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Zakhor: Réflexions sur la mémoire identitaire juive et canadienne-française

Un texte de Pierre Anctil
Thèmes : Histoire, Identité, Nationalisme, Québec
Numéro : vol. 3 no. 1 Automne 2000 - Hiver 2001

Formé des lettres hébraïques zayin, khaf, vov et resh, l’un des tétragrammes les plus incisifs du pentateuque se vocalise « zakhor », « rappelle-toi! ». Dans son court opuscule phare sur ce thème, l’historien américain Yosef Hayim Yerushalmi [1] nous rappelle que ce verbe hébraïque n’apparaît pas moins de cent soixante-neuf fois dans le texte de la Bible, avec alternativement le peuple juif ou Adonaï comme sujet. Compte tenu de la longévité historique exceptionnelle à l’échelle occidentale de la mémoire juive, et de la capacité de la communauté qui a porté ce projet de survivre au cours des siècles à de multiples tentatives d’étouffement ou de décimation physique, l’injonction vaut la peine dans notre contexte que l’on s’y arrête un instant. Il n’est pas sans intérêt de noter d’ailleurs que le judaïsme a développé pendant sa période talmudique, et jusqu’à l’aube de l’ère moderne, la notion remarquable que la succession des puissances militaires et des empires n’a pas pu ou su entamer la fidélité du peuple juif à l’Alliance divine. Malgré la destruction du Temple de Jérusalem et toute une cascade de catastrophes qui l’a dispersé aux quatre coins de la Méditerranée, et même au-delà, dont Montréal, le judaïsme surmonte toujours ultimement la tourmente qu’est pour lui l’histoire des nations qui l’entourent, et continue de porter fruit.

La perpétuation de la présence française en Amérique boréale a soulevé, au fil des années, des questions d’ordre assez semblable, même si toutes proportions gardées la durée juive souffre difficilement au premier abord la comparaison avec le destin historique des francophones nord-américains. Trois ou quatre siècles pâlissent face à trente ou quarante, et l’acharnement dont certaines sociétés ont fait preuve face aux Juifs qui résidaient en leur sein, n’a rien en commun avec les tribulations que l’on a imposées aux fragments résurgents de la colonisation française en ce nouveau continent. Si une seule conquête militaire a laissé une trace indélébile sur l’inconscient collectif des francophones d’Amérique, combien plus la perception juive a été marquée par une succession ininterrompue de défaites et d’humiliations collectives. Malgré cela, il n’est pas sans intérêt de s’arrêter un instant à ce « Zakhor » dont l’efficacité a été à l’évidence redoutable et les résonances universelles, et de tenter de le rattacher à ce « Je me souviens » si québécois dont nous contemplons les implications parfois sans les comprendre tout à fait. Un vent de familiarité souffle parfois entre ces deux « impératifs », pourtant situés loin l’un de l’autre à l’échelle des cultures et de la géographie planétaire, ce qui n’est pas sans soulever à la fois une sympathie réciproque et un trouble indéfinissable. Se pourrait-il que nous les francophones du Nouveau monde ayons à gagner de nous mettre à l’écoute de la sagesse pluri-millénaire du judaïsme, qu’une longue traversée de l’histoire informe, ou serions-nous victimes d’un mirage sympathique qui nous égare au-delà de notre situation objective?

Pour qui sait décoder les référents religieux implicites propres aux deux traditions, il existe plusieurs parallélismes fascinants et de bien des manières fortuits entre le « Zakhor » biblique et le « Je me souviens » québécois. Certes, l’injonction biblique est un rappel impérieux, et la phrase sur le fronton de l’Assemblée nationale une affirmation a posteriori d’un état de société. Les deux devises toutefois sont fondées sur la certitude hors de tout doute de la rédemption finale et de la permanence de l’accompagnement divin jusqu’au seuil de l’éternité. Le messianisme dont est imprégné le judaïsme, et qui fonde son identité, trouve ici un pendant étonnant dans la vocation historique que se donne le peuple francophone catholique de représenter dans une mer nord-américaine anglo-protestante impie, un îlot de rectitude et une incarnation héroïque de la vraie religion, celle de Rome. Le Christ, à la veille de sa Passion, ne dit-il pas à ses disciples : « Vous aussi, maintenant, vous voilà tristes; mais je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie nul ne vous l’enlèvera. » (Jn 16, 22). Reprenant pour eux-mêmes cette garantie de pérennité les Canadiens français, peuple choisi du Nouveau monde comme les Juifs l’avaient été dans l’Ancien, envisagent ainsi à la fin du XIXe siècle l’avenir avec la sérénité de ceux que Dieu guide jusqu’à la fin des temps.

