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Musique et antimusique. Essai contre le rock

Un texte de Yves Randon
Thèmes : Mouvements sociaux, Musique
Numéro : vol. 3 no. 1 Automne 2000 - Hiver 2001

« Notre civilisation qui se caractérise justement par la profusion des moyens de communication, commence à structurer lentement l’une des pathologies les plus graves qu’est l’incommuncation et, paradoxalement, la musique contribue aussi à cette pathologie. »

Ronaldo Benenzon [1].




Mozart a dit de la musique qu’elle est des notes qui s’aiment. Cette définition supérieure, à laquelle les autres devraient se rapporter, est d’ordre poétique. D’une manière plus philosophique, il existe un large consensus pour voir dans la musique une expression sonore du sentiment, chacun de ces trois mots et les liens qu’ils entretiennent donnant évidemment lieu à des discussions sans fin. C’est malgré tout autour de ces trois mots que devrait s’effectuer toute discussion sérieuse sur la musique. Or ils sont absents des apologies du rock, ou bien ils sont galvaudés et vidés de leur signification esthétique. Ce n’est qu’en confondant grossièrement expression et défoulement, sentiment et émotion brute, son et bruit, qu’on en vient à croire à une expression intrinsèque, artistique, du rock. Le rock « exprime » un malaise social mais, d’un point de vue esthétique ou musical, le rock n’est pas, ou est très peu, expressif.

Remarquons d’abord que le rock est en grande partie une musique de machine. Mais la musique, dans son essence même, est un art d’interprétation. Écouter de la musique cela ne peut être qu’écouter un être humain qui s’exprime, corps et âme, dans la musique. C’est ce qui fait de la musique un art du temps vécu. Ce temps vécu (le « time » disent les jazzmen), c’est la durée, le temps intérieur et ressenti, le temps subjectif qui nous fait pénétrer dans ce que les phénoménologues appellent intersubjectivité. La musique est une communication expressive dans l’intersubjectivité des durées individuelles qu’elle rassemble en un seul et même temps musical, celui de l’œuvre interprétée et écoutée.

Le compositeur de musique de machine s’exprime peut-être, d’une certaine façon, dans sa bande magnétique ou dans la programmation de son sequencer. Mais cette expression ressemble à celle du peintre ou du romancier. Elle n’est pas authentiquement musicale parce qu’elle n’a aucun contact avec la durée. Le compositeur de musique non électronique ne touche pas davantage à la durée. Mais sa musique, contrairement à la musique de machine, devient vivante et véritablement musicale lorsque, au moment de l’exécution, l’interprète lui insuffle sa propre durée.

Les promoteurs de la musique de machine [2] prétendent d’une part que, grâce à la machine, le compositeur n’est plus restreint par les limites de l’interprète (comment ne pas voir ce qu’il y a d’inhumain dans une telle musique surhumaine, « libérée » de l’homme?). Mais ils affirment d’autre part et d’un même souffle que, avec la musique de machine, le compositeur et l’interprète sont réunis dans la même personne!

Si on réfléchit un peu, on constate que le compositeur et l’interprète sont réunis en une seule et même personne dans le cas d’une musique improvisée. C’est alors le processus de composition qui s’insère dans la durée de l’improvisateur. C’est cette durée humaine qui unit composition et interprétation dans la même forme musicale, compositeur et interprète dans la même personne. Mais une musique qui, lors de son avènement à l’existence, ne passe pas physiquement par un être humain, une musique qui n’est pas faite de durée humaine, ne réunit pas dans la même personne le compositeur et l’interprète : elle procède purement et simplement à l’abolition de l’interprète. C’est une musique sans interprète et, donc, sans vie.

***

« Le temps est l’étoffe de l’être » disait Bergson en parlant de la durée. La durée, ce temps ressenti, ce sentiment du temps, ce présent qui devient présence est aussi l’étoffe de la musique.

