandant en chef des armes, le pouvoir exécutif va grandir en temps de

guerre et que cette croissance se fera aux dépens des droits individuels[7]. C’est pour cela que des gens de gauche se sont opposés à l’entrée des États-Unis dans les deux guerres mondiales. L’expérience de l’après-11 septembre sera-t-elle comparable ? Cette question nous mène à la prochaine phase de l’argument.

 

2. NOUVELLES QUESTIONS

 

Dans l’immédiat après-11 septembre, et même dans les six mois qui ont suivi, la question des droits individuels, en particulier pour les gens d’origine moyen-orientale qui sont gardés sous verrou sans que des charges formelles soient portées contre eux, demeure non résolue. Par contre, Bush et Ashcroft ont dû faire marche arrière quant à la mise en fonction de cours martiales, la procédure finale de celles-ci n’ayant pas encore été établie[8]. Il y eut des excès, en particulier de la part du procureur général Ashcroft, dont les régulières apparitions télévisées ont rapidement été réduites. On devait s’attendre à de tels excès de la part de l’administration Bush dont le penchant pour la manie du secret et du contrôle (dans les affaires nationales autant qu’internationales) ne devrait pas être sous-estimé. Mais il est encore plus frappant de constater que, d’un autre côté, des activistes en faveur des droits civiques, dont les protestations expliquent l’approche plus prudente de l’administration, nuancent leur propos. Certains considèrent le profil racial comme étant acceptable[9] ; on discute de la création de fichiers nationaux d’identité, de même que l’on débat d’une coordination plus fine entre le FBI, la CIA, l’Immigration et la police locale[10]. On peut s’attendre à l’émergence d’un nouveau débat politique important – un débat qui sera vraiment politique, parce que les questions ne sont pas posées dans les termes de l’opposition morale-légale maintenant dépassée entre libéralisme et communautarisme. C’était la domination de ce paradigme morallégal qui expliqua de nombreux problèmes dénoncés par E. J. Dionne dans Why Americans Hate Politics[11]. La place et le rôle de l’intellectuel critique restent-ils inchangés en temps de grand danger ? On ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu de motifs pour l’exercice de la critique depuis le 11 septembre. Tout le monde aura sa propre liste, allant, par exemple,

de l’ignorance évidente du secrétaire Thomson, de la HEW (Health, education and welfare), en ce qui concerne les attaques à l’anthrax, aux arrestations massives d’hommes du Moyen-Orient dans le but d’envoyer au public le message que le gouvernement était conscient de sa colère, en passant par les alliances louches avec les Russes, les Saoudiens, les Ouzbeks, les Pakistanais, de même que par la façon dont l’Inde et l’Israël utilisent la « guerre au terrorisme » pour leurs propres objectifs politiques. Ces faits devraient-ils être simplement « avalés », tout comme on avale un médicament au goût amer, mais nécessaire pour guérir une maladie nouvelle ? Des journalistes ont admis s’être autocensurés, d’autres critiquent le gouvernement pour sa manie du secret et ses tentatives de contrôler la presse[12]. Les doutes initiaux quant à la justesse de la riposte américaine ont été éliminés par le momentum élaboré avant l’engagement militaire (et le très étudié discours du président au Congrès du 24 septembre) – et encore plus par le succès apparemment rapide et indolore des frappes contre les talibans, un succès qui a mis fin aux craintes d’un enlisement du genre de celui qui a été vécu au Viêt-nam. Par contre, l’extension apparemment illimitée de l’engagement envers des pays comme le Yémen, les Philippines et la Géorgie – sans parler du refrain incessant appelant à une guerre contre l’Iraq (ou contre Saddam) – pourrait conduire à des doutes renouvelés. Il se pourrait que ce soit l’orgueil accompagnant la tête des sondages et le succès militaire si éclatant qui provoque la dissidence. Un président plus ou moins légitimement élu a reçu un appel quasi religieux. La « guerre » contre le terrorisme justifie toutes ses actions – et en particulier celles qui profitent à ses alliés nationaux, comme les réductions du fardeau fiscal, l’autorité « expéditive » pour négocier des accords de libre-échange,