Il y a plus. Le « Zakhor » n’est pas qu’une promesse immanente de l’antériorité de Adonaï sur les desseins humains. Ce cri retentit aussi comme un rappel strident d’une puissante et systématique intervention divine dans l’histoire : « N’oublie pas alors Yahvé ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Dt 8, 14). La délivrance des Juifs d’entre les mains de leurs ennemis, la levée des menaces proférées contre le peuple d’Israël, la survie année après année de ses enfants dispersés et vulnérables, découlent en droite ligne du geste fait par Adonaï dans le désert de remettre en main propre un code de loi qui scellerait l’alliance et la rendrait opératoire. Dieu en effet ne se contente pas de protéger et d’exhorter, il est un acteur de premier plan dans ce bas monde. Il retient le bras d’Abraham qui allait sacrifier son fils, fend les eaux de la Mer rouge et fait pendre Haman le honni. Les Juifs perpétuent ces gestes divins dans plusieurs des fêtes de leur calendrier religieux, comme Hanouka ou encore Purim, et dans nombre de célébrations et de prières mineures. Notre « Je me souviens », même sécularisé, procède aussi d’une même logique providentialiste, car quelle mémoire pourrait être plus puissante que celle du Créateur et quelle exhortation plus durable auprès d’un peuple que celle d’exister pour témoigner d’une foi intemporelle.

Or, nous vivons en des temps de déconfessionnalisation et de perte du sacré. Est-ce à dire que les cosmogonies religieuses patiemment construites au cours des siècles n’ont plus de sens et doivent être oubliées ou mieux encore combattues? « Zakhor » et « Je me souviens » émergent d’une logique immanquablement marquée d’une vision messianique, qui relève essentiellement d’une conception pré-rationnelle et pré-scientifique du monde. L’éclat des Lumières a terni aux yeux de plusieurs cette approche de l’histoire, où la volonté humaine cède le pas à une main invisible et se soumet à sa volonté. Juifs et Canadiens français, nous sommes pourtant tout près, par notre entrée tardive dans la modernité, d’un âge où le déroulement des événements n’avait de sens que parce que dicté par des considérations supérieures. À quelques décennies de nous à peine l’abbé Groulx, le premier à avoir enseigné à l’Université de Montréal l’histoire dite nationale, vante encore dans ses volumes consacrés à la Nouvelle-France les mérites d’un peuple aux prises avec une nature vierge et hostile, mais raffermi de manière incomparable par les vertus catholiques traditionnelles. « Se souvenir », dans cette perspective, n’est-ce pas même aujourd’hui se plonger très vite dans une religiosité d’ancien régime?

À moins de se soustraire totalement à la modernité, Dieu ne peut plus être aujourd’hui perçu, tel que le rappelle Yerushalmi, comme une figure héroïque de l’histoire ou comme l’arbitre ultime des destinées concrètes d’un peuple. En ce sens, le passage vers une séquence événementielle dénuée de finalités supérieures, constitue pour une collectivité une rupture dramatique et irrémédiable dont elle porte sans cesse les conséquences. Le déni de Dieu libère, mais il constitue aussi une perte de sens dans certaines cultures plus traditionnelles où Dieu constituait un point d’appui majeur. Ne pas prendre conscience des racines religieuses et providentialistes de certains éléments majeurs de notre culture historique, équivaut à se voiler la face devant un traumatisme profond et déterminant. Comme les Juifs, les Canadiens français abordent dorénavant le futur en quête d’une figure de remplacement qui rivalise en puissance avec le rabeynou shel oylem, littéralement en hébreu, le maître du monde. Il est fort intéressant de remarquer d’ailleurs sous cet angle que les deux traditions plongées bien malgré elles dans la modernité, qui n’est rien d’autre que l’abolition des certitudes immatérielles et le détachement irrémédiable de l’individu face à sa communauté d’origine, a donné naissance à des formes de nationalisme proches sous plusieurs aspects. Après des siècles d’isolement et de passivité, soit dans des ghettos urbains, soit à l’orée des bois, Juifs et Québécois abordent le grand tournant de l’après-guerre en créant, chacun à leur manière, un État capable de prendre en charge le destin collectif là où la tradition religieuse est jugée avoir failli à la tâche.

