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Les « monarchistes » québécois

Un texte de Frédéric Demers
Thèmes : Histoire, Mouvements sociaux, Nationalisme, Politique, Québec
Numéro : vol. 3 no. 2 Printemps-été 2001

Proclamer que les termes du débat sur la question nationale québécoise frôlent souvent l’absurde — et parfois s’en imbibent — est, depuis longtemps, davantage de l’ordre de la vérité de la Palice que de la thèse pamphlétaire ou de l’énoncé éristique. L’ensemble des attitudes à l’égard de ce débat comporte aussi sa part d’absurde, les uns estimant en effet que les débatteurs tournent en rond et les autres qu’ils font du sur-place. Mais quand les circonstances amènent l’observateur à conclure que les Québécois francophones d’ascendance canadienne-française sont, au fond, les véritables Anglais du Canada, c’est un signe que notre équipée collective à travers les steppes de l’Absurdistan, cette vaste contrée virtuelle de tous les étonnements, est apparemment un grand succès. Et pourtant, il y a dans cette dernière proposition moins d’absurdité qu’il n’y paraît.

D’abord, un petit rappel historique. Les hommes du duc Guillaume de Normandie ont conquis l’Angleterre en 1066. Les seigneurs normands devinrent des barons anglais et jouirent, à l’intérieur du système féodal, d’une certaine autonomie face au pouvoir central. Quand le roi s’y est attaqué au début du xiiie siècle, abusant de son autorité et manquant à ses devoirs, ils l’ont forcé à leur conférer la Magna Carta, la Grande Charte exposant tous leurs droits et privilèges — c’est-à-dire les limitations du pouvoir royal. Avec le temps, la liste de ces libertés s’allongea, comme celle de ses bénéficiaires, jusqu’à conférer même au plus humble d’entre les sujets le droit d’être jugé par ses pairs, le soustrayant ainsi à la tyrannie de l’arbitraire. Tant et aussi longtemps que le roi a respecté les libertés civiles et politiques de ses sujets, ceux-ci furent d’ardents défenseurs de la Couronne en toutes circonstances. Mais quand il s’avisa de les outrepasser, de dissoudre le Parlement, de lorgner vers l’absolutisme, ils firent la révolution, lui tranchèrent la tête et abolirent momentanément la monarchie. La relation en fut une de donnant-donnant, en quelque sorte, dans laquelle le roi règne mais ne gouverne pas, ainsi que le veut la formule consacrée par la Glorious Revolution de 1688-1689 : « Respectez nos droits, sire, et nous respecterons vos prérogatives. » Je simplifie grandement l’histoire anglaise des huit derniers siècles, sans aucun doute, mais je ne crois pas que j’en fausse les trajectoires, du moins sur cette question bien précise.

Quel rapport tout cela a-t-il avec la question nationale québécoise?

Celui-ci. Les Québécois francophones d’ascendance canadienne-française sont, au fond, très anglais, très britanniques, dans les relations qu’ils entretiennent avec le Canada et ses institutions. C’est du moins la position que ce petit essai argumentatif entend défendre. Il y a dans l’attitude historique des Canadiens français envers le Canada post-1763 — celle des élites qui ont écrit et discouru mais aussi, dans la mesure où on peut la définir, celle des masses qui ont voté pour l’un, réagi à l’autre, adhéré à ceci ou rejeté cela — un rapport caractérisé par la tension entre, d’un côté, un attachement sincère et profond et, de l’autre, un refus de se soumettre complètement. Chez eux, c’est-à-dire chez nous, un certain esprit d’appartenance à un vaste ensemble transcendant, érigé tantôt de concert avec l’autre, tantôt à côté de lui et tantôt malgré lui, se mêle à un certain sentiment de particularité par rapport à cet autre devenu majoritaire depuis.

D’un type particulier, l’attachement dont il est ici question n’épouse pas la forme que cet autre voudrait. Il est, semble-t-il, relativement peu passionné et en partie déterminé par une sorte de logique comptable, de calcul économique, d’évaluation des intérêts individuels puis collectifs. Il a souvent obligé l’autre à recourir à la stratégie de la carotte et du bâton, faisant miroiter les avantages de l’ensemble canadien ou planer la menace des pires conséquences advenant son rejet. De même, cet attachement particulier ne concourt pas, dans le présent contexte d’affrontement entre Ottawa et Québec, à faire de nous des parangons de patriotisme coast to coast. Mais il est manifestement réel.

2.

Avant d’aller plus loin, qu’on me permette la digression suivante afin d’apporter certaines précisions au sujet des « Québécois francophones d’ascendance canadienne-française » que j’évoque. Ils forment le Nous communautaire auquel j’appartiens, celui dont l’univers référentiel, les codes culturels et le champ sémiotique m’imprègnent et colorent ma perception du monde. Ce Nous communautaire n’est d’envergure ni nationale, ni sociétale. Il ne doit pas davantage être d’ambition totalisante — cela le mènerait à la négation pure et simple du caractère plurinational de la société québécoise. C’est plutôt un Nous de mémoire, de sensibilités, d’attachement, un Nous qui intègre l’ethnicité sans en faire son unique critère d’appartenance ni sa planche de salut. Ce Nous est un regard collectif sur soi et sur l’autre, un espace de sens commun et de parole partagée. Ses frontières sont floues, mouvantes, perméables, diaphanes, car on peut, au moins partiellement, s’en détacher ou l’incorporer. Les interpénétrations entre ce Nous communautaire et les autres Nous du même genre sont multiples et permanentes, en conséquence de quoi il faut les penser tous comme de vastes champs ouverts et non comme des ensembles étanches et à jamais statufiés dans leur morphologie présente. Cela dit, un facteur objectif comme son poids démographique en fera forcément le noyau de tout Nous sociétal ou national qui pourrait émerger ici et susciter des allégeances.