les déficits budgétaires, les dépenses militaires... Cela sera éventuellement trop gros à avaler même pour les politiciens. Mais les « patriotes » républicains attaqueront toute critique : cela était clair dans un article récent du New York Times (4 mars 2002), « Daschle Wants President to Tell Congress More about His Plans for War », lequel faisait état de critiques selon lesquelles « tout signe que nous perdons notre unité [...] sera utilisé contre nous à l’étranger ». Il est bien connu que le courage des politiciens dépend de l’humeur de leurs électeurs. Dans ce contexte, le nouveau visage de la mondialisation n’est plus aussi simple que lors des sommets de Seattle ou de Gênes ; le capital financier et la destruction écologique sont liés en une relation humaine plus complexe. D’abord, les gens sont devenus citoyens du monde. Les « Portraits de la douleur » du NewYork Times, publiés chaque jour pendant les trois mois qui suivirent les attaques, montrent la face humaine de la mondialisation alors qu’elle surpasse classes et nations dans ce qu’Eli Zaretsky appelle une dé-réification ou une humanisation des catégories générales[13]. Cependant, la terreur est elle aussi mondiale, non seulement dans ses avancées et compositions transnationales. Par exemple, la mondialisation économique implique des frontières ouvertes, la livraison « juste à temps » et, par le fait même, le passage facile des douanes pour de potentielles armes ABC[14]. D’un autre côté, l’ouverture des sociétés démocratiques et la protection qu’elles offrent aux droits individuels procurent un abri aux terroristes (qui seraient réprimés plus facilement sous une dictature). En ce sens, le terrorisme est un problème interne des sociétés démocratiques, lesquelles sont elles-mêmes, de facto, mondiales[15]. La guerre est-elle elle-même mondiale ? En effet, quel est le nouveau visage de la guerre ? Peut-il y avoir une guerre sans ennemi identifié et déclaré ? Quels sont les objectifs de la guerre conduite dans l’après-11 septembre ? Le défi est de donner une forme politique à un terrorisme qui, tout en cachant le visage de ses agents, n’avoue pas ses buts[16]. Un premier modèle est fourni par l’expérience de la décolonisation, une époque pendant laquelle de violents mouvements de libération n’étaient pas déclarés illégaux, mais où l’on tentait de trouver des terrains possibles de négociation. Toutefois, le groupe al-Qaïda n’a pas le même programme que ces mouvements – tels le FLN en Algérie qui a pu, éventuellement, négocier des accords de décolonisation avec les Français à Évian. L’absence d’un interlocuteur soulève l’argument des « États manqués » (failed states, ou parfois aussi rogue states)[17]. Ainsi, Herfried Münkler affirme que la guerre moderne a été progressivement privatisée. La guerre privée devient alors une sorte d’industrie qui se reproduit elle-même dans la mesure où les chefs militaires n’ont aucun intérêt à l’arrêter. En conséquence, il est nécessaire de renforcer l’État dans le but de limiter ce cycle de la guerre. Bien que cela puisse être vrai dans le cas du Sierra Leone, du Liberia ou du Congo, et abstraction faite de l’élimination rapide de l’« État » taliban, est-ce que cette image s’applique à al-Qaïda ? Recherchant un niveau possible d’échange politique, certains proposent une résolution internationale du conflit. Michæl Howard nous met en garde contre la désignation de la terreur comme acte de guerre. Il propose plutôt de mettre en place une opération policière conduite par les Nations unies pour répondre à un crime commis contre la communauté internationale[18]. Mais réduire les attaques du 11 septembre à un simple crime (même contre l’« humanité ») signifie que l’on peut seulement réagir après le fait – on demeure sans défense avant le crime. Aussi satisfaisant que ce soit pour l’intellectuel, le moraliste ou le professeurde droit, aucun homme politique ne serait prêt à prendre

