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À la recherche de l’Université

Un texte de Gilles Gagné
Dossier : Grandeurs et misères de l'université
Thèmes : Revue d'idées
Numéro : vol. 3 no. 2 Printemps-été 2001

La transformation progressive de l’institution universitaire sous l’influence d’une technocratie qui prospère à l’intersection des organisations et de la technoscience questionne la tradition humaniste des universités. Le phénomène, insidieux mais général, comme la rouille, comme la publicité, est vu, connu, décodé, analysé. Mâchouillant les maîtres mots d’adaptation, d’anticipation, d’innovation et de participation, les petites élites gestionnaires du ministère de l’Éducation et les hautes administrations universitaires s’entendent comme larrons en foire pour répudier la conception d’une Université qui serait le moindrement en retrait du reste de la société, la conception d’une institution vouée à cultiver la « distance » que nécessitent aussi bien la critique que la synthèse, la réflexion que la réflexivité, les idées générales que les principes fondamentaux. Les liquidateurs futuristes donnant le ton, les pragmatiques lunatiques le prenant, cet équipage fait métier de pourchasser les derniers résidus d’un idéal universitaire qui fut à leurs yeux « élitiste », c’est-à-dire inutilement prétentieux sinon prétentieusement inutile. « Et nous savons de quoi nous parlons, prétendent-ils, puisque c’est de là que nous sommes sortis ». Voici donc un nouveau discours anti-universitaire et son « personnel ».

On pourrait juger qu’il y a quelque méchanceté à parler de ceux qui portent une idéologie quand il suffirait de parler de leur doctrine; il se trouve cependant que ce personnel anti-universitaire est passé juste assez près de la « nouvelle économie globale du savoir » pour savoir que ça existe, tout en restant juste assez loin de cette terre promise pour juger méprisables ceux qui en sont encore plus loin. L’institution universitaire est ainsi mise sous attaque, et avec elle ceux qui en sont membres, par un groupe, mi-chair mi-poisson, qui ne fait pas encore parti du nouveau monde mais qui a entrepris de sortir les professeurs de l’ancien. La nouvelle économie du savoir fait du savoir une entreprise, elle en déplace, comme pour toute entreprise, le point nodal vers l’administration et elle fournit à cette administration les critères de performance applicables aux facteurs de production qui y sont engagés. L’orientation de l’université, c’est-à-dire du savoir, devrait ainsi passer aux mains de ceux qui maîtrisent les moyens bureaucratiques et financiers de le juger depuis cette position de surplomb que fournit la doctrine de la nouvelle économie, aux mains de ceux qui prétendent disposer de la connaissance (administrative) de la valeur (économique) de la connaissance. Chacun comprend que ce genre de transformation ne va pas sans mobiliser des groupes et des intérêts concrets, et que les doctrines qui opposent de nouvelles élites à d’anciens privilèges sont le lieu d’un effort, délicat entre tous, pour mettre les faits au service d’un conflit de légitimité. Les instituts et les observatoires destinés à l’étude de la productivité des chercheurs, les épistémologues qui découvrent la technoscience chez Léonard de Vinci pour lui donner des lettres de noblesse, les groupes de recherche en « mesure et évaluation » qui spéculent sur les indicateurs de performance, les attachés ministériels commis aux comparaisons internationales ou aux techniques de la chasse aux cerveaux, les « summer schools » américaines réservées ($$$) aux hautes administrations académiques, les séminaires à huis clos de la chambre de commerce européenne (orientée contre le monopole des États sur les « marchés » éducatifs) ou les réunions internationales de hauts fonctionnaires de l’éducation organisées par l’OCDE, sont quelques-uns des rouages de ce nouvel appareil de régulation dont les multiples visées, toutes accrochées à la même salade nommée « globalisation », se rencontrent, à l’autre extrême, sur cette cible unique qu’est l’autonomie de l’université. Même le caractère universel de cette institution moderne, cette commune soumission à une idée régulatrice qui permettait à chaque université particulière de trouver dans toutes les autres des appuis, des modèles, des professeurs, des savoirs et un espace concret pour la confrontation critique et la liberté académique, a été approprié par une nomenklatura du marketing qui, sous couvert de vendre des « formations » nationales à des étudiants étrangers (ce qui est aussi vieux que l’université elle-même), travaille d’en haut à redéfinir les « programmes » pour les adapter aux demandes des organisations de l’économie globale (du savoir, évidemment). Dans ces conditions, on comprendra qu’un professeur qui a étudié et qui enseigne avec des « étrangers » dans un département qui accueille depuis toujours des étudiants étrangers, qui fait des séjours d’étude à l’étranger et qui noue des liens avec des chercheurs étrangers, qui utilise et étudie des ouvrages étrangers publiés dans des langues étrangères et dont les étudiants vont étudier à l’étranger, n’a pas l’intention de se faire chasser de l’espace où il exerce son métier (qui est simplement celui de l’Université moderne), ni d’en laisser sans mot dire réduire l’autonomie (qui est celle de chaque université en particulier) par des illuminés qui viennent de découvrir la globalisation et qui s’entendent pour détruire cet espace universel de coopération et d’émulation en organisant de toutes pièces un système de compétition mondiale où les chasseurs de têtes et de clients deviendraient les grands maîtres d’une rareté artificielle, de leur invention. Funeste guerre des cerveaux, des contrats, des arrimages et des clientèles qui sous prétexte de travailler à la gloire de l’université travaille à sa liquidation compétitive aux mains de ses « partenaires », et cela exactement selon le modèle de la destitution des États qui, à coups de « dérégulations compétitives » visant à les rendre maîtres des investissements multinationaux, se sont mis tous ensemble à leur traîne. Ceci expliquant d’ailleurs cela.