Ce Nous intègre l’ethnicité, disais-je il y a un instant. « Ethnie », « ethnicité » et «ethnique» sont les nouveaux blasphèmes des sciences sociales et humaines. Les prononcer, c’est s’offrir en cible à l’opprobre des fidèles de la rectitude politique. Paradoxalement, le venin dont ils sont porteurs en a fait des armes de prédilection dans les débats politiques canadiens. Ces mots concentrent en eux l’énorme pouvoir de réveiller les morts et les victimes de la barbarie humaine, ou à tout le moins, d’engager une société entière dans une dangereuse spirale[1]. «Ethnique» renvoie parfois à la race, aux gènes, à un ensemble de critères biologiques ou de caractéristiques physiques : les uns ont les yeux bridés, les autres la peau blanche, et d’autres encore les cheveux crépus. Cette manière d’aborder l’ethnicité, de laquelle l’eugénique fait ripaille, est porteuse d’une charge négative et, à moins que je ne me trompe, la classification opérée sur la base de tels critères s’est historiquement toujours accompagnée d’une hiérarchisation des groupes et des individus, puis de l’oppression de ceux consignés au bas de la liste. Mais « ethnique » possède aussi un sens davantage culturel, voire anthropologique, qui sert à désigner la manière d’être, de vivre ou de s’habiller, la cuisine ou encore l’expression artistique. C’est cette ethnicité « culturelle », en créant une aire de reconnaissance mutuelle, qui pourvoit aux premiers repères — à la fois chronologiques et qualitatifs — dont les individus ont besoin pour développer leur volonté de vivre ensemble[2]. L’ethnique, en ce sens, loge pour ainsi dire au cœur du vouloir-être collectif qui constitue la base de la « nation civique » (à supposer que celle-ci soit plus qu’une vue de l’esprit ou une fiction juridique, ce qui n’est pas certain). Il en est le fondement mal-aimé[3].

Je n’en ferai pas mystère, ma participation pleine et entière à ce Nous a orienté, si ce n’est dicté, le cadre de la présente réflexion. Je n’ai pas essayé de m’en extraire — c’eut été comme essayer de m’extraire de moi-même — pour vainement prétendre à la posture intellectuelle idéale selon certains : au-dessus de la mêlée, sans attaches ni préconditionnement. C’est donc dire que ce texte n’a d’autres ambitions que celles déterminées par ses limites.

3.

Depuis la fin du xviiie siècle, soit depuis que les Britanniques ont pris racine ici, les élites politiques francophones ont (presque) toujours défendu l’idée du Canada en tant que communauté politique réunissant, en son centre, les deux principales ethnies. Une thèse ardemment défendue par Michel Brunet, Guy Frégault et Maurice Séguin dans les années 50 posait pourtant la conquête britannique tel un traumatisme dont les effets pratiques et symboliques, concrets et émotionnels, se faisaient encore sentir deux siècles plus tard. Cette thèse est aujourd’hui toujours bien vivante et compte, parmi ses défenseurs, des penseurs respectables et respectés. De fait, l’intégration du Canada à l’Empire britannique a certainement influencé le cours ultérieur de son développement, comme elle a fait glisser une bonne partie du pouvoir politique et économique entre les mains de l’ethnie anglaise à mesure que celle-ci s’établissait dans la nouvelle colonie. Peut-on pour autant parler de traumatisme?

Conquis comme le reste de la Nouvelle-France par les armes en septembre 1760, puis officiellement cédé par traité diplomatique en février 1763 (je n’aime pas la chicane alors j’admets volontiers qu’il y eut et conquête, et cession), le Canada — soit la vallée du Saint-Laurent et son arrière-pays, en gros — s’est inséré de manière presque progressive dans l’ensemble des possessions britanniques. Trois années de pouvoir anglais atténuèrent certainement auprès des Canadiens à la fois l’impact de ce processus et celui, en octobre de la même année, de la Proclamation royale fixant le nouveau statut de la colonie. De fait, si les élites locales — clergé, marchands, seigneurs, etc. — virent leur position affaiblie par certaines dispositions de la Proclamation, il n’en allait pas de même pour les paysans qui composaient environ 65 % de la population canadienne. Afin de redresser leurs situations personnelles et collective, les membres de l’élite ont adopté, les uns par conviction et les autres par intérêt ou ambition, une attitude de soumission, de servilité même, envers le nouveau monarque et les dépositaires de son autorité sur place. En revanche, et compte tenu d’une foule de facteurs, la Conquête et ses suites n’entraînèrent pas immédiatement de bouleversement de l’univers paysan, de telle sorte que le passage d’une métropole à une autre comporta pour la plupart des Canadiens des incidences à moyen et long termes dont ils ne pouvaient évidemment pas anticiper la portée. La Proclamation royale s’avéra par ailleurs impossible à appliquer intégralement en raison de la structure socio-économique du Canada. Enfin, moins par magnanimité que par réalisme, les premiers gouverneurs britanniques, Murray et Carleton, firent de cette constitution initiale une application assez « libérale ». Les anglophones ne comptant, en 1766, que pour 1 % de la population, Murray puis Carleton montrèrent suffisamment de bon sens politique pour ne pas s’aliéner la population locale. Il semble donc, à première vue, et malgré les intentions ouvertement assimilatrices de la Proclamation royale, qu’un nombre relativement restreint de Canadiens aient vécu la cession de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne sur le mode du traumatisme au moment où celle-ci s’est opérée.