L’émergence de l’État d’Israël en 1948, et du drapeau fleurdelisé la même année au faite de l’édifice du Parlement à Québec, symbolisent l’appropriation de l’histoire par une instance nouvelle répondant mieux aux défis d’un monde devenu extrêmement complexe et ramifié, et où plusieurs nations rivalisent d’adresse pour attirer l’attention sur la scène internationale. Là où le savoir traditionnel religieux offrait des balises événementielles floues, mais solidifiées par une croyance ferme en la pérennité du sens ultime de l’Histoire; l’État propose maintenant la systématisation des connaissances et la transmission d’un certain héritage historique comme jamais auparavant, mais cette fois avec un doute persistant quant à sa finalité ultime. La disparition des anciennes rationalités a ainsi provoqué une crise toujours insurmontée et dont les conséquences sont abyssales. C’est ce que Yerushalmi appelle dans la trame du judaïsme moderne, la perte de la halakhah, de la loi divine révélée, et qui constituait un guide reconnu pour le comportement humain en ce bas monde. Sans point d’aboutissement final, qui serait le salut de l’humanité par l’avènement de la nouvelle Jérusalem, l’histoire juive semble maintenant errer dans une trajectoire absurde dont le nadir serait l’holocauste hitlérien.

Le rejet d’une certaine façon de comprendre le passé et la désacralisation a aussi atteint notre tradition québécoise catholique, entraînant là également un renversement majeur et des pertes inestimables au niveau historique. Que l’on songe par exemple à un abbé Groulx, d’abord imprégné de tradition ecclésiale, et abordant ensuite l’histoire de son peuple en s’éclairant d’un cursus conçu pour rendre justice à la rectitude doctrinale de la foi. Qui peut lire Groulx l’historien aujourd’hui sans être frappé par cet amalgame étonnant pour nous issus de la Révolution tranquille, et constant chez lui, entre l’histoire objective en soi des Canadiens français et la volonté de les rattacher au grand tronc de la mouvance catholique tel qu’incarnée par la France d’Ancien Régime. C’est ainsi que déambulant aujourd’hui sur la rue Bloomfield, dans le voisinage de sa dernière résidence et lieu de la perpétuation de son œuvre historique, l’on se prend à sourire que l’institution soit entourée précisément de maisons appartenant à des Hassidiques, au fronton desquelles on peut parfois lire cette injonction hébraïque : « Broukhim ha baïm [2] », et qui perpétuent à leur manière la conception de l’histoire de leur illustre voisin. Groulx, même drapé dans son anti-sémitisme de rigueur, avait plus en commun avec les croyants de la grande tradition monothéiste d’Abraham, et leur façon de comprendre le cours des événements historiques, qu’avec une compilation rigoureuse et strictement rationnelle telle que parfois l’on cherche à la pratiquer aujourd’hui.

L’idée ici n’est pas de déplorer ou de regretter, ce qui serait de toute manière contre-productif et précisément passéiste, mais de prendre conscience de la rupture et de tirer parti de l’expérience parallèle juive dans cette sphère hautement sensible. Pour les communautés composées de minoritaires, l’histoire ne peut pas jouer le même rôle qu’au sein des sociétés dominantes dans l’histoire, ou dont les productions culturelles et intellectuelles prétendent résolument et sans retenue à l’universalité. Il n’y a pas seulement que l’histoire est écrite par les peuples gagnants au regard du pouvoir économique et de la symbolique politique, mais aussi que les collectivités qui résistent et tentent de maintenir une autre vision ne peuvent recourir à la certitude, bien sûr toute relative dans le premier cas, qu’il se trouvera en d’autres époques encore à venir des gens pour témoigner de leur vitalité propre et de leur contribution au patrimoine de l’humanité. Le recours des perdants à l’intercession divine, seule source absolue de pérennité pour qui subit l’assaut répété des puissances adverses, peut sembler dérisoire à l’heure d’une structuration sans cesse plus poussée du savoir intellectuel et de la connaissance, mais il informe toujours en partie les symboles et les aspirations dites modernes des peuples minoritaires, pourtant réputés avoir bouté en dehors de l’espace public les référents religieux surannés.