Or, dans le monde universitaire tel qu’il existe encore un peu, le jeu est toujours à somme positive, la plus petite université de campagne profitant de toutes les forces de la plus célèbre université métropolitaine. Parce que les communautés savantes n’ont pas de frontière, on y verra (parfois, mais cela est déjà gigantesque) la plus sublime théorie d’une avant-garde se frayer une voie jusqu’au plus obscur collège, portée là par quelque membre patenté du collège invisible de la science, de l’art ou de la pensée. Méchanceté pour méchanceté, bref, on comprendra qu’un citoyen de la « tour d’ivoire », que l’on désoblige quand on l’accuse de prendre parti pour elle, retourne ici quelques-uns de leurs jugements aux parvenus de la gestion qui ont répudié cet héritage moderne sous prétexte de l’ouvrir à la globalisation.

Ouverture! Voilà encore un de ces slogans passe-partout qui font immanquablement consensus contre l’université et, plus généralement, contre toute école qui voudrait se gouverner selon une mission plutôt que d’être ballottée par les porte-parole autoproclamés des vrais besoins de la « société ». L’ouverture, somme toute, c’est le grand récit d’une conquête, une épopée dont les héros successifs doivent pour la plupart oublier le sens de leurs combats d’antan pour avoir quelque part à la victoire d’aujourd’hui. La chose remonte évidemment à la réforme, l’acte initial d’une ouverture modernisatrice de l’école que tout le monde appelait mais dont mythe s’applique depuis lors à ne pas comprendre que la porte fut ouverte de l’intérieur. L’ouverture appelant l’ouverture, le récit fait ensuite travelling sur la lutte pour faire entrer la culture populaire à l’école (tsé veux dire) et pour soulever le peuple contre la grammaire bourgeoise qui y avait survécu, comme dit l’autre, aux « horreurs chrétiennes ». Le grand frère marxiste-léniniste de l’ouverture anti-bourgeoise, envoyé à l’université pour porter en classe la lutte des classes, arracha pendant ce temps un diplôme à cet appareil idéologique d’État et fut nommé rédacteur du journal des travailleurs syndiqués de l’enseignement. Les féministes radicales, portées par les cohortes d’étudiantes de la réforme scolaire (plutôt que l’inverse), entreprirent ensuite de refaire les sciences masculines au nom de l’intuition (en mathématique) ou d’une approche non territoriale de l’espace (en géographie). On nomma des représentants des milieux sur tous les comités, y compris sur les comités de programme. Mario terrorisait la classe avec des slogans chinois, les intervenants de tous les problèmes voulaient de la visibilité pour leur cause, les objets d’études paradisciplinaires mobilisaient leurs adeptes contre les disciplines et la moindre association de coiffeurs voulait que ce noble métier soit honoré d’un certificat de seize crédits. Un leader de la lutte de la société contre l’élitisme obtint seize doctorats honoris causa et fut nommé sur plusieurs conseils. Voyant la belle ouverture des professeurs au syndicalisme, la direction s’ouvrit au milieu des affaires pour ne pas être en reste : La Caisse, Visa, Bombardier, Xérox, Coke, tous furent reçus, l’un se jetant sur les murs des toilettes, l’autre sur le fauteuil présidentiel du C.A. Comme une horde de tard buveurs qui se bousculent sur les marches du dernier train, les milieux entraient à l’université. Et l’ouverture de l’université fut une belle fête.