Néanmoins, quels qu’aient pu être, sur les Canadiens, les effets tangibles de leur intégration à l’Empire britannique, les conditions dans lesquelles celle-ci s’est matérialisée ne favorisèrent en rien la coexistence harmonieuse entre les Britanniques et eux. Les clivages entre les deux groupes furent au contraire nombreux, leur opposition arborant dix, vingt, cent visages : rivalité entre les marchands de fourrure de chaque groupe ethnique, entre bourgeoisie d’affaires britannique en pleine expansion et seigneurs canadiens s’accrochant à leurs privilèges, entre protestants et catholiques, entre anglophones et francophones, etc.

Après 1763, les Britanniques ont oscillé entre deux attitudes envers les Canadiens : l’assimilation et la création d’une sorte de « réserve française » (F. Dumont), immunisée par sa langue et sa religion contre l’agaçant républicanisme des Américains. Leur premier choix, l’assimilation, fut rapidement contrarié par l’agitation au sein des Treize colonies du sud. La main que tendirent les agitateurs aux Canadiens, en 1774, força les autorités à jeter un peu de lest en promulguant l’Acte de Québec qui abolissait les dispositions les plus radicales et hostiles contenues dans la Proclamation royale. Plus tard, en 1791, la division du territoire en deux entités, le Haut-Canada et le Bas-Canada, chacun doté d’une Assemblée parlementaire requérant la participation des sujets à la vie politique, vint renforcer le statut des Canadiens. En exécutant son découpage spatial selon des critères essentiellement ethnolinguistiques et en maintenant sa tolérance des institutions socio-économiques et religieuses des Canadiens, le pouvoir donna à ceux-ci les moyens de se constituer en une masse critique qu’il serait par la suite difficile de faire disparaître. La réserve française s’imposa donc d’elle-même comme solution pragmatique et, dans ses actions, le pouvoir mit en veilleuse l’assimilation[4]. Ceci étant, l’option ne fut jamais complètement abandonnée : le pouvoir y songea encore, le gouverneur Craig s’en fit le promoteur, et des membres de la minorité anglo-saxonne du Bas-Canada se chargèrent de la maintenir dans l’espace public via des organes de presse comme la Gazette et le Quebec Mercury.

4.

La création d’un Bas-Canada pourvu d’une chambre d’Assemblée initia les Canadiens à l’expérience du parlementarisme. Après 1791, sous l’influence des idées libérales et des libertés britanniques mais aussi, peut-être, à cause d’une certaine idéalisation de la constitution qui leur avait été octroyée, les politiciens et intellectuels canadiens se sont attaqués à la construction d’une communauté nouvelle. Le discours soutenant une telle entreprise en envisageait toutefois l’identité selon une perspective politique et juridique, et non culturelle[5]. Avec le passage des années et en face, à la fois, d’un acte constitutionnel ne livrant pas la marchandise attendue par ceux qui l’idéalisaient et d’une oligarchie dirigeante supportant de plus en plus ouvertement un groupe ethnique au détriment d’un autre, une certaine désillusion s’est installée parmi les Canadiens. L’émergence depuis la Révolution française du concept de nationalité et celle, dans l’espace germanique, du culturalisme pour défendre contre la froide rationalité des Lumières l’importance des traits culturels spécifiques comme fondement du politique, ont fourni une assise et une vigueur nouvelles à certaines revendications. Pénétrant rapidement le Bas-Canada et fertilisant la pensée des élites de langue française, ces idées finirent d’exacerber les tensions entre Britanniques et Canadiens.

Le soulèvement patriote raté pava la voie à la recrudescence du discours assimilateur au sein de la population anglophone puis, en 1840, à sa concrétisation dans l’union décrétée des deux Canadas en un seul Canada-Uni. Si une nouvelle génération d’hommes politiques canadiens a pu surgir de la nouvelle conjoncture, le programme des Patriotes fut néanmoins discrédité. Les Rouges, successeurs idéologiques de ces derniers, ne firent rien qui vaille aux élections législatives. Lentement, les partisans de la soumission à l’ordre établi imposèrent leur vision, leur idéal. D’anciens Patriotes se sont repentis, tel Georges-Étienne Cartier. Que ce fût par corruption et avidité, par calcul stratégique ou tout simplement par résignation devant un avenir apparemment bouché pour le projet d’une nationalité française en Amérique, la politique de collaboration gagna une large fraction des membres de la petite élite canadienne[6]. Les Rouges, patriotes impénitents, vivotèrent encore pour un temps, mais ils eurent tôt fait d’être marginalisés au point d’en perdre pratiquement toute leur audience.