Mais la musique n’est pas, comme le croyait Bergson, durée pure. La durée pure exclut tout espace. Or il y a un espace en musique puisque la musique est une forme en mouvement et que toute forme exige un espace. L’espace en musique provient de la référence au passé et au futur qui sont des temps spatialisés. En effet le passé n’étant plus, le futur n’étant pas encore, le passé et le futur sont en dehors de l’être tout comme ils sont en dehors du présent, qui est le seul temps réel. En ce sens ils sont espace, un espace imaginaire. La musique se déploie dans cet espace imaginaire en le ramenant sans cesse au présent : que nous soyons à chanter une note x d’une mélodie y, les notes passées cette note x sont espace, les notes à venir également; mais par la mémoire des notes qui constituaient le fragment mélodique déjà passé, par l’anticipation des notes qui vont constituer le fragment mélodique à venir, tout le passé et tout le futur de la mélodie sont ramenés au présent de cette note x, un présent sans cesse mouvant, « grossi » de cet espace du passé et du futur de toute la mélodie. De là la forme mélodique, son mouvement et son devenir.

Chacune des notes de la mélodie rappelle donc à elle toutes les notes de la mélodie et, comme le dit Jean-Claude Piguet, chacune des notes de la mélodie signifie l’ensemble des notes de la mélodie. Dans notre système tonal, c’est le rapport vertical à une tonique commune qui permet ce rapport horizontal des notes entre elles puisque c’est le rapport à la tonique qui détermine la hauteur relative de chacune des notes et leur confère ainsi leur « personnalité » tonale. Supposons que notre mélodie y soit en do majeur : c’est par rapport à la note do en tant que tonique et premier degré que le ré est vécu comme le deuxième degré, le mi comme le troisième, le fa comme le quatrième; que le sol, sur le cinquième degré, peut tenir son rôle de dominante. C’est cette fonction organique de chacune des notes de la gamme de do, acquise dans le rapport de chacune d’elles au do tonique, qui fait que notre mélodie en do majeur peut devenir un être musical autonome. C’est aussi ce qui nous permet d’apprendre cette mélodie, de la chanter, c’est-à-dire de ramener continuellement au présent son passé et son avenir.

La tonique, sans laquelle la polyphonie, l’harmonie et la structuration de l’espace musical auraient été impossibles et qui a donné au jeu spatio-temporel toute sa dimension, et ainsi à la musique sa véritable profondeur, est apparue dans le plain-chant et dans le chant grégorien. Elle vient de la prière et d’une conception christocentrique du temps, celle de saint Augustin : par son sacrifice sur la croix, le Christ nous obtient le pardon de la faute originelle, Il ramène ainsi à Lui le passé; par sa résurrection, Il nous ouvre la voie à la vie éternelle et à l’espérance de cette vie éternelle, Il ramène ainsi à Lui l’avenir. La tonique dans le chant grégorien et, par suite, dans toute la musique occidentale est le symbole musical microcosmique du Christ alpha et omega.

Voilà pourquoi « celui qui chante prie deux fois ». Voilà pourquoi « la musique (tonale) est des notes qui s’aiment ». Mais voilà aussi peut-être pourquoi on s’acharne tant à détruire la tonalité et sa mélodie.

***

            Dans ses Écrits sur la musique, le grand chef d’orchestre et philosophe Ernest Ansermet fonde lui aussi la musique sur la mélodie tonale (Ansermet entend évidemment le mot tonal dans son sens le plus large, ce qui inclut la polytonalité moderne). D’un point de vue existentialiste et phénoménologique, il compare cette mélodie, si elle est vraiment signifiante, à un chemin que l’auditeur emprunte et sur lequel il est appelé à réaliser dans l’esthétique, de façon infiniment variée et sans cesse renouvelée, ce que Sartre appelait dans l’éthique une « détermination de soi par soi ». Notons bien que cette détermination de soi par soi est liée à une communication à autrui, la mélodie écoutée étant toujours la mélodie de quelqu’un. C’est précisément ce qui donne à la musique son sens objectif et communicable. Selon Ansermet, la musique atonale est donc une aberration (un danger public précise-t-il) car en rejetant la mélodie tonale, la musique se prive de sens objectif communicable. Il ne lui reste alors que le « sens » tout subjectif que l’auditeur projette lui-même sur elle. Ansermet poursuit en affirmant que la musique électronique expérimentale des années cinquante et soixante (celle de Schaeffer, d’Henry ou de Stockhausen par exemple) est une séquelle de la musique atonale et que cette musique électronique, en réduisant la musique au son et même au bruit, approfondit davantage encore l’évacuation et la négation du sens entreprises par la musique atonale. La musique électronique, à la suite de la musique atonale, est une musique à effet, égotique, vide de sens objectif communicable.