ce risque. Quoique ce soit difficile pour l’optimisme typiquement américain, il se pourrait que le terrorisme doive être compris comme un mal absolu. Inversion de l’argument des « racines du mal », cet argument s’expose aux mêmes difficultés : s’il est vrai, il n’explique pas davantage le cas particulier en question ni ne donne une mesure de protection contre de futures menaces. Son seul avantage est sa prétention à offrir une explication totale : par l’absurde. Ces difficultés suggèrent qu’il serait utile de revenir à un ancien concept tombé en désuétude après avoir, lui aussi, servi d’explication globale du mal. Le totalitarisme n’est pas identique aux ex-régimes communistes ou nazis ; il représente une réaction générale à la confrontation avec la modernité et la démocratie, qui ne s’est pas terminée avec leur défaite[19]. Que l’on interprète les racines islamiques des terroristes à partir d’une perspective séculière[20] ou religieuse[21], le même genre de choc est à l’origine de leur action. Cela ne fait pas de la « guerre » contre la nouvelle menace totalitaire une nouvelle Guerre froide (comme je le montrerai sous peu), mais cela aide à expliquer certains aspects du comportement du nouvel ennemi – par exemple : le besoin d’un leader trempé dans un imaginaire mythique (et qui, pour cette raison, est à la fois puissant et fragile) ; le fait qu’un tel leader ait besoin de victoires continuelles, d’une sorte de révolution permanente contre un ennemi polymorphe ; et, en conséquence,le fait que son mouvement trouvera continuellement de nouveaux ennemis (la démocratie libérale, les droits de l’homme, la sécularisation...) – et qu’il sera incapable de définir des objectifs qui pourraient présenter des possibilités de négociation politique.

 

3. LE DÉFI DE LA NOUVEAUTÉ POUR LA THÉORIE POLITIQUE

 

Nous pouvons commencer par la question naïve soulevée par de nombreux Américains : « Pourquoi veulent-ils nous faire cela ? » Cette question a plusieurs implications. (1) La première est sa naïveté absolue : les Américains ne comprennent pas qu’ils affectent la vie des autres dans un monde de plus en plus interdépendant. La perte de l’innocence peut être une bonne chose – c’est pourquoi les colporteurs itinérants de l’Aufklärung classèrent la littérature pornographique dans la section « philosophie » –, particulièrement depuis que la « victoire » au terme de la Guerre froide (c’est-à-dire la chute du communisme) a effacé le prétendu syndrome du Viêt-nam. Le 11 septembre a (brutalement) dit aux États-Unis : «Bienvenue dans le monde » ; les États- Unis devront apprendre à répondre avec leur propre « Bienvenue dans le monde[22] ». Cette naïveté est aussi exprimée par l’idée que ce n’est pas nous qu’ils attaquaient, mais bien nos valeurs démocratiques. Ce qui est naïf ici, ce ne sont pas les valeurs démocratiques, mais l’idée qu’en vertu de leur prétention à l’universalité tout le monde pourrait et devrait les adopter et les adopterait éventuellement. La leçon à tirer des attaques, c’est qu’il faut se battre pour ces valeurs ; elles doivent être défendues et elles peuvent aussi être perdues. Je reviendrai sur ce point dans ma conclusion. En tant que nation fondée sur des valeurs, les États-Unis sont aussi fondés sur le libre choix de ses citoyens quant à leur adhésion à ces valeurs (de là la tolérance relative envers les immigrants). Mais ce libre arbitre implique aussi que ceux qui n’acceptent pas les valeurs américaines sont des pécheurs qui ont besoin d’être convertis ou punis. Cette conception des choses est bien sûr reflétée dans les attitudes américaines à l’égard des étrangers, mais elle est aussi visible dans le traitement réservé aux dissidents, en particulier s’ils sont gauchistes, qui sont qualifiés de « non-américaines » [un-American]. Pour répondre à de telles attaques, la gauche doit faire en sorte de souligner que ces critiques reprochent aux États-Unis de ne pas être à la hauteur de leurs propres valeurs. Une de ces valeurs, qui découle de la liberté de choisir mais qui est trop souvent oubliée, est justement le principe de tolérance et de respect de l’altérité[23]. Cette insistance sur les valeurs dénote le fait que la démocratie n’est pas simplement un système de processus électoraux ou même de protection des droits individuels libéraux – même si elle est aussi cela. La démocratie est un mode de vie sans certitudes a priori, ce qui la force à constamment réaffirmer les valeurs qu’elle choisit. Pour cette raison précise, elle peut faire des choix que d’autres désapprouvent (et qu’elle regrettera). C’est pourquoi elle affirme une forme de société pluraliste, bâtie sur la tolérance et ouverte au débat. De manière peut-être plus importante encore, c’est pour cette raison qu’elle pose les bases d’une société dynamique, en changement constant – car le changement implique de toujours remettre en question, d’éprouver, les valeurs mêmes sur lesquelles la démocratie est fondée. Comme Paul Berman l’a remarqué dans une discussion lucide sur la terreur et le libéralisme[24], ce que Bush a appelé « la première guerre du XXIe siècle » ressemble à bien des égards aux grandes guerres du XXe – lesquelles étaient livrées contre les démocraties libérales par des mouvements militants et des États qui cherchaient à revenir à cette unité, cette pureté et cette certitude qui sont constamment minées par la dynamique et le progrès des sociétés démocratiques. Par ailleurs, si ces fondamentalismes modernes étaient aussi puissants, c’est parce que, dans les sociétés démocratiques, il y avait toujours des citoyens (de gauche et de droite) qui, éprouvant des doutes quant à la validité et la viabilité des valeurs autocritiques de la démocratie, hésitaient à défendre cette démocratie. Quelle est donc la place de l’intellectuel critique dans une société démocratique ? Tel est le problème du verre à moitié plein dont j’ai parlé au début de cet article. Le problème peut être illustré par le choc entre la rhétorique étatsunienne du multilatéralisme et sa pratique unilatérale. Un critique pourrait dénoncer la rhétorique comme étant une simple ruse établie dans le but de préserver l’hégémonie américaine (ce qui n’est pas faux[25]). Ou bien le critique pourrait dire que c’est le tribut que le vice paye à la vertu et que ce doit être vu comme le premier pas vers le renforcement de ce que David Held appelle une société civile mondiale, ou, ainsi que le propose Robin Blackburn, comme les premiers pas non seulement vers une réforme des Nations unies, mais aussi vers une prise en charge de ce que Jonathan Shell a appelé The Unfinished 20th Century – c’est-à-dire le problème des armes ABC (Atomic, biological, chemical)[26]. Il paraît évident que ces choix ne sont pas seulement théoriques lorsque finalement nous retournons aux choix politiques concrets auxquels fait face la gauche américaine contemporaine qui, pour le moment, a eu peu à dire sur (et dans) la constellation post-11 septembre.