Et les classes populaires dans tout cela?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les autorités coloniales n’ont pas bénéficié auprès d’elles d’un grand capital de sympathie durant les opérations répressives de 1837 et 1838. S’il faut en croire l’historien torontois Allan Greer, les Habitants ne demeurèrent pas indifférents à l’agitation politique de ces années, même s’ils ne constituaient pas une force politique organisée et autonome[7]. Cela dit, l’échec des Rébellions ne semble pas devoir être uniquement imputé au manque de préparation ou de ressources. Si les Canadiens se ne sentaient guère attachés à leur nouvelle reine, Victoria, très peu d’entre eux, en contrepartie, joignirent l’action patriote dans sa phase armée. Aucun soulèvement de masse n’a été déclenché. Une grande majorité de la population vivait reculée dans les terres — au bas mot 85 %, si l’on tient compte de tous ceux qui n’étaient pas paysans — et il faut, avec Greer, se représenter cette population presque complètement analphabète comme étant peu politisée. Que la conscience de former un groupe culturel spécifique fût répandue dans les campagnes au moment des Rébellions est une chose qui paraît évidente et, en soi, plutôt banale : le contact avec les Amérindiens avait dû, en effet, aviver une telle conscience depuis longtemps déjà. Que depuis 1760 la personne du souverain britannique n’y suscitât, au mieux, que de l’indifférence, cela aussi s’admet aisément. Mais que la conjonction de ces deux facteurs ait pu pousser les Habitants à fomenter des plans d’insurrection, voilà qui est plus que douteux.

L’essentiel de l’histoire de ces Canadiens devenus Canadiens français puis Québécois est là, je crois, dans une conscience collective nette de ne pas être ce que sont les « Anglais », sans pour autant ressentir le besoin de radicaliser de manière politique cette même conscience. La Couronne britannique, les autorités coloniales en place, le gouvernement du Canada-Uni, puis le gouvernement fédéral canadien n’ont jamais su faire naître que bien peu de zèle, d’estime et de loyalisme au sein de la majorité francophone du Bas-Canada, du Canada-Est et du Québec. Le pouvoir central a toujours été incapable de s’imposer comme gouvernement national. Faut-il se surprendre alors si, dans la conscience collective de la majorité francophone du Québec, 1867, l’année fondatrice du Canada, n’est ni un jalon heureux qu’on voudrait commémorer, ni le rappel d’un traumatisme à soigner, mais au contraire l’occasion d’une éclipse mémorielle, un non-événement?

5.

Au mieux, la majorité s’y sera attachée, à ce gouvernement, comme à un garant de certains de ses droits contre les exaltés impérialistes ou orangistes partisans d’un Canada anglophone. À la fin du xixe siècle et au début du xxe, des Canadiens français se sont en effet érigés en grands défenseurs d’un Canada politiquement unifié mais binational (ou biethnique, ou biculturel, c’est selon). Dans les moments où le conflit ethnique, permanent dans l’histoire canadienne, redoubla de vigueur (en 1885, en 1912...), les premiers ministres du Québec ont plaidé le respect des droits des Canadiens français sans remettre en question le maintien du lien politique fédéral. Les gouvernements de Honoré Mercier et plus tard de Maurice Duplessis, pourtant récupérés par certains comme des précurseurs des administrations nationalistes, autonomistes et revendicatrices post-1960, ne voulurent d’ailleurs jamais que le respect de la constitution de 1867, pas sa modification.

Ce sont encore des Canadiens français qui se firent les champions de la souveraineté du Canada vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Vers la fin de sa vie, en 1893, Mercier plaida publiquement en faveur de ce thème. Puis, après sa mort, c’est Henri Bourassa qui porta ce flambeau. Aux forts en thème de l’impérialisme britannique dont le Canada anglophone regorgeait, le fondateur du Devoir opposa un nationalisme canadien (dans le sens moderne du mot) forgé dans l’unité politique et le respect des deux grandes « races » anglaise et française. Ces propositions élevèrent Bourassa au rang de principale figure politique du Canada français, cela même alors que le premier ministre fédéral Robert Borden aurait déclaré, au sujet de son voyage à Londres en 1917 : « I am going home! » Des francophones et des anglophones, les plus canadiens n’ont pas toujours été ceux qu’on pense.

Certes, entre les décennies 1840 et 1960, il se trouva toujours des Canadiens français, épars, plus ou moins nombreux, pour prêcher les vertus de l’indépendance. L’ultramontain Jules-Paul Tardivel, vers 1890, et Paul Bouchard, un jeune fasciste des années 30, prônèrent ouvertement cet horizon de sens dans leurs journaux respectifs, La Vérité et La Nation, quoique les motivations de l’un aient eu peu à voir avec celles de l’autre. Avec constance, le projet indépendantiste a flotté dans l’air pendant ces 120 et quelques années, cela est bien documenté. Et si le thème avait eu quelque rentabilité électorale, l’on peut être assuré que des politiciens l’auraient systématiquement récupéré. Or, avant 1960, personne ne l’a fait.