Puis la poussière est retombée. Puis le Financement prit la parole. D’un mot, il annonça l’ordre nouveau : « Ouverture », quoi d’autre? Applaudissements généraux. Le représentant de la culture populaire entra au ministère, celui de la lutte des classes au Conseil, celle des femmes à la régie des quotas et le reste se partagea entre les organismes subventionnaires et les comités d’orientation. Puis le Financement demanda : « Que faut-il financer? » « Moi! », « Moi! », « Moi! » fut la réponse des problèmes, des milieux et des objets. « Mauvaise réponse », dit le Financement. « Il faut financer ce qui rapporte et, en toute chose, s’en remettre au palmarès des ventes ». Aplatissement général.

Que l’on ne se méprenne pas ici sur cette mise en cause ironique de la doctrine de l’ouverture : dans une société « démocratique » à tendances méritocratiques, il est heureux que les efforts pour réserver l’enseignement supérieur à la reproduction d’une classe qui s’en est approprié l’accès soulèvent contre eux une demande d’ouverture de cette institution publique. Un canal de mobilité sociale dont le critère est la « compétence », comme on le dit aujourd’hui, ne peut pas explicitement sélectionner les partants sur la base de l’origine sociale, ni manipuler les conditions d’accès pour produire des exclusions de fait. Dans le cas des « pouvoirs » de l’université, comme on le dit dans les chartes, on exigera que l’attribution des « droits et privilèges » que confèrent les « grades », par exemple, se fasse sur la base d’un jugement public rationnel dont les principes, contestables mais explicites, garantiront l’autonomie de l’institution et, partant, la fermeture de l’université face à d’autres modalités du pouvoir. Mutatis mutandis, l’indépendance de l’université sera justifiée de la même manière que celle du « pouvoir judiciaire » et l’ouverture que l’on réclamera quant à « l’accès » (la démocratisation) sera basée sur la confiance en la fermeture des mécanismes de la sanction. Car à quoi bon réclamer l’accès aux institutions de la justice contre la capacité directe de vous nuire si cette dernière est aussi capacité indirecte de faire trancher le conflit en votre défaveur? On ne réclamera, bref, l’université pour le peuple que si l’on a quelque raison d’espérer que les puissances de la société ne seront pas maîtres des idéaux servant à en justifier les pouvoirs et à en orienter l’exercice. Demander, par contre, que l’université soit ouverte aux besoins économiques et aux puissances de la société en prétextant l’impossibilité de principe de l’indépendance du savoir, cela revient à liquider ce qui faisait la valeur de la démocratisation de l’accès à l’université. C’est demander une ouverture de trop.

Nulle part ailleurs que dans le domaine de « la » recherche peut-on mieux voir les conséquences de cette attitude. Cet aspect de l’enseignement universitaire, encore une fois aussi vieux que l’université elle-même, a été profondément restructuré, au cours des trente dernières années surtout, par l’introduction massive de nouvelles modalités de financement de la recherche et par la création de mécanismes compétitifs d’allocation de ses ressources matérielles. Financée, indépendamment des coûts généraux de fonctionnement des institutions, sur la base de propositions et de projets soumis par les professeurs, la recherche engendre maintenant autant que le tiers des fonds que les universités reçoivent de l’État, à quoi s’ajoutent les montants qui les lient par contrat à des organisations parapubliques ou à des sociétés privées. C’est la gestion de cette compétition artificielle, initialement destinée à relever la production en recherche des universités en instituant des mécanismes externes de reconnaissance de l’excellence des chercheurs universitaires, qui pose problème maintenant que ses effets pervers se sont consolidés dans les pratiques de l’institution.