 

4. LE DÉFI DE LA NOUVEAUTÉ POUR LA POLITIQUE CONTEMPORAINE

 

La promesse d’une « longue guerre au terrorisme » devant être livrée sur plusieurs fronts, avec n’importe quelle arme, y compris celles de l’esprit (ou « idéologiques »), rappelle ce qui fut pour plusieurs dans l’administration Bush les good old days de la Guerre froide, à une époque où il y avait un ennemi bien défini (qui n’était pas en fait toujours bien identifié, puisque l’on avait toujours à craindre les agents subversifs, mais dont la présence présumée justifiait toute action entreprise). Cet univers mental assurait un appui populaire pour les gouvernements et leur permettait aussi de dénoncer les critiques comme menace à l’impératif de l’unité en temps de guerre. Néanmoins, avant de dénoncer cette manipulation de l’opinion publique, il faut noter que l’ancien horizon de la Guerre froide était familier à l’intellectuel critique et qu’il était même confortable : c’est un monde où la démystification, la critique de l’idéologie et une ingénieuse capacité à dévoiler les intérêts matériels sont utiles pour décoder les mouvements de l’ennemi. Cette congruence de la gauche et de la droite provient du fait que ni l’une ni l’autre ne prend au sérieux l’autonomie (et les incertitudes) de la politique démocratique que toutes deux réduisent à ses fondements économiques. Le résultat est une antipolitique commune qui, dans le cas du verre à moitié vide de la politique de gauche, conduit à la conclusion que le système politique lui-même est corrompu et organisé pour contrecarrer la possibilité du changement. Cela peut donner lieu à une sorte de populisme antidémocratique rancunier qui peut même aller jusqu’à justifier le terrorisme en s’abreuvant à ce que Robin Blackburn – jouant sur l’ancienne critique socialiste de l’antisémitisme comme socialisme des imbéciles – désigne sous le nom de l’anti-impérialisme des imbéciles[27]. Le point que veut marquer Blackburn est clair : l’appui donné au terrorisme, de n’importe

