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Contre la réécriture de l’histoire. Pour ne pas bâtir l’avenir du Québec sur du sable

Un texte de Christian Dufour
Thèmes : Histoire, Québec
Numéro : vol. 4 no. 1 Automne 2001 - Hiver 2002

On m’a quelquefois demandé ces derniers mois pourquoi j’avais attaqué avec autant d’acharnement la série de télévision Le Canada : Une histoire populaire, qui a commencé à être diffusée à l’automne 2000 à Radio-Canada et qui se poursuivra à l’automne 2001. De fait, après avoir accusé les auteurs de la série de fraude intellectuelle et de déformation de l’histoire dans Le Devoir du samedi 12 novembre 2000, j’ai réitéré par la suite ces accusations à toutes les fois que j’en ai eu l’occasion. Je ne cache pas que mon but était de miner la crédibilité de cette superproduction de 30 heures, à mon avis néfaste, qui a coûté plus de 30 millions de dollars en fonds publics, en plus de profiter de toute la force institutionnelle et médiatique de Radio-Canada.

L’ampleur du projet ressort bien de cet extrait du site Internet de la série : « Le Canada : Une histoire populaire retrace près de 15 000 ans d'histoire, depuis l'arrivée des populations autochtones à nos jours. Cette coproduction de Radio-Canada et de la CBC est le résultat d'un travail acharné, réalisé au cours des trois dernières années par une équipe de journalistes, d'historiens, de recherchistes, de scénaristes et d'artisans de la télévision. Plus de 200 comédiens ont participé à cette série et une vingtaine de sociétés de reconstitutions historiques ont aidé l'équipe de production. Un livre en deux tomes, un coffret de cinq vidéocassettes, trois vidéodisques et un site Web multimédia accompagnent et complètent le contenu. »

Manifestement, on n’a pas voulu faire dans le petit ! Les grandes ambitions éducatives du projet sont claires. Sur le même site Internet, les enseignants du Québec sont invités à se procurer des guides pédagogiques détaillés, inspirés de la série et spécifiquement adaptés aux niveaux d’enseignement primaire, secondaire et collégial. Des plans de cours et de leçons sont aussi offerts aux professeurs québécois. Cela n’empêchera pas le conseiller éditorial de la série, Mario Cardinal, d’écrire sans rire dans Le Devoir du 16 novembre 2001[1] qu’on avait affaire à un document journalistique qui ne devait pas être considéré comme un cours d’histoire !

C’est après avoir regardé l’épisode 4, intitulé « La bataille de l’Amérique », où se noue la relation entre anglophones et francophones, de loin l’épisode le plus structurant de la série en ce qui a trait à la relation Québec-Canada, que j’ai publié l’article précité dans Le Devoir[2], intitulé « Où est passée la Proclamation royale de 1763 ?». J’avais vu l’épisode en question, à la demande de la CBC, pour le commenter lors d’une émission de radio à laquelle participait l’historien Jean-Pierre Wallot. À cette occasion, cet ancien président de la Société royale du Canada émit lui aussi l’opinion qu’il n’était pas normal que l’on ne touche pas mot de la Proclamation royale de 1763 dans cet épisode. Rappelons que celle-ci imposait à nos ancêtres canadiens fraîchement conquis, entre autres, l’abjuration du catholicisme pour accéder aux emplois et fonctions publics, être jurés, élire les membres d’une assemblée que l’on demandait de convoquer au plus tôt.

En fait, on faisait référence une seule fois à la Proclamation royale dans l’épisode 4, de façon positive, pour rappeler qu’elle reconnaissait aux Amérindiens des droits territoriaux qui subsistent encore aujourd’hui. Pour que le trou historique béant que l’on avait ouvert ne rende pas la suite de l’histoire totalement incompréhensible aux téléspectateurs, pour pouvoir rendre compte du combat ultérieur du gouverneur Murray contre les dispositions les plus iniques d’une Proclamation royale dont on ne soufflait mot, on réintroduisait ensuite par la bande, de façon vague (« La survivance de l’Église est loin d’être assurée… »), une partie du contenu négatif de celle-ci. Et surtout, on en rendait systématiquement responsables les méchants marchands américains qui s’étaient installés au Canada après la Conquête : « Ils exigent une assemblée élue réservée aux seuls Anglais », nous rappelait-on sans dire que c’était l’une des principales conséquences de la Proclamation royale. Les dispositions anti-catholiques devenaient : « La fonction publique est réservée aux seuls non-catholiques dans l’Empire britannique. » Hypocrisie qui laissait blanc comme neige le pouvoir britannique à l’égard des anciens Canadiens.

