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L’anarchisme, la démocratie et la mondialisation

Un texte de Gilles Labelle
Dossier : Autour d'un livre: Anarchisme, de Normand Baillargeon
Thèmes : Philosophie, Politique, Revue d'idées
Numéro : vol. 3 no. 1 Automne 2000 - Hiver 2001

Les périodes de désarroi sont propices aux idéologies. Vingt ans de domination quasi-incontestée du néo-libéralisme ont amplement démontré le désastre qu’il représente pour toute société. Cela n’empêche ni les économistes néo-libéraux de continuer de dire des bêtises à un rythme affolant, ni les politiciens de les écouter, ni les citoyens de réélire les derniers. L’échec pratique sur toute la ligne de l’idéologie néo-libérale ne trouble pas le moins du monde la tranquille assurance de ceux qui célèbrent la mondialisation des marchés et la déréglementation et qui continuent de penser que l’État dépense trop et qu’il devrait d’abord rembourser sa dette. Bref, l’idéologie est quelque chose de tenace. On le voit tout aussi bien quand quelques-uns s’imaginent qu’on peut faire reculer le monstre en sortant des boules à mites certaines idéologies qui ont eu jadis leurs heures de gloire. Il y en a qui croient qu’on n’a qu’à crier « lutte de classes » (on avait oublié de le faire, il faut croire) pour que soudain les « travailleurs » se rappellent qu’ils doivent engager le combat contre le capital (comme disait le subtil Marc Laviolette pendant les dernières négociations dans le secteur public : on va se battre parce que « le monde, y en ont ras le pompon »). À l’heure où les fonds de pension de certains syndicats valent des milliards et rapportent des centaines de millions chaque année en jouant à fond le jeu du marché, ça devrait pourtant paraître un tantinet problématique. D’autres, moins nombreux, ont plutôt choisi de ressusciter Bakounine, Proudhon et compagnie : crions « À bas l’autorité », mettons des A encerclés partout et vous allez voir ce que vous allez voir.

            L’anarchisme est maintenant devenu l’idéologie de toutes les bonnes causes (« devenu, car il ne l’était pas au XIXe siècle : Proudhon, par exemple, était misogyne et n’a rien trouvé de mieux que de défendre le Sud pendant la guerre civile américaine). Normand Baillargeon est donc pour la liberté, pour la démocratie, pour l’écologie, pour le féminisme. Je parierais ma chemise qu’il aime bien les animaux et qu’il est végétarien. Il sait aussi ce qu’il convient de détester : l’autorité, les pollueurs, les politiciens, etc. Dans le coin gauche, en somme, les bons gars (et les bonnes filles), dans le coin droit, les crapules. Question : pourquoi les gens suivent-ils, le plus souvent, les crapules? Réponse : c’est la faute aux médias, il y a une sorte de « contrôle des esprits » (p. 98). Sauf ceux de Chomsky et de son émule Baillargeon, faut-il croire, qui sont heureusement là pour nous avertir.

            Je le dis tout de suite : Anarchisme est selon moi un vilain petit livre, écrit à la va-vite et pas inspiré pour deux sous. On a l’impression que Normand Baillargeon a lu, pour chacun des auteurs ou des thèmes qu’il traite, deux ou trois choses, qu’il en a fait une sorte de résumé, souvent assez fidèle, mais en gommant toutes les difficultés et les incohérences. On a ainsi l’impression que l’auteur, qui souhaite que l’anarchisme s’inscrive dans « les débats de notre temps » (p. 120), évite purement et simplement le débat quant à la pertinence de l’anarchisme lui-même.

            Je donne trois exemples de la manière dont Baillargeon gomme difficultés et incohérences :

1) Quand on est anarchiste, généralement, on est contre l’État. C’est bien le cas de l’auteur, pas de doute là-dessus — du moins, dans les cent quatorze premières pages du livre. Car à la p. 115, le lecteur apprend avec une certaine surprise qu’il y a des anarchistes qui croient « non sans raison » qu’il faut « se porter à la défense de l’État » dans le « moment historique » particulier que nous vivons. On m’accordera que des anarchistes qui croient que l’État doit être défendu, ce n’est pas rien : c’est le cœur même de l’anarchisme qui est alors atteint, puisque l’État, c’est tout de même la forme par excellence de l’autorité contre laquelle porte de façon « prépondérante » la révolte anarchiste (p. 7). En outre, le problème soulevé ici, sérieux pour dire le moins, n’est en rien « théorique »: dire que des anarchistes en sont venus à penser qu’il faut défendre l’État, c’est dire qu’ils estiment que l’anarchisme n’a simplement plus de prise sur le réel, rien de moins. À quoi bon être anarchiste dans ce contexte, pourrait-on demander? Or, non seulement Baillargeon ne discute pas sérieusement ces difficultés, mais il affirme tranquillement, dans la conclusion qui suit, comme si de rien n’était, que l’anarchisme est actuel comme jamais et qu’il y a même un « certain engouement » (p. 116) pour les idées libertaires (on se demande bien où, en passant).