quel type, n’a jamais aidé la gauche. Les attaques de septembre peuvent être vues comme marquant la fin d’un type différent d’antipolitiques économiques : la version de droite popularisée par Reagan et Thatcher, pour laquelle le rôle de l’État doit être réduit au strict minimum, alors que le développement d’une société de marché capitaliste (apparemment autorégulée) est encouragé. Des phénomènes aussi différents que la sottise de laisser la sécurité des aéroports aux mains de compagnies aériennes privées, le courage des pompiers et des policiers qui a contribué à surmonter le préjugé de l’indifférence de l’employé d’État et la réalisation que – qu’on le veuille ou non – les États-Unis font maintenant partie d’une planète mondialement interdépendante sous-tendent l’espoir d’un renouveau de la social-démocratie. En effet, des sondages récents montrent que, pour la première fois depuis les années 1970, une majorité des Américains font maintenant confiance à Washington ! Cela rend possible une politique sociale du verre à moitié plein[28]. Toutefois, la composante démocratique, qui ne peut être confondue avec le parti politique portant ce nom, reste à définir. La politique électorale ne peut être rejetée du revers de la main – mais la politique électorale n’est pas le coeur de la politique démocratique. De récente études en groupes de discussion menées par Stanley B. Greenberg indiquent la possibilité d’une victoire d’un parti démocratique sur la base de quatre points stratégiques[29]. (1) Une nouvelle fierté envers l’unité nationale a renversé l’humiliation du Viêt-nam, ce qui veut dire que le dossier de la sécurité nationale ne nuira pas aux démocrates, qui désormais ne sont plus vus comme étant antipatriotiques. (2) De cela découle un nouveau sens de la communauté, suggérant l’obligation à la fois d’aider les autres et de limiter les désirs individuels en fonction du bien-être de la communauté. En conséquence, les démocrates se moqueront de la définition, énoncée par Bush, d’un patriotisme comme consumérisme (ce qui explique que Bush, dans son allocution State of the Union, ait souligné son appui aux Peace Corps nationaux de Clinton – typiquement rebaptisés USA Freedom Corps – qu’il avait dénoncés pendant sa campagne[30]). (3) Une nouvelle attention aux affaires privées et publiques après le 11 septembre signifie que les réductions du fardeau fiscal ne sont peut-être pas aussi importantes (ce qui explique que Bush ait laissé tomber de nouvelles réductions du fardeau fiscal dans son Economic Recovery Bill de mars dernier). (4) Finalement, le fondamentalisme des terroristes montre l’importance de la liberté de choisir, de même qu’il montre que la droite républicaine et son appel aux valeurs d’un fondamentalisme religieux paraissent intolérants et dogmatiques. Cela peut bien amener le Parti démocratique au pouvoir lors des élections de novembre et donc entraîner des réformes sociales tant attendues (soins de santé, droits des travailleurs, politique environnementale), mais qu’y a-t-il de vraiment démocratique («d » minuscule) là-dedans ? Les quatre points de Stanley Greenberg illustrent le changement dans les attitudes américaines en regard des valeurs qui sont fondamentales dans une société démocratique. Mais les valeurs d’une communauté (point 2) peuvent entrer en conflit avec la valeur de la liberté de choisir (point 4). Ce conflit n’est pas un concours philosophique entre droits libéraux et valeurs communautaires ; c’est plutôt l’expression de la dynamique typique de la société démocratique moderne – une dynamique qui ne peut être réduite à une morale du « ou bien/ou bien ». Cela suggère en retour que le besoin de maintenir des libertés civiles tout en protégeant la société ne puisse être réduit à une version morale/légale du « ou bien/ou bien ». C’est ici qu’une politique démocratique peut trouver sa place dans la mesure où le critique refuse, d’une part, d’insister comme Pollyanna sur le fait que le verre se remplit et, d’autre part, de se contenter de dénoncer de façon austère le fait que le verre est à moitié vide. Pendant l’ancienne Guerre froide, la gauche ne pouvait que