Depuis lors, la musique électronique, la musique de machine, s’est commercialisée. Le rock en fait un usage abondant, et le rock est tonal. Mais, précisément, ses mélodies sont insignifiantes [3]. Et il me semble que cette insignifiance mélodique constitue une autre façon de nier la tonalité, de la détruire « de l’intérieur » pourrait-on dire. De plus, je pense que les mélodies du rock sont insignifiantes en grande partie à cause de cette corruption de la musique par la machine.

Que le rock soit essentiellement une musique de machine, cela est évident dans le rap, le hip-hop, le rave, le rock industriel (!) et autre techno-pop. Mais, à l’observation impartiale, on réalise que l’enregistrement en multipistes, procédé intimement lié au rock et à la musique pop (beaucoup plus rare en jazz et exceptionnel en musique classique), constitue en lui-même une ingérence de la machine au cœur même de la musique, qu’il est en lui-même cause d’une mécanisation radicale de la musique. En effet, le multipistes isole les musiciens à l’enregistrement avant de juxtaposer artificiellement les différentes parties instrumentales et vocales. De ce fait, il évacue de la musique la communication rythmique entre les musiciens; celle-ci est alors remplacée par une simultanéité de mesure métronomique, mécanique.

Quel rapport cela a-t-il avec l’insignifiance mélodique?

D’un point de vue ontologique, le rythme musical procède de la durée. Il est fluide car il vient de l’intérieur de l’être. Il n’y a pas de rupture entre le rythme biologique, le rythme psychologique et le rythme musical. C’est pourquoi, comme le dit Henri Delacroix, « le rythme importe la vie dans la musique ». C’est aussi pourquoi la musique épouse parfaitement les formes du sentiment humain et que, en dernière analyse, elle est, dans sa substance même, le sentiment humain. Le rythme, fondement vital de la musique, est ainsi source d’inspiration mélodique. La mesure [4] , bien qu’indispensable, est extérieure à l’être et à la musique. Du point de vue de la composition comme de celui de l’interprétation, la musique gagne sa profondeur, sa richesse et son expressivité mélodique par la souplesse et la liberté rythmique qu’elle s’accorde dans son rapport avec la mesure sur laquelle elle se construit. Or, contrairement à ce que l’on croit généralement, le rock ne repose pas sur le rythme ou sur un véritable sentiment rythmique, mais plutôt sur le beat, qui est en réalité beaucoup plus près de la mesure que du rythme proprement dit. En effet, le beat rock est essentiellement une récurrence de l’accentuation des deuxième et quatrième temps d’une mesure à quatre temps. En accentuant ces deuxième et quatrième temps, c’est la mesure elle-même que l’on souligne à gros trait et dont on fait non seulement un élément de la musique (ce qu’elle n’est pas), mais encore l’élément principal de la musique, ce qui constitue un carcan, sans précédent dans l’histoire de la musique occidentale, qui asphyxie l’inspiration rythmique et l’expression mélodique. Le beat rock porte en lui-même le germe de la mécanisation du rythme et de l’insignifiance mélodique. Il est en quelque sorte un « allié naturel » de la machine et l’inexpressivité musicale.