2) Mais l’État, comme le signale d’ailleurs Baillargeon, n’est-ce pas seulement une forme parmi d’autres de l’autorité, laquelle est la véritable cible de l’anarchisme (p. 7)? Parlons donc du traitement de la question de l’autorité par Baillargeon. Il commence par affirmer que l’anarchisme s’oppose à l’autorité en général (p. 6 — v. aussi p. 101). Mais tout de suite après, il précise ou nuance sa pensée : l’anarchisme s’oppose aux formes d’autorité illégitimes seulement (p. 6 et aussi p. 7, 35, 106 et 112). Bien. Il me semble que le lecteur est dès lors en droit d’attendre une réponse à cette question : comment peut-on faire la différence entre une autorité légitime et une autre, illégitime? Surtout quand il voit l’auteur s’empêtrer, plutôt comiquement, dans la « difficile et récurrente question de l’autorité en éducation « (p. 90). Pour en arriver à une « solide culture générale » (p. 100) à même de faire face au « contrôle des esprits », on devrait tout de même pouvoir s’entendre sur le fait que l’école ne peut pas être, par exemple, le lieu d’épanchement du vécu ou du n’importe quoi (ce qui revient d’ailleurs au même). Aussi devrait-on pouvoir s’entendre également sur la nécessité d’une certaine autorité en éducation (pour bien me faire comprendre des apôtres du démocratisme niais qui règne dans le monde de l’éducation : cela veut dire, par exemple, qu’on ne devrait pas faire voter les élèves de première année pour savoir s’ils veulent apprendre vingt-six ou seulement vingt lettres de l’alphabet). Tout cela, Baillargeon semble, à la suite de Bakounine, à peu près l’accorder (p. 91). Mais sur quel critère exactement repose la légitimité de cette autorité? Autrement dit, au nom de quoi parlent les enseignants à l’école? Et jusqu’où cette autorité devrait-elle aller? Là, Baillargeon ne sait pas. Il ne le sait tellement pas qu’il nous relate avec un brin d’enthousiasme les principes de cette grande trouvaille qu’est le « unschooling » (déscolarisation) à la Ivan Illich. Pour ne pas que l’on croie que j’invente, je le cite (ce qui donnera en même temps une idée du ton édifiant de l’ouvrage) : « les enfants quittent l’école et commencent à apprendre librement par eux-mêmes, et avec d’autres, par le biais des innombrables moyens permettant aujourd’hui d’apprendre et d’acquérir une véritable éducation. Action directe et autogestion se donnent une fois de plus la main dans une pratique qui refuse tout à la fois l’embrigadement étatique et sa cohorte d’experts prétendus et de bureaucrates patentés, pour miser sur la liberté et le bonheur d’apprendre. » (p. 94). Ça me rappelle la journée où je suis débarqué pour la première fois à la Polyvalente et où un « grand » m’a expliqué que « l’école, ct’une prison ». Depuis ce temps, on a tellement bien brisé les barreaux que le « unschooling » s’est répandu partout : on l’appelle maintenant décrochage scolaire. Question à Baillargeon : notre système d’éducation est-il devenu anarchiste sans s’en apercevoir?

3) On dira peut-être que toutes ces difficultés, au fond, comptent pour peu et que c’est l’inspiration anarchiste qui importe : viser une société où il y a plus de liberté, où les individus sont davantage épanouis, c’est pas une bonne idée ça? Très bonne, je l’admets. Mais je me permets de demander : que faut-il entendre ici par « idée »? Autrement dit, sur quoi repose, en dernière instance, l’anarchisme, l’espoir d’une société anarchiste? Ici encore, même opération : toutes les difficultés rencontrées par les penseurs anarchistes qui se sont constamment débattus avec la question sont gommées. Bakounine et Kropotkine croyaient que la nature, une sorte de loi naturelle en fait, poussait les êtres humains à la coopération, à la solidarité (p. 28, 104). Tolstoï misait plutôt sur l’amour chrétien (p. 41, 103). Or, être anarchiste, c’est mettre en question tout archè, tout principe originaire qui ordonne ou gouverne les choses et les êtres : comment alors se dire anarchiste et conférer une telle autorité à la nature ou à la religion? Mais cette idée d’un fondement « métaphysique » de l’anarchie a bien mal vieilli et Baillargeon lui-même trouve l’idée « peut-être un peu “hasardeuse” » (p. 8) (encore que son ami Chomsky mise toujours sur l’« instinct » de liberté et sur la « nature humaine » — p. 121). Aussi Baillargeon préfère-t-il manifestement, sans jamais s’expliquer là-dessus, tenter de fonder l’anarchisme, plutôt que sur un principe normatif transcendant — la nature, l’amour divin —, sur des « valeurs » (p. 78, 101, 120, 121) : la solidarité, l’équité, etc., valeurs qui sont « fondamentales » précise-t-il (p. 80). Mais « fondamentale » ou pas, une « valeur » est le produit d’une opération de valorisation, par le fait même elle est susceptible d’une opération de dévalorisation, et ouvre ainsi inévitablement la voie à la question : pourquoi vos valeurs seraient-elles meilleures que les miennes? Des valeurs, le mot le dit, c’est fait pour circuler et s’échanger et cela explique peut-être que certaines valeurs soi-disant propres à l’anarchisme (solidarité, équité, diversité — p. 80) se retrouvent dans la bouche d’au moins les trois-quarts des philosophes libéraux contemporains et dans celle de plus en plus de politiciens, tous partis confondus.