Le premier de ces effets, le plus général et le plus diffus, c’est que plus personne bientôt ne se souviendra de ce qu’était la recherche universitaire avant que l’on entreprenne d’en faire une entreprise. À discuter avec ceux qui sont responsables de promouvoir le développement de la recherche universitaire, on découvre que celle-ci n’est plus pour eux qu’une des formes de l’exubérante inventivité des pratiques techniciennes de la société moderne. Financé sur la base des résultats tangibles de sa recherche, le chercheur universitaire sera attiré, avec tous les autres « chercheurs », vers le terrain des innovations que réclament le développement de la capacité d’opérer sur les problèmes et sur les choses, et il tendra à offrir des « produits » dont la valeur tiendra à leur inscription directe dans l’un ou l’autre des domaines de l’activité productive (valeur qui sera alors « évidente » pour cette raison), plutôt que dans celui de cette pratique bien particulière qu’est l’enseignement. En devenant la source d’une multitude d’innovations liées aux appareils techniques de la société, la recherche universitaire perd alors son orientation spécifique, mais cela en échange de l’avantage compétitif qu’elle tient de son financement public et de l’habitude moderne de considérer le savoir comme un patrimoine commun dont l’accès ne doit pas être réservé à ses producteurs. Heureuses soient les organisations multinationales, bref, qui n’ont pas à dépendre de l’université pour ce qui est de la mise à jour perpétuelle de l’essentiel de leur savoir-faire mais qui peuvent compter sur elle pour prospecter à rabais les frontières de l’opérativité, ce domaine où l’investissement dans la recherche prend un tour résolument spéculatif. Au XVIIIe siècle, un espion hollandais avait été reçu en héros dans son pays après avoir réussi l’exploit de voler un secret de la filature du coton aux manufacturiers anglais. Face au géant américain dont nous subissons massivement l’influence et la domination, on se dore la pilule à croire que les professeurs d’université seront, au service de la nation, des inventeurs en quête de brevets ou des espions industriels; le malheur pour cette stratégie c’est que les espions comme les inventeurs travaillent maintenant pour les mêmes organisations supranationales et que l’idéologie « nationaliste » de la compétition ne sert ici qu’à abandonner l’orientation de l’université à des puissances sociales qui n’ont que faire des nations.

La recherche universitaire moderne consistait moins à prendre les devants qu’à passer derrière. Il s’agissait pour elle de ramasser les inventions éparses et les découvertes isolées pour les subordonner à des principes généraux. Aussi, l’aboutissement du travail de recherche tendait-il à prendre la forme de synthèses théoriques capables d’organiser le foisonnement des découvertes et des problèmes tout en orientant les efforts de falsification empirique vers la zone des faits singuliers susceptibles d’avoir une portée générale. La recherche universitaire, à visée synthétique, n’était « pointue » que dans les limites de cette visée et elle était, face à la « tropical growth of knowledge » mise au programme par la destitution des savoirs révélés, le lieu d’un effort de reconstruction rationnel de l’unité du monde où se projetait la certitude d’une unité de l’homme. La recherche universitaire se posait donc comme la condition d’un enseignement « efficace », dirons-nous pour reprendre un mot à la mode, la condition d’une « pédagogie active » visant à disposer le patrimoine cognitif commun à son appropriation active par la raison.