La permanence de l’idée d’indépendance dans le discours public et les gains enregistrés par les partis indépendantistes depuis quarante ans ont mené bien des observateurs à tomber dans le piège d’une conception téléologique du parcours historique du Québec. Selon ses termes, une société canadienne de culture française prit racine au xviie siècle sur les berges du Saint-Laurent. Toutefois, la conquête britannique ultérieure, en plus d’en briser la croissance, l’élagua de sa classe dirigeante, força sur elle le « long hiver » de la survivance et ne laissa enseveli qu’un peuple hâve, émacié et chétif. Le lénifiant programme idéologique qui en est né, pour pauvre qu’il fût sur le plan des idées, cristallisa néanmoins dans certains symboles et certaines réalités la spécificité culturelle du Canada français. Enfin, depuis 1960 surtout, moment du Grand Dégel et de la nouvelle frondaison collective, moment de la Grande Refondation mémorielle, beaucoup d’intellectuels ont œuvré sans répit à faire le pont entre l’avant- et l’après-1759, à corriger l’accident historique des Plaines d’Abraham en poussant la logique de la spécificité canadienne-française à son terme ultime. Dans la téléologie propre à cette manière d’appréhender les choses, l’indépendance est devenue l’aboutissement de notre Manifest Destiny collective, une sorte de consécration de notre différence.

Il faut bien reconnaître que le travail acharné a porté fruit. Alors que la première enquête d’opinion, menée en 1962, ne concédait que 8 % à peine d’appui à la « séparation », le camp du Oui récolta 49 % des scrutins au référendum de 1995. Bel effet de turgescence! C’est limpide : la souveraineté politique du Québec est aujourd’hui devenue inéluctable. Ces trente ou quarante dernières années, toutes les auscultations minutieuses de l’opinion publique, toutes les consultations, tous les sondages n’ont-ils pas confirmé l’inscription dans l’Histoire de cet aboutissement? Il s’ensuit, à répondre par l’affirmative, que le Québec, dernier établissement colonial des Amériques à ne pas avoir encore réalisé son indépendance, comme certains ne cessent de s’en étonner et de le déplorer, doit absolument voir à cette anomalie pour régler complètement son parcours, acquérir des outils de développement que tout pays « normal » possède, et se donner enfin les pleins moyens de refonder, à nouveau mais cette fois sur un mode pluraliste et soutenu par une « culture publique commune » (G. Caldwell) ou encore en tant que « francophonie nord-américaine » (G. Bouchard), les bases de sa société, de sa mémoire, de son identité et peut-être un jour de sa nation.

C’est limpide, vraiment?

6.

Depuis l’enquête de 1962, les séparatistes sont devenus des souverainistes. La nuance dépasse évidemment la sémantique et le changement tient davantage de la stratégie politique que de ces malhonnêtes « astuces » dont certains politiciens fédéralistes contemporains, leur imagination surchauffée aidant, voient des traces partout. Ce changement tient aussi, peut-être, d’une pensée politique plus affinée parmi les promoteurs de l’option souverainiste. Quoi qu’il en soit, les enquêtes sur la question constitutionnelle concordent toutes sur le fait que les Québécois francophones rejettent une rupture trop brusque et trop poussée. Plus la question est « dure » et plus ils reculent, cela est connu. Il est vrai que la séparation ne revient jamais à l’ancien seuil de 8 %. Mais il est aussi vrai qu’en dehors de certaines courtes et exceptionnelles périodes de pointe (en 1990 et 1991, principalement), elle ne décolle pas. Et c’est peut-être, justement, parce qu’elle va dans le sens contraire de l’histoire du Québec — à supposer que l’histoire ait un sens et ne soit pas que le produit de contingences nombreuses et variées — au lieu d’en être une forme d’aboutissement anticipé.

Pour se gagner l’électorat, les projets sécessionnistes se sont amollis avec les années. Les questions référendaires ont gardé une dose d’ambiguïté suffisante pour laisser perplexe devant les résultats. En fait, les ruptures proposées se sont faites modérées, au point que l’on a pu dire de l’option souverainiste qu’elle constituait une sorte de continuité dans le changement : il n’y aurait pas à s’inquiéter d’un Oui référendaire car celui-ci n’entraînerait pas de rupture brutale.

Mais alors, travestir ainsi son option dans l’espoir de plaire à la population ou cesser carrément d’en parler sous prétexte que l’opinion publique s’en est désintéressée — on a vu les tiraillements que cela provoque au sein du Parti québécois —, n’est-ce pas la preuve du malaise que ressent cette même population à la pensée de mettre un terme à sa participation au Canada ?