Il est vrai qu’on retrouve dans des musiques plus expressives des mouvements rythmiques qui constituent un certain beat. Mais cela n’est pas comparable au beat rock car, le volume sonore et l’attitude physique des auditeurs en font foi, le rock, contrairement à ces musiques plus expressives, a fait du beat une valeur en soi, indépendante, presque séparée de la musique elle-même. Ainsi au début des années soixante, on appelait les amateurs de rock beat fans, ce qui n’est évidemment pas sans rapport avec la beat generation des années cinquante ou avec le jeu de mots utilisé par les Beatles. Et tout le monde sait que le beat disco est toujours le même, indépendamment des chansons qui se succèdent et qui ne sont finalement qu’un prétexte au beat.

 En raison du sentiment fusionnel qu’il procure, on croit que le rock rassemble, qu’il libère. En réalité il isole sur eux-mêmes ceux qu’il a rassemblés et les maintient, par le beat, dans une relation à la musique, et aux autres, étriquée et narcissique. Et c’est en grande partie par ce goût démesuré du beat mesuré, de l’envoûtement plus ou moins prononcé qu’il suscite, que la conscience collective est en train de s’aliéner, de s’asservir à la machine et à la musique de la machine.

***

 À vrai dire, je pense que le rock est proprement diabolique et que c’est au fond pour cela qu’il est mélodiquement insignifiant et rythmiquement abrutissant. Mais la réalité diabolique du rock s’observe peut-être encore plus directement par son caractère magique[5], particulièrement visible dans la sonorité électrique, qui est selon moi contre-nature, antimusicale, et qui est la sonorité [6] du rock .

Je m’explique : la philosophie de l’art affirme à peu près unanimement que l’essence de l’art, c’est la poésie présente et agissante dans l’œuvre d’art, picturale, musicale, littéraire ou autre. Or l’essence de la poésie, c’est la vérité; la vérité de l’être perçue intuitivement. Voilà pourquoi la poésie, ou le sentiment poétique, est avant tout une relation intuitive à la nature. C’est l’amour de la nature. De là le sentiment de la beauté.

Dès qu’il s’agit de beauté, le premier fait à observer est une sorte d’interpénétration de la nature et de l’homme. Cette interpénétration est d’une nature toute particulière, car elle n’a rien d’une absorption réciproque. Chacune des deux parties en cause reste ce qu’elle est, garde son identité essentielle et l’affirme même plus fortement au moment où elle subit la contagion ou l’imprégnation de l’autre. Mais aucune n’est plus seule; elles sont mystérieusement emmêlées [7].

Cette relation à la nature est présente dans la musique à acoustique naturelle, dont la sonorité provient d’un échange vibratoire entre l’instrumentiste et son instrument. C’est cet échange qui fait que, comme l’a bien vu Pascal Quignard [8], la sonorité naturelle est à la fois objective et subjective. Ainsi est-elle expressive et d’essence poétique; ainsi le musicien peut-il faire chanter la matière, qui le lui rend bien en faisant exister sa musique et son chant.

Mais la sonorité électrique n’est pas un chant humain dans la matière car elle n’est dépositaire d’aucune subjectivité humaine. Elle vient d’un point, le haut-parleur, qui n’a aucun lien organique avec l’instrumentiste. Elle est, physiquement, strictement objective et donc, en soi, rigoureusement inexpressive. Par le fait même de cette inexpressivité fondamentale, la sonorité électrique ne me semble donc pas d’essence poétique.

Or, Jacques Maritain l’a magistralement montré dans sa critique du surréalisme et de l’écriture automatique, ce qui en art n’est pas d’essence poétique, en raison du vide dont cela procède (et dont cela donne le goût morbide), est en réalité d’essence magique. La sonorité électrique, vide de subjectivité et ainsi non poétique, me semble donc bel et bien d’essence magique. Étant magique et non poétique elle devient ipso facto antimusicale puisque l’essence de la musique est la poésie, d’une part, et que, d’autre part, cette poésie, pour devenir authentiquement musicale, se doit d’imprégner toutes les dimensions esthétiques de la musique, à commencer par le son sur lequel la musique prend appui pour exister. Et c’est parce qu’elle est non poétique et magique que nous pouvons conclure que cette antimusique est diabolique. Car si la poésie construit la conscience par les liens qu’elle tisse entre l’homme et la nature, c’est la désunion, premier principe diabolique, qui caractérise toute action de la magie sur l’homme. En effet, le propre du magique, quoi qu’on en dise dans le nouvel-âge et dans la contre-culture, est de rendre le monde étrange à l’homme, l’homme étranger au monde et, ainsi, étranger à lui-même.