Paul Samuelson, un économiste américain ayant tenté d’utiliser les techniques mathématiques dans l’analyse des théories économiques, conseiller du Président américain, auteurs de nombreux livres savants, est surtout célèbre pour avoir passé une bonne part de sa vie à (ré)écrire un manuel d’introduction à l’économie dans lequel il intégrait le keynésianisme et la macro-économie à la synthèse néo-classique. Grâce à ce travail, l’essentiel de la pensée économique de la première moitié du XXe siècle (peu importe ce qu’on en pense par ailleurs et abstraction faite des multiples désaccords auxquels cette synthèse avait le mérite de donner prise) a servi de base à la formation des économistes de la seconde moitié du siècle, au moins en leur apprenant à voir les faits et les pratiques qui n’y trouvaient plus leur compte. Nul n’aurait songé à déclarer, il y a quarante ou cinquante ans, que Samuelson ne faisait pas de recherche lorsqu’il trimait sur son livre et sur ses multiples refontes (à moins que l’on convienne maintenant que celui dont on a dit qu’il avait été le premier à décoder Keynes soit arrivé à cela par la grâce de Dieu). Or, essayer aujourd’hui de faire passer pour « recherche » un semblable effort de synthèse destiné à l’enseignement passerait pour mystification. On a beau voir, dans les collèges et les universités, des professeurs consacrer une part importante de leur travail à un semblable effort d’intégration, on a beau admettre que l’effort d’intégration auquel ils s’obligeront sera d’autant plus grand que sera étendue leur connaissance de leur discipline et de ses questions, on a beau admettre que bon nombre de professeurs ne peuvent donner un cours pour la seconde fois qu’en commençant par le refaire parce qu’ils ont le malheur constant de comprendre à nouveaux frais la « nature » de leur objet ou l’objectif de leur enseignement, rien de tout cela n’est plus pensé maintenant comme étant du domaine de la recherche. Il a suffit que quelques idéologues annoncent que tous les cours seront bientôt offerts sur le web pour que l’on se mette à penser que l’enseignement supérieur tombait du ciel. Par contre, être branché sur les commandes d’Hydro-Québec, monopoliser des dizaines d’assistants et de gros ordinateurs dans les locaux de l’université pour mener une étude comparative sur les modes de tarification de l’électricité dans les États limitrophes afin d’aider son « partenaire » à décider de ses stratégies d’exportation, voilà qui correspond à la nouvelle définition de la recherche universitaire. On trouvera peut-être, dans un an, le rapport d’une telle recherche au recyclage, mais qu’importe! Le « produit cognitif » ainsi engendré aura dans l’intervalle franchi avec succès toutes les étapes allant de la soumission du projet jusqu’à la présentation Powerpoint de ses principaux résultats, et cela sans laisser d’autres traces de lui-même dans la république des sciences que la mention du montant de la subvention obtenue dans le CV du chercheur.

Cela nous entraîne vers le deuxième effet pervers de la subversion de la recherche universitaire par le modèle de l’innovation technoscientifique. À mesure que se développait le système de compétition artificiel qui devait attirer les professeurs vers de nouvelles pratiques de la recherche universitaire, la masse annuelle des demandes de subvention qu’il fallait soumettre à la critique des pairs, le besoin d’assurer une certaine stabilité des laboratoires et des équipes, de même que la conscience de la marge d’arbitraire qu’il y a dans l’analyse des chances de succès d’un programme de recherche, rendit nécessaire de fonder en partie l’examen des demandes sur le « profil » des chercheurs afin d’éviter que des débats imprévisibles portant sur le protocole des recherches aient un caractère décisif quant à l’allocation des fonds. La performance passée des chercheurs, telle que mesurée par l’importance des fonds déjà obtenus, allait devenir la base du système de financement au mérite de la recherche. Mais comme le financement est dans la plupart des cas la condition nécessaire de la capacité de produire des résultats publiables, on laissa se développer un absurde système d’orientation de la recherche qui avait une haute probabilité de simplement remettre de l’argent là où l’argent était déjà tombé. La chose a été maintes fois dénoncée, mais dénonciation n’est pas raison : encore fallait-il trouver mieux.

La tendance récente à exiger des chercheurs universitaires qu’ils nouent des partenariats de recherche avec les organisations est parfaitement rationnelle sous ce rapport et elle est elle-même un beau cas de résolution de problème. En forçant les chercheurs à s’entendre d’entrée de jeu avec les « utilisateurs » éventuels de leurs résultats, on place la recherche universitaire sous la gouverne de ceux qui auront à en tirer des rendements financiers et on se donne des garanties quant à la valeur des investissements qu’on lui consent. Il se trouve aussi, mais cela est une autre question, que l’on contribue ainsi à minoriser les chercheurs universitaires, un peu à l’image des généticiens qui ont développé pour le compte d’une multinationale du fast food une tomate qui ne mouille pas la tranche de pain : dans la hiérarchie du gigantesque complexe opératoire dont cette organisation assure la reproduction élargie, il est douteux que l’équipe en question soit située plus haut que ne l’était dans la féodalité le maréchal ferrant qui trouva une nouvelle manière de retenir les fers aux sabots du cheval de son seigneur. L’innovation n’est pas maître du mode de production qu’elle sert et la recherche universitaire ne fait son arrimage avec l’économie du savoir qu’en faisant de son savoir un détail accessoire de l’économie.