L’omission de la Proclamation royale n’était que la pointe de l’iceberg : une désinformation d’autant plus pernicieuse qu’elle était camouflée sous les bons sentiments humanitaires. C’est ainsi qu’immédiatement après la chute de Québec, le téléspectateur se voyait raconter que « pour les Français et les Anglais, le désarroi est le même », que « très vite les Britanniques sont aussi affamés que la population », que « conquérants et conquis sont otages les uns des autres » que « Canadiens et Anglais font maintenant face à un ennemi commun : l’hiver ». Brillaient par leur absence les effets négatifs de la Conquête sur les Canadiens et leur identité. Une fois les horreurs de la guerre finies, l’événement ne devenait qu’un épisode historique douloureux mais fondamentalement positif, à cause du caractère toujours bienveillant du pouvoir britannique à l’égard des anciens Canadiens.

God Save the King ! Les Loyalistes et leur vision du pays avaient triomphé. À titre de consultant pour la série, le vieil historien canadien-anglais Ramsay Cook n’avait fait qu’une bouchée du directeur du département d’histoire de l’UQAM, Jean-Claude Robert. Celui-ci s’était avéré incapable de faire son travail, de défendre la vision québécoise au sein du projet, trop préoccupé[3] qu’il était par une vision autochtone qu’une troisième consultante historienne avait pourtant pour rôle de surveiller : Mme Olive P. Dickason est « d’origine métisse et auteur de plusieurs ouvrages qui ont fait ressortir la contribution des autochtones à l’histoire du Canada », lit-on sur le site Internet de la série.

LA DOUBLE NATURE DE L’ANGLAIS AU SEIN DE L’IDENTITÉ QUÉBÉCOISE

En fait, l’abandon du Canada par la mère patrie française, la conquête par l’Angleterre, faisaient suite à une guerre longue et terrible, la jeune identité québécoise en formation devant en être profondément marquée. Le traumatisme originel fut presque immédiatement refoulé dans l’inconscient collectif des anciens Canadiens, car ils ne disposaient pas d’une bourgeoisie assez forte pour gérer l’événement sur le plan politique, sauf de façon minimale l’Église. Par ailleurs, leur état de choc rendit les vaincus très sensibles à la conduite exemplaire des Britanniques pendant les années d’occupation militaire, entre la défaite de 1759-1760 et la Conquête proprement dite.

Après que le conquérant eût mis en place une administration civile oppressive en 1763, certains Britanniques regroupés autour du gouverneur Murray estimèrent dans leur intérêt de prendre le parti des anciens Canadiens, dont le pouvoir d’enracinement et de séduction était considérable. Ces Britanniques aidèrent à l’adoption de l’Acte de Québec qui reconnut formellement en 1774 les droits nationaux essentiels des anciens Canadiens. Le point crucial à retenir est que, de facto, des Britanniques firent office d’élite pour les ancêtres des Québécois, à un moment crucial de la formation de leur identité collective. J’ai essayé en 1989 de faire ressortir cette incontournable double nature de la Conquête dans Le Défi québécois[4], pour finir par comprendre que la plupart des lecteurs ne retenaient que l’un ou l’autre des deux aspects, selon leur option politique.

Pour le pire et pour le meilleur, l’input anglais a marqué l’identité des anciens Canadiens jusqu’en 1840, l’identité canadienne-française jusqu’en 1960, de même que la fière identité québécoise issue de la Révolution tranquille. L’Anglais est une partie de notre identité que l’on ne saurait nier sans s’affaiblir; c’est en même temps le « conquérant » qui veut notre peau. Pas étonnant que cette dualité soit difficile à gérer. On craint trop l’anglais et on le nie; ou on a trop confiance et on s’ouvre à lui de façon naïve : c’est le juste milieu qui est difficile à trouver. Dans ce contexte, le quatrième épisode de la série Le Canada : Une histoire populaire, en choisissant de ne montrer que le côté bienveillant du pouvoir britannique à l’égard de nos ancêtres une fois la guerre finie, fait œuvre néfaste. Cela nous fait perdre contact avec l’incontournable double réalité de la partie anglaise de l’identité québécoise, ce qui n’est pas le bon moyen pour améliorer notre rapport avec cet élément.

Ces vieilles choses sont plus actuelles que jamais en ce début du troisième millénaire où il faut faire une place à l’anglais sans bilinguiser le Québec, dans un contexte canadien basé sur des droits linguistiques égaux au plan individuel alors que les francophones, y compris plusieurs souverainistes, ont tendance à passer de la négation de l’anglais à une ouverture naïve à son égard. L’enjeu à long terme est celui de la prédominance du français dans un Québec qui se retrouve piégé à cet égard depuis l’échec de l’accord du lac Meech — systématiquement sur la défensive —, au sein d’un pays où il n’est pas reconnu comme société distincte.