« Je est un autre » a dit Rimbaud lorsque son univers poétique a basculé dans la voyance et dans l’introspection magique reprises plus tard par les surréalistes. Dans cette formule schizoïde on retrouve les deux principes magiques fondamentaux qui sont une volonté de rendre autre ce qui est naturellement et, connexe, une volonté de se situer au-dessus de ce qui est naturellement, c’est-à-dire un désir de pouvoir surnaturel. Ces deux principes ne sont-ils pas bien présents dans la sonorité électrique?

Supposons que je joue un blues à la guitare. Je pose un acte d’existence, comme dirait Ansermet. Je m’affirme moi-même en jouant le blues. Dans ce blues, il y a les trois éléments essentiels de la musique : mélodie, harmonie, rythme. D’autre part, s’il s’agit d’une vraie guitare, mon blues est tout empreint, dans le phénomène sonore, de ma subjectivité.

Supposons maintenant que je joue le même blues mais avec une guitare électrique amplifiée dans un haut-parleur. Les trois éléments essentiels, mélodie, harmonie, rythme sont encore présents. Il y a donc indéniablement un « je » qui s’exprime dans ce blues. Mais le phénomène sonore étant objectivé, vide de subjectivité, le « je » musical est dissocié du « je » sonore. Il me semble que ce blues électrique devient donc une expression sans expression véritable; il présente un « je » musical sans substance, un « je » sans « je », ou alors un « je » à la fois excentré et divisé, qui devient bel et bien autre à lui-même. Et si quelqu’un tourne le bouton de volume de l’amplificateur à 10, nous sommes instantanément saisis de l’actualisation du deuxième principe magique, celui d’un pouvoir surnaturel désormais conféré à ce blues abstrait. Ce que dit esthétiquement la sonorité électrique, ce que se dit à lui-même celui qui utilise la sonorité électrique, ressemble bien à ce magique et funeste « je est un autre » qui a fait sombrer Rimbaud.

Rappelons-nous Jimi Hendrix affrontant son Marshall… Hendrix était, de loin, le plus grand, le plus sensible donc. Son autodestruction par la drogue me semble indissociable de son art électrique vécu jusqu’au bout. Et, parce qu’il était le plus grand, la mort tragique de ce génial Voodoo Child me semble vraiment emblématique de la magie électrique.

*

Comme l’a si bien dit récemment l’écrivain Gaétan Soucy, l’idéologie actuelle du rock est de prétendre qu’il est une culture. C’est évidemment une imposture car, objectivement, ce qui était contre-culturel en 1970 l’est encore en 2000, et pour les mêmes raisons. La culture, c’est ce qui construit la conscience. Que l’on en soit aujourd’hui à considérer le rock comme culturel, et à le promouvoir comme tel, indique seulement le niveau d’inculture, et donc de barbarie, où nous a menés cette contre-culture.

L’hégémonie du rock est intimement liée à la pensée molle qui sévit un peu partout : les concepts perdent de leur contour et de leur pertinence, le subjectivisme triomphe, le rock passe. Beaucoup de spécialistes en éducation musicale ont sombré dans le postmodernisme. Se réclamant de la phénoménologie, ils font dire à Heidegger n’importe quoi [9]. Asservis au scientisme des « sciences » de l’éducation, ils babélisent la musique et son enseignement en multipliant les définitions creuses et les points de vue inutiles et farfelus [10].