De plus, comme les capacités de planification et de négociation qu’il faut pour nouer de tels partenariats dépassent largement les moyens du chercheur universitaire isolé qui serait, au surcroît, resté un tant soit peu professeur, la mode déjà ancienne de pousser les chercheurs à former des regroupements stratégiques s’en trouve élevée au rang d’une nécessité. Les centres de recherche, thématiques, sectoriels mais multidisciplinaires, devenant la loi et les prophètes de la nouvelle recherche, les communautés savantes dont le monde moderne avait consacré l’autonomie institutionnelle (les « départements ») se trouvent engagés à l’intérieur même de l’université dans un nouveau type de compétition qui les oppose à ces regroupements. Les professeurs, réunis d’un côté par un assujettissement commun aux exigences d’une discipline et/ou par une responsabilité commune à l’endroit d’un programme de formation professionnelle, s’opposent à eux-mêmes quand ils doivent se regrouper une seconde fois, cette fois selon les pôles stratégiques des multiples centres et groupes de recherche. La séparation financière de l’enseignement et de la recherche trouve sa consécration dans ce dédoublement des « communities of scholars », comme le disent les Américains, dédoublement dont la pente naturelle ne fait pas de doute : comme les coupures des dernières années ont frappé essentiellement les moyens institutionnels de l’enseignement et comme le « refinancement » de l’université emprunte essentiellement le canal de la nouvelle recherche, leur séparation ne peut que s’accroître et il faudra bientôt renoncer à concevoir la tâche d’un universitaire sur la base d’un idéal d’unité entre l’enseignement et la recherche.

On peut voir un symptôme « sémantique » de la radicalité de ce divorce dans l’effort d’introduire dans les conventions collectives (!) la notion de « professeur de recherche » pour désigner ceux qui entrent à l’université déjà possesseurs de subventions de recherche dont l’attribution est conditionnelle au « dégagement » d’enseignement. Les notions d’enseignement et de recherche étant traditionnellement des déterminations du concept de professeur, aurait-on dit à la Sorbonne (comme le sont « siège » et « dossier » pour la chaise), l’introduction de la notion de « professeur de recherche », cette surprenante chaise à dossier, appelle le baptême du « professeur d’enseignement », cette non moins surprenante chaise à siège. Mais cela, comme on l’a dit, ne fait jamais qu’une entourloupette sémantique de plus : les universitaires étant déjà, en réalité, professeurs d’enseignement dans les départements et professeurs de recherche dans les centres, la situation actuelle, qui sépare en deux chacun des membres de ce groupe, évoluera forcément vers la différenciation concrète de deux groupes. Les milliards que les Chaires du millénaire consacrent ces années-ci à la glorification du statut de « professeur de recherche » (sous le prétexte exorbitant de faire surgir de la terre de nouveaux « cerveaux ») vont dans ce sens.

Il est un dernier aspect de la situation des universités sur lequel je voudrais insister en terminant. Il concerne le fait que l’on rencontre maintenant les mêmes problèmes avec le financement des universités que l’on a déjà rencontrés avec le financement de la recherche, et qu’on leur applique les même solutions. Comment déciderons-nous quelle université va croître et quelle autre va péricliter, laquelle va pouvoir réclamer de l’argent et laquelle va devoir subir de douloureuses coupures? Pour quelle raison, au nom de quel programme et de quelles justifications, au vu de quelle structure de coûts? Maintenant que la société s’y est engouffrée, il nous faut trouver le moyen de chiffrer les universités, de calculer sur de nouvelles bases leur rendement et laisser l’ange exterminateur de la performance châtier les coupables.