Vue sous le seul angle des droits individuels, la simple prédominance du français, une élémentaire question d’équité et de bon sens, est discriminatoire car elle implique que le francophone est supérieur à l’anglophone. Or, la mise sur un pied d’égalité du français et de l’anglais est suicidaire dans un contexte nord-américain massivement anglophone où les deux langues sont tout sauf égales. Le système constitutionnel canadien pousse à une bilinguisation systématique du Québec, séquelle coloniale qui le détruira si l’on est incapable d’y mettre fin.

La prédominance du français implique du pouvoir pour ce dernier. Elle implique aussi qu’il y a autre chose, cet anglais qu’il ne faut pas avoir peur de nommer car il fait partie intégrante du Québec depuis 1759. Ce côté anglais de l’identité québécoise persisterait, le Québec fût-il entièrement francophone et indépendant. Le Québécois ordinaire mangerait toujours plus spontanément toasts, œufs et bacon au déjeuner que croissants au petit déjeuner; notre Assemblée nationale resterait l’une des plus vieilles assemblées de type Westminster au monde. On ne peut contrôler l’anglais si on ne le reconnaît pas; et on ne peut le reconnaître sans récuser clairement le bilinguisme systématique.

NOUS SOMMES LE PEUPLE FONDATEUR DU CANADA

On voit bien que, pour préparer véritablement l’avenir, en arriver à modifier des comportements dépassés dont les racines sont profondes, on gagne à savoir ce qui  est réellement arrivé jadis, pourquoi tel ou tel réflexe fut adopté. C’est l’un des moyens d’éviter de rester prisonnier de son passé, sous les nouvelles chimères à la mode de se donner l’illusion du changement ou de changer pour pire. C’est ce que sont en train d’oublier un certain nombre d’intellectuels québécois férus de rectitude politique. Plutôt que de toujours ressasser les mêmes vieux griefs éculés, pour être capable de regarder en avant, ils faudrait selon eux diffuser une vision conciliatrice mais fausse de notre histoire, fabuler quant à nos rapports avec l’Anglais mais aussi avec l’Indien, quitte à oublier ce fait capital que les Québécois francophones furent les premiers Canadiens.

Sur plan de la construction de l’identité canadienne, il n’y a pas trois ou même deux peuples fondateurs au Canada : il n’y en a qu’un, formé des ancêtres directs des francophones québécois d’aujourd’hui, les seuls qui s’appellent et se considèrent Canadiens depuis un siècle lorsque arrivent les Britanniques en 1763. Ils cohabitent alors avec les premiers occupants du territoire, les Amérindiens, à qui il ne viendrait jamais l’idée de s’appeler Canadiens, car le processus de «canadianisation» de leur identité ne commencera qu’au milieu du XXe siècle. Aux Canadiens se joignent des Britanniques qui mettront, eux, un peu plus d’un siècle à se sentir Canadiens — à la fin du XIXe siècle, à l’époque du premier ministre canadien Wilfrid Laurier. Sous ses allures canadienne-française depuis 1840 et québécoise depuis 1960, l’identité des francophones québécois demeure l’identité canadienne de base historiquement parlant.

Les Québécois, y compris les souverainistes, sont les Canadiens les plus enracinés. Si l’on oublie ce facteur, ce déchirant deuil à faire de l’identité canadienne qu’ils ont mise au monde, il est impossible de comprendre l’énorme difficulté des francophones québécois à décrocher contre toute logique du Canada. Comme le montre la gigantesque ornière où nous sommes collectivement enlisés sur le plan politique, les Québécois se bercent déjà trop d’illusions sur eux-mêmes et sur leur rapport avec le reste du Canada. La solution n’est sûrement pas de se conter encore plus d’histoires. Elle ne réside pas dans ces futiles réécritures du passé qui affaiblissent notre force d’enracinement, ne laissant que du sable sur lequel bâtir le Québec de demain.



Christian Dufour*

 

NOTES

* Christian Dufour est l'auteur de Lettre aux souverainistes québécois et aux fédéralistes canadiens qui sont restés fidèles au Québec (Montréal, Stanké 2000), de même que du Défi québécois, réédité en 2000 aux Presses de l'Université Laval.

[1] Cf. Mario Cardinal, « Radio-Canada défend son histoire : La série Le Canada : Une histoire populaire est un document journalistique, clame la société d’État », Le Devoir, 16 novembre 2000, p. A9.

[2] Christian Dufour, « Où est passée la Proclamation royale de 1763 ? », Le Devoir, 12 novembre 2000, p. A15.

[3] Cf. Jean-Claude Robert, « La Proclamation royale de 1763, mythe et réalité : Jean-Claude Robert répond aux accusations de fraude intellectuelle lancées par Christian Dufour », Le Devoir, 16 novembre 2000, p. A9.

[4] Christian Dufour, Le Défi québécois, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2000 (Montréal, L’Hexagone, 1989, pour l’édition originale).

 


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