réagir (car elle ne pouvait réellement prendre la défense des régimes socialistes existant). Parce qu’elle était sur la défensive, elle dénonçait le verre à moitié plein[31]. La nouvelle Guerre froide contre le terrorisme a une structure différente : non seulement la gauche peut-elle dénoncer le terrorisme (et ses racines), mais elle peut aussi avancer que les racines du terrorisme (ici comme ailleurs) reposent dans ses valeurs antidémocratiques et que c’est la menace envers la démocratie qui doit être combattue – y compris la menace qui vient de ces racines du mal qui semblaient trop simples pour expliquer les attaques terroristes. Ce que les attaques terroristes devraient avoir enseigné à l’intellectuel et à la gauche (comme la critique du totalitarisme devrait le leur avoir enseigné), c’est que la menace à l’ordre (ou au désordre) établi consiste précisément en une démocratie dont la dynamique politique auto-contradictoire doit constamment être ré-assumée pour empêcher que sa nature critique ne devienne une faiblesse fatale. La même leçon implique que la gauche ne devrait pas considérer ses succès – par exemple, la confiance accrue dans un État contrôlé par le Parti démocratique – comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen pour rendre cette société démocratique plus active et plus autocritique. Même le verre qui est en train d’être rempli demeure partiellement vide ; le critique ne peut rendre les armes ni se transformer en fou du roi !

 

Dick Howard**

 

NOTES

 

* Cet essai développe des arguments qui ont été présentés oralement à l’Institut für Sozialforschung à Hambourg, le 14 janvier 2002. J’ai tenté de répondre à plusieurs des commentaires qui m’avaient alors été faits et, aussi, de mettre à jour les arguments avancés. La traduction du présent texte a été réalisée par Jean-Philippe Warren en collaboration avec Martine Béland.

** Dick Howard est professeur de philosophie politique à la State University of New York (Stony Brook). Il collabore régulièrement à des revues françaises, américaines et allemandes. Certaines de ses récentes publications dont The Specter of Democracy (New York, Columbia University Press, 2002) sont citées en notes.

 

NOTES


[1] Marx ne semblait pas ignorer totalement cette dimension politique et démocratique des changements qui se produisaient sous ces yeux. Dans le Manifeste communiste, il soulignait ainsi le caractère révolutionnaire du capitalisme. Il tendait néanmoins aussi – comme ceux qui se réclamaient de sa doctrine – à réduire la dimension politique à son fondement économique. J’ai développé cette thèse plus en détails dans The Specter of Democracy (New York, Columbia University Press, 2002). Voir aussi mon récent livre Marx. À l’origine de la pensée critique (Paris, Michalon, 2001).

[2] Dans la foulée du 11 septembre, on pouvait imaginer le renouvellement d’une politique sociale-démocrate, par exemple, lorsqu’on constatait que la privatisation des services de sécurité dans les aéroports ouvrait la voie aux terroristes, ou à partir de la réaction héroïque des pompiers, policiers et autres membres des services publics. C’était l’hypothèse que je suggérais quelques jours après les événements, dans « Quand l’Amérique rejoint tragiquement le monde », Esprit, octobre 2001, p. 8-14. Or, cela me paraissait si évident que je n’ai pas pensé aux conditions politiques qui permettraient la réalisation d’un tel infléchissement sociologique. La réunion de telles conditions politiques ne semblent, hélas, pas près d’advenir.

[3] C’est la thèse que je développe dans De Marx à Kant (Paris, PUF, 1995).

[4] Je reviendrai sur la Guerre froide et la politique dans un monde post-Guerre froide, ainsi que sur le destin changeant de l’islam dans le monde moderne.