Dans les années 60, l’idée d’attribuer au Québec un statut particulier comme le réclamaient les gouvernements Lesage et Johnson passa près de s’imposer. Le premier ministre fédéral Lester Pearson a semblé assez bien disposé à faire ce compromis qui renouait les fils cassés du dualisme et obtenait son lot d’appuis hors Québec (notamment, celui des deux autres chefs politiques fédéraux, le conservateur Robert Stanfield et le néo-démocrate Tommy Douglas). Pearson espérait qu’une dévolution de pouvoir vers le gouvernement du Québec réussisse à contenir, voire à résorber, les marées nationalistes et préserve, à terme, l’unité canadienne. En 1968, toutefois, le nouveau premier ministre fédéral Pierre Trudeau renversa la tendance, tua le momentum — il faudrait presque parler d’un assassinat brutal —, évacua comme de vulgaires scories les revendications du gouvernement québécois et changea la donne du tout au tout. Les dernières flammes du dualisme éteintes, Trudeau entreprit, avec de bien piteux résultats, de refonder les allégeances des Canadiens français du Québec autour d’un État-citoyen canadien permettant à tous, sous l’arc-en-ciel coruscant des valeurs canadiennes, de s’épanouir individuellement.

Les résultats ont été piteux mais ce n’est pourtant pas parce que les principes philosophiques et politiques sous-jacents à l’entreprise trudeauiste ne trouvaient pas d’écho ici. Les Québécois francophones d’origine canadienne-français adhèrent autant que les autres à ces fondements du libéralisme que sont le droit de chacun au bonheur et la liberté individuelle. Les majorités électorales engrangées par Trudeau au Québec prouvent certainement que son discours ne laissait pas indifférent. Mais il a refusé, pourrait-on dire, de regarder l’histoire du Québec sous le même angle que la plupart des Québécois. Conséquemment, il n’a pas compris que ceux-ci, en majorité, aspiraient à l’obtention d’une reconnaissance qui dépasse la somme des individualités dépositaires de droits de citoyen.

L’argumentaire de Trudeau a confondu, il me semble, le discours d’un petit groupe de nationalistes en position privilégiée pour se faire entendre — politiciens, intellectuels médiatisés, etc. — avec la population francophone dans sa totalité. Il est possible qu’il y ait toujours des « séparatistes » au Québec, comme il y en a vraisemblablement toujours eu depuis plus de 150 ans. Par « séparatistes », il faut comprendre des orthodoxes se sentant capables d’assumer tout degré de rupture avec le Canada. Des purs et durs estimant cette rupture essentielle, qui pour des raisons économiques, qui pour des motifs politiques, qui pour libérer son pays conquis. Est-ce qu’une forme d’asymétrie fédérale les ferait taire? Bien sûr que non[8]. Réduirait-elle leur audience? Certainement. Ferait-elle d’eux les nouveaux Rouges, voire les gardes-chiourmes d’un projet dont l’obsolescence irait s’accroissant? Ce n’est pas impossible. Je le crois, en tout cas.

7.

« Respectez nos droits, sire, et nous respecterons vos prérogatives. » Le droit fondamental auquel nous tenons par-dessus tout, c’est le droit à la différence en tant que collectivité, en tant que société. Or, ce droit, s’il est praticable dans la vie de tous les jours (nulle part au Canada est-ce interdit de parler français), n’est pas explicitement reconnu par ce qui tient lieu de textes juridiques fondateurs de l’État canadien, et ce dernier (ou sa population) refuse de les modifier. En bons Anglais que nous sommes, nous réagissons afin de faire reconnaître notre droit à la différence. Comme les Anglais ont agi pour que la monarchie redevienne ce qu’elle devait être à leurs yeux, nous voulons — depuis combien de décennies, déjà? — que la communauté politique canadienne soit comme elle devrait être aux nôtres.

Quelle différence, exactement, voulons-nous faire reconnaître? Quelle distinction voulions-nous protéger par la Magna Carta de Meech? Franchement, comme beaucoup de mes concitoyens, j’aurais peine à la définir avec précision, cette différence, mais je sais qu’elle existe. Je ne crois pas ceux qui la nie, mes concitoyens non plus, et ceux avant nous ne les ont pas davantage cru. Cette différence dépasse manifestement la question linguistique puisque l’adoption d’une loi fédérale sur les langues officielles par Trudeau n’a rien réglé, tant s’en faut. Elle n’a assurément rien à voir avec l’existence d’un code civil français, souvent mentionné comme preuve de la distinction québécoise mais auquel nous ne pensons pour ainsi dire jamais et duquel peu d’entre nous sauraient énumérer avec justesse et exhaustivité les implications concrètes sur nos vies individuelles et notre vie collective. Alors, quoi?

Alors une différence qui tient beaucoup dans des symboles, non à des privilèges convoités en secret. Quelque chose comme une différence qui justifie et légitime la reconnaissance de l’impulsion et de la dynamique sociales particulières (au sens large) conférées par la prédominance sur le territoire québécois d’un Nous communautaire de mémoire canadienne-française. C’est par exemple, du moins selon certains locuteurs, au nom de cette impulsion et de cette dynamique que les termes de la négociation entre les différents Nous communautaires de l’espace social québécois et la régulation des rapports entre ceux-ci et l’État doivent se décider et se conclure avec une obstruction minimale de la part d’acteurs extra-territoriaux[9]. Dit plus simplement, c’est quelque chose comme la matérialité du principe selon lequel, ici, le monarque d’Ottawa règne mais ne gouverne pas. La question de la répartition des pouvoirs entre les différents paliers de gouvernement n’est à ce titre qu’une sorte d’épiphénomène, une façade masquant une mésentente plus fondamentale sur le type de rapport au Québec, au Canada et au reste du monde que nous voulons, comme groupe, entretenir. Une mésentente entre nous, Anglais de circonstances, et la Couronne canadienne, en quelque sorte.