***

            Mais, me dira-t-on, le présent « engouement » pour l’anarchisme existe-t-il ailleurs que dans la tête de Normand Baillargeon et dans celles de ses amis? Toute cette discussion, au fond, n’a-t-elle pas lieu à propos d’un ouvrage somme toute bien innocent? De cette présumée innocence, je ne suis pas convaincu. Pour me faire comprendre, j’exposerai d’abord, forcément très brièvement, ce qui m’apparaît le principal défi qui se pose à qui se mêle de chercher à penser notre actualité.

            Ce qu’il faudra bien en venir à admettre un jour, c’est que l’hégémonie du néo-libéralisme mondialiste est allée de pair avec l’approfondissement de la démocratie contemporaine, non seulement avec un élargissement de la logique des droits dans les vieux pays de démocratie libérale, mais avec une extension de cette dernière dans des régions du monde qui l’ignoraient jusque-là. Ce que je dis ici est évidemment un scandale pour les bien-pensants de gauche : la démocratie est contredite, personne ne l’ignore, par la mondialisation des marchés. Mais ce qu’on oublie quand on fait cette affirmation, c’est que la démocratie et le néo-libéralisme mondialiste concourent tous deux à l’engendrement d’une figure étrangement apparentée du citoyen et de l’espace qu’il habite. De son côté, le néo-libéralisme mondialiste réduit le citoyen à un client ou un consommateur, cherchant à se procurer sur le marché des biens destinés à satisfaire son appétit de jouissances privées. De l’autre, la démocratie moderne, du fait qu’elle repose sur le consentement individuel et par là sur une tendance spontanée à questionner l’autorité, tend à engendrer une figure du citoyen qui se représente phantasmatiquement comme auto-engendré. L’éducation démocratique est, d’une manière caricaturale dans le cas du Québec, le lieu par excellence où s’incarne cette représentation d’un sujet qui n’aurait pas besoin d’être institué, qui n’aurait pas besoin de l’autorité de la langue, de l’histoire et, avant tout, de celle que porte avec elle la transmission pour que vienne à éclore son Moi [1]. Or, cette figure du citoyen, qui se représente libre de toutes entraves, habite en conséquence un plan d’immanence, sans transcendance ou verticalité, qui présente une homologie structurelle frappante avec l’espace que tisse la logique de l’équivalence généralisée propre aux rapports marchands. Ce qui se profile, au bout de cette convergence entre le néo-libéralisme mondialiste et la démocratie, c’est dès lors la menace d’un système entièrement clos, fermé sur lui-même, où le Moi coupé des ressources traditionnelles qui entravaient encore l’équivalence généralisée du marché nourrit le rêve capitaliste d’un monde enfin réduit à une « immense accumulation de marchandises » circulant sans entraves sur un plan parfaitement horizontal. Le défi, dans les circonstances, est de penser, en dehors de toute nostalgie « conservatrice », ce que pourraient être des institutions qui tout en s’inscrivant dans le cadre de la démocratie (certes indépassable), sauraient constituer des repères qui feraient autorité et s’inscriraient par là en faux contre un univers tendant de plus en plus à l’indifférenciation pure et simple.

            En tant qu’il représente une forme de démocratie radicale (p. 50, 77, 100) pour laquelle il y a toujours trop de transcendance qui écrase le Moi, en tant qu’il nourrit par là la visée d’un monde sans arête ou relief, l’anarchisme de Normand Baillargeon participe à sa manière de cette menace de clôture de la société sur elle-même. Contrairement aux apparences, il ne conteste donc rien du tout : il s’inscrit, au contraire, tout à fait dans le nouveau sens commun, dans la nouvelle idéologie dominante d’un monde aplati sur lui-même que génère la combinaison du marché capitaliste mondialisé et du démocratisme égalitaire.



Gilles Labelle*



NOTES


* Gilles Labelle est professeur de science politique à l’Université d’Ottawa.

[1]. Comme l’a indiqué Jean Larose.




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