[5] C’était là la position tenue le 12 septembre dernier par les très conservateurs révérends Jerry Falwell et Pat Robertson. Pour ce qui est de Ben Laden, voir la discussion dans les pages à venir ainsi que l’article de Paul Berman, « Terror and Liberalism » (The American Prospect, 22 oct. 2001, p. 18-23). Peut-on dire que des gens de gauche pensent de la même manière ? L’histoire du « puritanisme de gauche » est bien longue…

[6] Chalmers Johnson, Blowback. The Costs and Consequences of American Empire, New York, Little Brown, 2000. Il y a eu des débats quant à savoir s’il fallait lever l’interdiction, émise par le Congrès, pour la CIA de travailler avec des étrangers corrompus. Il en fut ainsi, par exemple, avec les Contras au Nicaragua ou, avant cela, avec Noriega au Panama. Certains veulent même lever l’interdiction des assassinats secrets ! Ainsi que je le suggérerai sous peu, si l’administration Bush utilise les attaques terroristes pour créer un nouveau climat de « guerre froide », l’on peut s’attendre à un tel tournant et celui-ci devrait faire l’objet de sérieuses critiques.

[7] Le pouvoir exécutif menace aussi le droit du Congrès, ainsi que le note le sénateur Robert C. Byrd dans un article d’opinion publié sous le titre « Why Congress Has to Ask Questions » (New York Times, 12 mars 2002). Dans les pages à venir, je discuterai de la façon dont les républicains se servent de cette ambiguïté pour attaquer les démocrates sur la base d’une prétendue menace envers l’unité américaine.

[8] L’ancien collaborateur du New York Times Anthony Lewis, maintenant à la retraite, s’intéresse à ces deux questions dans « Taking Our Liberties » (New York Times, 9 mars 2002). On trouve un bon résumé des questions d’ordre légal qui sont ici en jeu, ainsi qu’une critique de libéraux tel Lawrence Tribe, dans l’article de George P. Fletcher, « War and the Constitution » (The American Prospect, 1er-14 janvier 2002). Fletcher souligne à propos du sort réservé aux prisonniers deux possibilités : soit les hommes qui ont été faits captifs sont des prisonniers de guerre autorisés à réclamer les droits de Genève et non sujets à un procès, soit ils sont accusés de crimes civils et, dans ce cas, ils ont droit à un procès.

[9] Des libertariens civils ont noté que les seules personnes accusées depuis le 11 septembre – Moussaoui et Richard Reid – sont nées respectivement en France et en Angleterre !

[10] . C’est l’objet du nouveau département de Homeland Security en cours de création. On se demande d’ailleurs pourquoi on a choisi une telle appellation ? Pourquoi ne pas parler d’un département de défense qui existerait à côté d’un département de l’armée ?

[11] Sur le livre de Dionne et sur d’autres critiques similaires, voir mon essai « Le débat politique aux USA », Politiques, n° 1, hiver 1992, p. 100-114. Voir aussi la suggestion d’Andrew Arato (« Minima Politica After Septembre 11th », Constellations, vol. 9, n° 1, 2002, p. 46-52), selon laquelle la constitution américaine doit faire place à quelque chose comme l’« état d’exception » qui a été analysé, par exemple, par Carl Schmitt.

[12] C’est grâce à la vigilance de la presse et du public qu’a rapidement disparu le projet du Pentagone de créer quelque chose comme un Bureau de la désinformation en vue d’assurer une appréciation « correcte » par la presse étrangère. Ce projet a été révélé au début du mois de mars 2002 ; dès le 5 mars, il était officiellement mort.

[13] Voir Eli Zaretsky, « Trauma and Dereification : September 11 and the Problem of Ontological Security », Constellations, vol. 9, n° 1, 2002, p. 98-105.

[14] Voir Stephen E. Flynn, « America the Vulnerable », Foreign Affairs, vol. 81, n° 1, 2002, p. 60-74.

[15] Voir Olivier Mongin, « Sous le choc. Fin de cycle ? Changement d’ère ? », Esprit, oct. 2001, p. 22-40.

[16] Voir ma première réaction au 11 septembre, « Quand l’Amérique rejoint tragiquement le monde », art. cit.