Vivre le Canada comme un objet de reconnaissance et de distance : c’est là la chimère qu’ont poursuivie les premiers Canadiens et leurs descendants pendant plus de deux siècles. En était-ce bien une? Nous sommes, je pense, assis sur le trait d’union entre souveraineté et association. Et nous y semblons confortables. Avons-nous jamais réellement réclamé autre chose que le droit d’y être assis? Comme Janus, nous reluquons deux horizons différents, opposés, parfois antagonistes et en apparence irréconciliables. Est-ce là de l’ambivalence identitaire? Est-ce ambivalent que de se plaire dans la complexité? Avons-nous, depuis deux siècles, été autre chose que les vrais Anglais du Canada?

L’inscription de cette différence, palpable mais difficilement saisissable et traduisible en mots, dans une Magna Carta canadienne limitant les prérogatives de la Couronne mettrait un terme à la menace qui plane sur l’unité du Canada. De cela, j’en ferais le pari. Je pense que nous deviendrions des défenseurs de l’idée, et de l’idéal, du Canada. Pas de n’importe quoi, bien sûr. Pas de n’importe quel symbole. Les « monarchistes » québécois — avec guillemets — ne sont pas et n’ont jamais été des monarchistes britanniques ni canadiens — sans guillemets. J’ai beau me concentrer très fort, je suis absolument incapable de m’imaginer porté d’une joie frénétique (ou juste patriotique) au passage du cortège d’Élisabeth II. Je conçois mal, de même, ressentir quelque fierté « nationale » en lisant les récits des héroïques pionniers de l’Alberta. Serons-nous un jour des Canadiens de la trempe de ceux que Trudeau a voulu façonner? Probablement pas. Aurons-nous avec l’État fédéral canadien les mêmes profonds liens affectifs que nous pouvons entretenir avec l’État du Québec? Encore une fois, probablement pas. Mais nous serions des défenseurs et des promoteurs du Canada quand même, à notre manière. Parce que nous aurions, beaucoup parmi nous du moins, l’impression d’avoir renoué avec notre pays profond, avec cette époque où l’espace du Québec portait l’appellation de Canada. Cette époque où le premier se fondait dans la seconde. L’indépendance, la souveraineté, ce serait à cet égard une sorte d’émigration, l’abandon définitif du Canada par les Canadiens d’origine. Une émigration d’un genre tout particulier. Une émigration dans les têtes. Un exil de l’intérieur.

Collectivement, nous tenons à la communauté politique canadienne, toutes les enquêtes le montrent, mais nous ne la voulons pas trop contraignante. Nous la souhaitons au contraire généreuse, ample, accueillante et respectueuse de la genèse de ce pays. Il est vrai que la théorie d’un pacte conclu en 1867 entre deux peuples fondateurs tient de la plus pure invention politique[10]. Cela n’apparaît nulle part dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Jamais, donc, la Couronne ne fut en état de faute morale par son refus d’adhérer à cette théorie. Personne ne peut lui reprocher sa position. Mais la théorie du pacte est inscrite dans les consciences. Pour plusieurs au Québec, elle est l’histoire du Canada. La Constitution de 1791, à travers le découpage territorial qu’elle instaura, a en quelque sorte avalisé la conception dualiste du Canada comme produit d’un pacte éthique, si ce n’est juridique, entre peuples fondateurs canadien et britannique. Cette interprétation ayant depuis été inlassablement reprise par les meneurs d’opinion canadiens-français, il ne faut pas se surprendre si beaucoup se plaisent à imaginer que, pour la Couronne aussi, la solution au problème loge de ce côté[11]. Disons-le une fois de plus : toute solution made in Canada au problème québécois, si solution il doit y avoir, passera forcément par l’intégration des identités et appartenances régionales (donc du nationalisme québécois) à la dynamique canadienne.

Je n’estime pas la souveraineté du Québec inévitable. Je ne suis pas convaincu qu’elle soit souhaitable en elle-même. Mais le roi d’Ottawa nous poussera peut-être à rejeter la Couronne en s’entêtant à nier quelque chose qui nous est si évident et important. Parce que pour beaucoup de mes concitoyens, comme pour moi, le Québec est le lieu premier des loyautés, des allégeances et des appartenances. Je ne trouve pas anormal pour autant qu’il soit la seule ancienne colonie du Nouveau Monde à ne pas avoir réalisé son indépendance. Pourquoi du reste cela devrait-il l’être puisqu’on ne trouve pas deux de ces colonies qui ont eu la même histoire? Dans les circonstances actuelles, toutefois, je peux déjà imaginer la difficulté morale qui serait la mienne à voter Non dans un référendum sur la souveraineté — en d’autres termes, donner mon aval aux intransigeances de la Couronne, aux négations qu’elle réitère depuis si longtemps. J’aurais probablement un sentiment de trahison à le faire.