Si le contexte d’apparition du « Zakhor » biblique est bien connu, il n’en va pas de même pour celui qui a présidé à la mise en place du « Je me souviens » québécois. Malgré des recherches sérieuses au début des années quatre-vingt, les historiens Madeleine Albert et Gaston Deschênes [3] n’ont pas découvert vraiment ce qui aurait motivé Eugène-Étienne Taché à faire apparaître en 1883 cette phrase sur les plans du Palais législatif de Québec. L’architecte en effet n’a jamais senti le besoin de s’expliquer par écrit sur son choix de devise pour les armoiries de la province de Québec encore naissante. Il apparaît évident toutefois que la conception de l’histoire que véhicule le « Je me souviens » de la colline parlementaire tient plus de la fidélité à une notion providentielle de la survivance française en Amérique, que d’une réflexion laïque et toute modernisante. Ainsi Albert et Deschênes mentionnent que cette logique du souvenir à la France aurait été traduite peu après dans un discours prononcé par le juge Jetté en 1890 pour accueillir un dignitaire français en visite dans la vallée du Saint-Laurent : « Oui, je me souviens, ce sont nos gens, Monseigneur, toute l’histoire de la race française sur ce sol d’Amérique est résumée dans ces quelques mots ». Or, l’homme à qui s’adresse Jetté n’est nul autre que le comte de Paris, l’héritier de la couronne de Louis-Philippe, le successeur du roi très-chrétien. Difficile de croire que les Québécois qui avaient consenti à accueillir un tel personnage, se soient sentis très portés à ignorer le versant fortement religieux de la devise nouvellement forgée, ou du moins la possibilité qu’elle soit interprétée en ce sens. À la fin du XIXe siècle, en effet, il ne se trouvait pas encore beaucoup de gens au Québec pour proposer une histoire dite nationale dont les finalités providentielles auraient été évacuées.

Curieusement, on pourrait ainsi imaginer que l’injonction divine aux Juifs trouve comme un écho dans l’affirmation ou l’aveu prononcé par les Québécois de 1867. Dieu en effet enjoint à son peuple de se rappeler à tout jamais de sa présence et de son intervention, et trois millénaires plus tard, une autre collectivité fort différente elle aussi marqué de messianisme répond en écho : « Je me souviens ». Certes Taché a sans doute voulu souligner par cette phrase la persistance du fait français en Amérique, plus d’un siècle après la Conquête. La France à laquelle il se réfère toutefois n’est certes pas la fille de la Révolution et de la République, dont le souffle corrosif pour les idées d’Ancien Régime ne s’était d’ailleurs pas étendu jusqu’à la vallée du Saint-Laurent, mais celle qui célèbre l’union d’un peuple et de son souverain oint de Dieu. De là à conclure à la forte parenté d’esprit entre la mémoire historique juive et celle des Canadiens français d’avant-guerre, il y n’y a qu’un pas vite franchi. Coïncidence fortuite cependant, ou plutôt parenté indéfinissable, puisque les catholiques francophones du début du régime confédéral canadien ne sont pas d’humeur au rapprochement avec les Juifs, que des Drumont et des Maurras démonisent comme les ennemis et de l’Église et de la vieille France, et qu’ils ignorent tout de ce qui fonde la mémoire juive immémoriale.

Le « Je me souviens » apparaît par ailleurs à une époque où il y a foisonnement de projets en vue d’un drapeau national canadien-français, dont les contemporains ne semblent pas certains le plus souvent qui il doit représenter et dans quel contexte politique. Les sources historiques et héraldiques qui inspirent ce courant de nationalisme semblent unanimes sur un point toutefois : la bannière doit s’inspirer largement de l’Ancien Régime. En 1902, nous apprend Claude Paulette : « le journaliste catholique Jules-Paul Tardivel exprime sa préférence pour l’ancien drapeau blanc des rois, auquel il appose l’image du Sacré-Cœur, tout comme les catholiques de France qui voudraient ajouter l’emblème sur le bleu-blanc-rouge. Mais le 26 septembre [...] Elphège Filiatrault propose “un drapeau nouveau pour un peuple nouveau”. Il a pris à la bannière de Carillon ses fleurs de lis et sa couleur et emprunté la croix blanche des anciens drapeaux de l’armée française [4]. » Faut-il se surprendre que le Canadien français de l’époque, se cherchant des symboles culturels à brandir, les trouve dans un univers de signification où la foi et l’autorité civile ne faisaient qu’un?