[17] Notons que les « États manqués » (failed states) ne sont pas identiques aux « États malhonnêtes » (rogue states), ce qui pose problème à ceux qui veulent faire de la guerre post-11 septembre une guerre contre l’Irak. En ce qui concerne cet argument, voir l’article de Herfried Münkler intitulé « The Brutal Logic of Terror : the Privatization of War in Modernity », Constellations, vol. 9, n° 1, 2002, p. 66-73. Münkler développera le même argument dans un livre à paraître à l’automne 2002.

[18] « What’s in a Name ? », Foreign Affairs, vol. 81, n° 1, 2002, p. 8-13.

[19] Voir Dick Howard, The Specter of Democracy, particulièrement le chapitre 8 : « From the Critique of Totalitarianism to the Politics of Democracy ».

[20] O. Mongin présente la version séculière dans « Sous le choc », art. cit. Une première phase de terrorisme financé par l’État qui n’était pas nécessairement religieux (Syrie, Libye) fut suivie d’un terrorisme religieux axé contre des États corrompus (il fut défait en Égypte et intégré en Algérie). La troisième phase est marquée par un terrorisme ni étatique ni anti-étatique, mais bien par un terrorisme international s’appuyant sur une jeunesse aliénée en Europe. Ces jeunes, produits de la société moderne, ne cherchent ni un pouvoir étatique ni une révolution ; ils utilisent l’islam non pour lui-même mais bien comme instrument de leur quête nihiliste en vue de nuire à l’Occident dont, en tant qu’ils sont modernes, ces jeunes font tout de même partie.

[21] Voir Michæl Doran, « Understanding the Ennemy », Foreign Affairs, vol. 81, n° 1, 2002, p. 22-42. Les terroristes en appellent à l’umma des dirigeants locaux qui ne suivent pas la shari’a et qui sont donc tels les Hypocrites de Médine qui appuient Mahomet lors de son exil de La Mecque seulement en vue d’assurer leurs propres positions. De tels dirigeants nationaux sont aussi vus comme étant des polythéistes qui adjoignent une seconde loi à la loi de Dieu. Ce mouvement a Salafi (ou Salafiyya) peut se lier à une force séculière, comme lorsque Ben Laden décrie 80 ans d’humiliation qui remontent à la défaite de l’Empire ottoman aux mains d’une « alliance entre les sionistes et les croisés ».

 

[22] Voir mon article « Quand l’Amérique rejoint tragiquement le monde », art. Cit.

[23] Voir aussi à ce propos mon essai : « Cet anti-américanisme qui vient de l’Amérique », Esprit, janvier 2002, p. 26-29.

[24] « Terror and Liberalism », art. cit.

[25] Voir par exemple la critique élaborée par Benjamin Barber (The Berlin Journal, vol. 3, automne 2001) d’un pseudo-multilatéralisme qui est prêt à faire des « coalitions » (quand cela lui convient), mais qui rejette les « alliances » (politiques) qui lui lieraient les mains.

[26] Robin Blackburn, « The Imperial Presidency, the War on Terrorism, and the Revolutions of Modernity », Constellations, vol. 9, n° 1, 2002, p. 3-34 ; David Held, « Violence, Law, and Justice in a Global Age », Constellations, vol. 9, n° 1, 2002, p. 74-88.

[27] « The Imperial Presidency, the War on Terrorism, and the Revolutions of Modernity », art. Cit.

[28] Cela va aussi au-delà du paradigme moral-légal du débat entre le communautarisme et le libéralisme qui, ainsi que je l’ai suggéré plus haut, a limité la discussion politique aux débats portant sur les droits.

[29] Les résultats de Greenberg sont résumés dans The American Prospect du 17 décembre 2001.

[30] Voir l’article « Bush Rallies Volunteers for His New Corps » (New York Times, 13 mars 2002) qui montre comment cette initiative, annoncée dans l’allocution State of the Union, est maintenant incorporée au thème omniprésent de la lutte contre le terrorisme.

[31] Voir mon analyse du travail du Congrès pour la liberté de la culture dans « L’antitotalitarisme hier, aujourd’hui et demain », Critique, n° 647, avril 2001, p. 259- 278, ainsi que dans « From Anti-Communism to Anti-Totalitarianism : The Radical Potential of Democracy », Government & Opposition, September 2002.

 

 


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