Le principe de base, traditionnel, en philosophie de l’éducation musicale est de toujours exiger une musique qui soit authentiquement expressive. Les spécialistes en éducation musicale devraient être sur la ligne de feu à dénoncer les horreurs qu’on impose aux jeunes et qui les conditionnent. Au lieu de cela, ils sont maintenant souvent les premiers à promouvoir le rock et la musique de machine. Résultat : les vrais pianos sont de plus en plus rares dans les écoles qui sont maintenant infestées de ces maudites « technologies nouvelles » qui enlèvent le goût de vivre et de chanter.

***

L’homme a un profond besoin de beauté car la beauté lui représente l’être et la vérité de l’être. La mission de l’art est de combler ce besoin. Si la beauté en musique se fait de plus en plus difficile à cerner, la laideur en revanche semble de plus en plus facile à identifier. En prenant pour acquis que la beauté vient de l’être et de sa vérité et qu’elle procède de l’amour de la nature, on peut conclure sans hésiter que ce qui est faux ou contre nature est laid. La musique de machine est fausse parce que sans durée; la sonorité électrique est fausse parce que sans subjectivité physique; l’amplification électrique est contre-nature parce que faussement surnaturelle. Ainsi le grave problème de la laideur dans la musique actuelle comporte-t-il une solution partielle qui, bien qu’utopique pour l’instant, mérite qu’on la considère : il faut débrancher la musique.

Pour ce faire, il faut d’abord reconnaître que, contrairement à ce que prétendent même des spécialistes en éducation musicale, l’écoute d’un enregistrement sur disque ne peut constituer une expérience musicale de même force et au même titre que la présence au concert, qui doit redevenir la référence pratique et théorique à la musique. Il faut admettre que le multimédia est quelque chose de bâtard qui ne pourra jamais constituer un véritable moyen d’expression et qui confine l’art et la culture au niveau du divertissement (dans la même veine, il faut aussi admettre que le cinéma n’a pas la profondeur du théâtre). Par-dessus tout, il faut séparer l’art et la science qui, n’étant pas du même ordre, doivent se compléter et non se confondre [11] .

Dans un environnement de plus en plus pollué par les produits chimiques, nous privilégions de plus en plus une alimentation naturelle. Pourquoi dans un environnement de plus en plus technologique, et donc électrique, ne pourrions-nous pas adopter, et promouvoir comme culturelle, une musique à acoustique naturelle? Débranchez le rock et il se transforme aussitôt en blues, en jazz, ou en folk qui peuvent s’avérer fort comestibles et authentiquement expressifs. Ce sont surtout des intérêts commerciaux qui nous empêchent d’envisager une musique exclusivement naturelle. En outre, des salles mieux conçues, des voix mieux formées, des batteurs moins bruyants autoriseraient une musique pop complètement live, sans micro, devant un auditoire d’une importance raisonnable. Et une musique moins volumineuse en décibels stimulerait le sens si atrophié aujourd’hui de l’écoute.

Le débranchement de la musique, sans régler tous les problèmes de la musique actuelle, constituerait cependant un acte d’authenticité qui ne serait pas sans répercussions bienfaisantes. Un tel mouvement vers la sonorité naturelle, s’il se généralisait, sonnerait l’avènement d’un renouveau spirituel qui serait ipso facto source d’inspiration et d’expressivité.

Mais en attendant ce printemps de la musique et de l’esprit nous aurons encore à subir ces politiques culturelles qui, sous couvert de tolérance et d’ouverture, imposent dans les lieux de culture et dans les écoles, même élémentaires, la « culture » techno et celle du Temps des cathédrales. Le mal va encore progresser. Il y aurait gros à dire et à étudier sur les rapports que peuvent entretenir le rock, le nouvel-âge institutionnel et le politically correct qui est peut-être la pire censure de tous les temps.

À l’heure où nous ne voyons même plus que le rock donne le goût de la drogue, de la surconsommation, de l’androgynie, du faux, de la dérision, de la démence, du débile et de la démission, il faudrait pourtant se rappeler que la musique est l’art qui, de loin, touche le plus directement le système nerveux, le plus profondément l’être humain, et réaliser qu’une musique négative, une antimusique, en fait tout autant.