Les sionistes, qui avaient eux aussi dû créer de toutes pièces des outils de ralliement, ont agi exactement de la même manière à la même date. L’hymne national israélien, le Hatikvah (l’espoir), a été écrit en 1878 par un Juif roumain et publié pour la première fois, paroles et mélodie, en 1895. En 1933, l’œuvre musicale de Naphtali Herz Imber devenait l’hymne officiel du mouvement sioniste international, puis celui de l’État hébreu en 1948. Reprenant une chanson folklorique moldave qui rendait en musique la souffrance du ghetto, le Hatikvah veut célébrer la persistance de l’identité juive au cours de plus de deux mille ans de diaspora, et rappeler aux Juifs la gloire du règne de David et de sa ville Jérusalem. Impossible dans une telle veine de ne pas soulever des émotions historiques qui ont une forte coloration religieuse et qui plongent dans des époques résolument pré-modernes. Il en va de même pour le drapeau actuel de l’État d’Israël, qui flotta pour la première fois en 1885 à Richon-le-Zion, alors une petite localité de la Palestine sous domination turque. Ce symbole tout ce qu’il y a de plus laïque aujourd’hui, fut inspiré de l’étoile de David pour une part, image qui a des racines religieuses indéniables, et des bandes verticales qui décorent les taleysim, les châles de prière utilisés à la synagogue.

Juifs et Canadiens français forment des traditions ethno-religieuses qui ont participé tardivement à la modernité pleine et entière, essentiellement pour les deux peuples après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’à l’échelle mondiale des événements d’une ampleur jusque-là insoupçonnée et porteurs de souffrances indicibles ont rompu définitivement les liens organiques entretenus jusque-là entre religion et pouvoir politique. Comment s’en remettre à Dieu après l’Holocauste, se demandèrent les Juifs? Comment se fier à l’Église pour entrer dans le grand tout nord-américain et participer à sa richesse collective, raisonnèrent plus modestement les Canadiens français? Depuis, Israéliens et Québécois se débattent pour établir un équilibre entre les sources religieuse et providentialiste de leur État, et l’impératif que constitue l’érection d’une société démocratique ouverte aux citoyens de toutes origines. La tâche, si elle n’est pas nécessairement plus ardue pour les peuples marqués par un passé de minoritaires, n’en est pas moins assortie de sensibilités particulières.

Utiliser des symboles venus d’une autre époque pour animer un mouvement d’émancipation nationale, aujourd’hui tourné vers la laïcité et des valeurs de participation civile universelles, ne constitue pas en soi une contradiction insurmontable. Ces images expriment une profondeur historique et des racines qu’il serait futile de nier ou de masquer. Une croix plantée sur le Mont-Royal par le pieux Maisonneuve n’est-elle pas le symbole d’une grande ville québécoise situé au cœur des grands réseaux d’échange internationaux? Comme les Israéliens, héritiers d’une longue tradition pluri-religieuse inscrite dans la géographie de leur pays, les Québécois de toutes origines ont à s’interroger avec lucidité sur le sens de la mémoire historique pour une collectivité en émergence. De toute évidence notre société n’est pas la seule aux prises avec de tels questionnements. La comparaison avec d’autres ensembles nous apporte toutefois des points de repères fort utiles en vue d’un débat, qui sans doute ne cessera de s’élargir au cours des années à venir, et dont on peut déjà mesurer l’ampleur par l’intérêt que soulève depuis quelques temps l’étude de la communauté juive à Montréal et ses difficultés d’insertion à la société québécoise au cours de la première moitié du vingtième siècle.



Pierre Anctil*



NOTES


* Pierre Anctil est chercheur invité au musée d’archéologie et d’histoire de Montréal

[1]. Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor. Jewish History and Jewish Memory, Seattle, The University of Washington Press, 1996, 154 p.

[2]. Béni soit celui qui franchit le pas de la porte.

[3]. Madeleine Albert et Gaston Deschênes, « Une devise centenaire : “Je me souviens” », dans Bulletin de la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, vol. 14, nº 2, avril 1984, p. 4-13. Pour une interprétation plus succincte voir Gaston Deschênes, Les symboles d’identité québécoise, Québec, Les Publications du Québec, 1990, p. 15 et 17.

[4]. Claude Paulette, Le fleurdelisé, Québec, Les Publications du Québec, 1997, p. 22.




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