Trahison de qui et de quoi? Je n’en suis pas sûr. La trahison d’un idéal, peut-être. À moins que ce soit la trahison du Canada, tout simplement.

Désireux que se résoude enfin la question de l’unité canadienne, le politologue Kenneth McRoberts a plaidé, il y a quelques années, pour un retour à l’esprit des années 60, quand l’ouverture alors manifestée par le roi d’Ottawa Lester B. Pearson envers certaines requêtes des « monarchistes » du Québec permettait plus facilement qu’aujourd’hui de croire que le Canada était un pays bâti sur le compromis[12]. Décennie mythique que celle des sixties. Celle de tous les possibles. Peace and Love. Fraternité universelle. McRoberts est un Canadien fier. C’est aussi un citoyen capable d’envisager sereinement son pays géré dans l’asymétrie. Qui sait? C’est peut-être même un vieux hippie nostalgique de ces années où all you needed was love.

McRoberts est rêveur, c’est certain.

Mais heureusement que les gens comme lui sont là.

Car le rêve, à ce qu’il paraît, est l’oxygène de l’âme.



Frédéric Demers*

 

NOTES

* Frédéric Demers complète un doctorat en histoire à l’Université Laval. En 1999, il a publié chez V.L.B. un ouvrage intitulé Céline Dion et l’identité québécoise.

[1] Voir à ce sujet Guy Bouthillier, L’obsession ethnique, Outremont, Lanctôt, 1997.

[2] Daniel Salée, « Espace public, identité et nation au Québec : mythes et méprises du discours souverainiste », Cahiers de recherche sociologique, vol. 25, 1995, p. 132-133.

[3] La forte dimension ethnoculturelle de toute nation civique est rarement admise ouvertement. Même les plus grands champions de ce type d’entité nationale doivent pourtant reconnaître la nécessité d’imposer une langue commune. Cette langue, sauf exceptions, est celle du Nous communautaire dominant par la démographie et historiquement fondateur, et son usage n’est pas sans conséquences sur la configuration du paysage culturel que s’aménage la nation civique et à l’intérieur duquel elle se déploie. Or, faut-il le rappeler, la culture n’est jamais totalement affranchie de l’ethnicité. Dans cette même veine, on doit souligner à quel point les valeurs universelles mises de l’avant au Canada par les partisans de la nation civique, prétendument débarrassés de toute déviance vers l’ethnicité, sont en fait des construits culturels. La Charte canadienne des droits et libertés et son aïeulle conceptuelle, la Déclaration universelle des droits de l’homme, deux pièces à conviction que les « civistes » produisent pour formuler leur critique antinationaliste, portent en réalité le sceau de la modernité occidentale. Ces documents font écho à son humanisme, à ses combats d’antan pour la dignité et l’unicité de chaque être humain et à ses rêves d’émancipation de l’individu. Sur cette question, plus largement, on pourra consulter le très pertinent petit livre de Joseph Yacoub, Réécrire la Déclaration universelle des droits de l’homme (Paris, Desclée de Brouwer, 1998).

[4] Il faut partir de cette idée de réserve française pour identifier la genèse de l’idéologie de la survivance et, subséquemment, de la mise en forme et en discours du passé canadien-français selon une trame aux accents mélancoliques et défaitistes. Fernand Dumont a éloquemment noué celle-ci dans sa Genèse de la société québécoise (Montréal, Boréal, 1993). La narration nationale y est déployée selon trois axes complémentaires, à savoir l’intériorisation du regard méprisant posé par l’Autre (les Britanniques) sur soi, l’infantilisation perpétuelle du groupe découlant du processus précédent, enfin la fragilisation croissante du devenir partagé comme ultime conséquence. Avec le temps, soutient Dumont, la notion de réserve, viciée, vicieuse, postulant implicitement que la raison d’être d’un groupe était entièrement soumise aux besoins d’un autre groupe, s’est cristallisée, endurcie et incrustée dans les consciences au point de se muer en un « tuf fondamental », pour reprendre la belle formule du sociologue, à savoir une référence historique et identitaire vers laquelle la collectivité au complet, toujours, est revenue aux moments où son avenir sembla s’assombrir.

[5] Avec beaucoup de pertinence, Dumont rappelle que le véhicule de ce discours était une bourgeoisie francophone ascendante qui, faute de détenir un pouvoir économique réel, avait dû se rabattre sur la Constitution et les institutions parlementaires que celle-ci avait créées. Il note également le paradoxe qu’il y avait à louanger le progrès que représentaient les lois britanniques par rapport à l’arbitraire du temps de la Nouvelle-France et à travailler, parallèlement, au maintien d’institutions issues de cette époque. Jamais résolu, ce paradoxe constitua selon lui le germe du sentiment d’appartenance historiquement ambivalent des premiers Canadiens et de la plupart de leurs descendants, l’actuelle majorité francophone du Québec, envers le Canada britannique d’antan et son rejeton présent, l’État fédéral canadien.

[6] Stéphane Kelly, La petite lotterie. Comment la Couronne a obtenu la collaboration des Canadiens français après 1837, Montréal, Boréal, 1997.

[7] Allan Greer,


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