On me permettra de conclure ce court essai en exprimant ma profonde conviction que le rock, parce qu’il est inexpressif, magique et vide de sens est grandement responsable du taux élevé de suicide que nous connaissons aujourd’hui et que, de façon générale, la « culture » rock, dans tout ce qu’elle implique, constitue actuellement le fer de lance de ce que Jean-Paul II appelle si justement notre culture de mort.

Il faut débrancher la musique.

 

Yves Randon·

 

NOTES


· Yves Randon est pianiste de jazz. Il détient une maîtrise en musique de l’Université Laval.

[1]. Ronaldo Benenzon, Manuel de musicothérapie, Toulouse, Privat, 1981, p. 139.

[2]. Voir par exemple les Principes et fondements en éducation musicale, Leonhard et House, p. 124.

[3]. Que ceux qui doutent du bien-fondé de cette affirmation gratuite isolent la mélodie d’une chanson rock, par exemple en la chantant ou en la jouant au piano, sans accompagnement, et qu’ils la comparent à une mélodie classique, folklorique ou à un « standard » de jazz.

[4]. Pour ceux qui seraient moins familiers avec la théorie musicale, rappelons que la mesure est ce qui régularise la musique. Par rapport à la composition d’un morceau, la mesure sera indiquée par des chiffres comme 2/4, 4/4, 6/8, etc. Peut-être peut-elle se comparer à une « grille » sur laquelle on tisserait la musique. Par rapport à la performance musicale, le métronome mesure le rythme. Il ne donne pas le rythme. Le drame de notre époque se résume en grande partie dans le fait que nous confondons maintenant le rythme avec la mesure du rythme, ce qui est vivant avec ce qui ne l’est pas.

[5]. « Le rock est un phénomène tribal, à l’abri de la définition [...] et constitue ce que l’on pourrait appeler une forme de magie au vingtième siècle » (Paul Kantner, guitariste de Jefferson Airplane).

[6]. On ne manquera pas d’objecter que toute musique devient électrique si on l’amplifie. C’est malheureusement ce qui arrive souvent même à la musique classique. On admettra cependant que toute musique amplifiée n’est pas électrique dans son essence, comme l’est le rock D’autre part, le fait que certaines musiques ayant peu à voir avec le rock se servent de l’amplification électrique ne change rien au caractère magique de la sonorité électrique. Que le rock soit magique n’implique pas que seul le rock soit magique. De plus, le rock étant hégémonique et triomphant, je pense que c’est grandement sous l’influence du rock que les autres musiques se mécanisent et s’électrifient.

[7]. Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 3.

[8]. Voir La haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996,

[9]. Dans un article intitulé « Allowing Oneself to Be Moved: A Phenomenology of Musical Evaluation », Lawrence Ferrara fait vaguement allusion, par sous-entendu, à l’importante notion d’ouverture chez Heidegger pour justifier le rock et l’» ouverture » d’esprit des amateurs de rock. Mais dans la relation à l’œuvre d’art, Heidegger ne situe pas l’ouverture chez le sujet (il est d’ailleurs le premier à dénoncer ce subjectivisme dont Ferrara se fait le champion). Chez Heidegger, c’est bien plutôt dans l’œuvre objective qu’apparaît une ouverture poétique et c’est le sujet qui s’engage dans cet » ouvert de l’être » et qui accomplit la magnifique « Garde de l’œuvre ».

[10]. Ainsi, à la Faculté de musique de l’Université Laval, dans un cours intitulé Recherche qualitative en éducation musicale on a pu entendre ce bijou : « peut-être, un jour, la musique arrivera-t-elle à se passer du rythme et de l’expression comme fondements ».

[11]. « L’art connaît pour créer [...] la science crée pour connaître ». Dans l’ouvrage déjà cité, Jacques Maritain montre que le mélange de l’art et de la science est source des pires aberrations. Il en résulte une pensée magique qui détruit aussi bien la pensée logique, conceptuelle que la pensée non conceptuelle dont procède l’intuition, la poésie et… la musique.





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