D’aucuns aujourd’hui, œuvrant dans le domaine de la santé et des services sociaux, croient pouvoir se tourner vers l’économie de marché pour y trouver le moyen de mettre de l’ordre dans le désordre technocratique. Tout le monde sait bien qu’avec la prolifération des possibilités de traitements médicaux, la question se pose de savoir quel traitement devra être donné, à qui en priorité et à quel coût. Le recours à des normes et à des directives bureaucratiques ne fait qu’accroître l’arbitraire de la décision et la rendre problématique. Ceux qui rêvent au marché comme la panacée des problèmes de la gestion gouvernementale ne croient pas vraiment qu’il permettrait de diminuer les coûts; c’est plutôt le miracle de l’orientation du système par la demande solvable qu’ils attendent du marché, mais comme ils ne peuvent pas dire que c’est la simple capacité de payer des « consommateurs » qui devrait décider de tout, ils inventent des secteurs témoins et des systèmes artificiels d’offre et de demande qui en tiendraient lieu. La même idée joue en éducation. Sans principe pour décider à quelle université et à quel programme quelle proportion du budget devrait être allouée, on s’est mis en frais d’inventer là aussi des ersatz de compétition à même les mécanismes de financement.

Dans les fameux contrats de performance que le ministre Legault est en train de faire signer aux universités, il est stipulé que la croissance des clientèles sera dorénavant généreusement financée. Cela veut dire que le ministre entérine la concurrence que se livrent les universités du Québec pour s’arracher un nombre déclinant d’étudiants (plutôt que de l’interdire). Il y a en effet au Québec plus de capacités de recevoir des étudiants à l’université qu’il n’y a d’étudiants dans la province. Plutôt que de réduire cette capacité par des coupures décidées ex cathedra, ce dont il serait incapable parce qu’il n’a pas de titre à juger du savoir, le ministre de l’Éducation a décidé de favoriser une concurrence ruineuse. Les universités québécoises s’amuseront à débourser des millions de dollars à chaque année pour s’arracher les étudiants en se lançant dans d’intenses campagnes de recrutement et de maraudage. Elles tâcheront de faire passer le message qu’elles dispensent de meilleures formations, qu’elles ont des liens efficaces et étroits avec les milieux d’avenir, que leurs étudiants sont les prochains maîtres du monde. En bout de course, les universités qui auront le mieux choisi leurs agences de publicité et leurs Brian Mulroney, qui se seront branchées sans réserve sur les modes les plus sexy, qui auront dépensé sans compter mais efficacement pour déclencher des comportements d’achat impulsif, seront récompensées par le financement ministériel. À même l’argent des contribuables. Ce faisant, le ministère de l’Éducation ne sanctionne pas un enseignement mais une capacité d’organisation (comme l’achat de Coca-Cola ne sanctionne pas un goût mais une puissance de marketing). Le réinvestissement promis par Legault vise à augmenter les capacités organisationnelles et publicitaires des universités. On se retrouve donc ici au même point que tout à l’heure avec les méthodes de financement de la recherche et encore une fois le consensus est à l’effet de valoriser par-dessus tout l’obligation de l’université de se mettre à la remorque des autres puissances de son « environnement » et de vendre à ses clientèles l’assurance de sa subordination. À quoi que ce soit d’autre qu’à elle-même.

 Il y a là autant d’illustrations de l’érosion de l’ancien idéal critique de l’université moderne, autant d’illustrations, surtout, de la volonté d’abolir une distance à la société qui permettait à l’université de suspendre en elle l’opération de l’état de fait, du préjugé, des vérités admises et des puissances de la société. Et qui lui permettait d’offrir à la liberté, dans la société, un lieu où entrer en rapport avec l’état de fait, le préjugé, les vérités admises et les puissances de la société. Et qui continue de le faire[2].



Gilles Gagné[1]



NOTES

[1] Gilles Gagné est professeur de sociologie à l’Université de Montréal. Le présent texte est tiré d’un exposé oral dont Jean-Philippe Warren a bien voulu taper l’enregistrement. Qu’il soit ici remercié de sa généreuse collaboration.

[2] Pour le reste, voir Jean Pichette, « L’Université : tour d’ivoire ou porte tournante? », dans Roch Côté (dir.), Québec 2001, Montréal, Fides, 2000, p. 359; Michel Freitag, Le naufrage de l’université, Montréal, Nota bene, 1995; et Gilles Gagné (dir), Main basse sur l’éducation, Montréal, Nota bene, 1999. Dans l’ensemble des pays post-industrialisés, la belle province ne fait pas exception, bien entendu; pour en être sûr, on lira un petit écrit consacré à la République française signé par Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, Paris, La Découverte, 1999.

 

 


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