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La République des satisfaits

Un texte de Gilles Gagné, Simon Langlois
Thèmes : Histoire, Nationalisme, Politique, Québec
Numéro : vol. 3 no. 1 Automne 2000 - Hiver 2001

Gilles Gagné et Simon Langlois*



Hubert Guindon a soutenu jadis que la Révolution tranquille était (« allait être », puisqu’il écrivait en 1960) le résultat des revendications d’une classe apparue sur l’échiquier politique de l’après-guerre, la classe moyenne franco-québécoise; mue par l’ambition de construire une société à sa mesure, elle allait renverser l’ancienne hiérarchie et bouleverser la configuration idéologique « traditionnelle », d’abord en investissant le domaine des services publics (fédéraux et provinciaux). D’autres suivront Guindon sur cette voie : en 1963, Charles Taylor parlera du projet d’indépendance des nouvelles générations qui fondaient leur ascension sociale sur le savoir et sur la préservation d’un espace de l’expertise de langue française; Parti pris appellera ensuite à la rescousse de cette cause la nouvelle bourgeoisie francophone, celle que « l’État du Québec » avait pris en élevage ; Gilles Bourque et Nicole Laurin-Frenette tenteront en 1970 de faire le portrait de famille de la nouvelle classe dominante (d’ascendance bourgeoise et de descendance technocratique?) alors que Jean-Jacques Simard verra en 1976 la technocratie d’État arriver au terme de sa longue marche. Quoi qu’il en soit de ces diverses désignations, une chose reste certaine : la Révolution tranquille et ses suites ne peuvent s’interpréter comme des événements sans acteur, anonymes et providentiels. Cette histoire est indissolublement liée à des forces politiques particulières et elle a fait naître de nouvelles modalités d’action sur la société dont il faut chercher à comprendre la logique d’ensemble pour saisir les déterminations et les virtualités des transformations sociales que l’on place ainsi au foyer de l’attention [1].

Ces forces politiques, par définition tributaires de l’assise sociale des acteurs, se différencient de surcroît (dans le cas qui nous occupe) en suivant la ligne d’un clivage générationnel dont le synchronisme démographique des naissances de l’après-guerre est un indicateur adéquat. La première génération de la Révolution tranquille est née dans l’entre-deux-guerres ; elle a vécu, par le biais du catholicisme social et la recherche d’une « troisième voie », la crise du monde moderne et elle est caractérisée par une ethos de l’engagement personnel du chrétien dans l’arène du renouveau des mentalités. La seconde génération, née après la guerre, a vécu dans une certaine prospérité et, sensible à des courants d’idées allant de l’existentialisme au marxisme en passant par le féminisme radical, elle est portée par une éthique du réformisme social basé sur l’expertise en matière de « besoins ».

S’intéressant au Parti québécois, il est impossible de ne pas s’interroger sur la place grandissante que vont y occuper les baby-boomers. Historiquement, ce parti a su canaliser à son profit les forces révolutionnaires qui sont à l’origine de la Révolution tranquille, et cela en y intégrant avec grand succès la génération turbulente qui vint après la guerre et qui allait faire carrière dans la nouvelle donne. Cela revient à dire, en mode synchronique cette fois, qu’il a su mobiliser les catégories sociales montantes (classe moyenne des aspirations, nouveaux professionnels de l’encadrement social, technocratie liée, du dedans ou du dehors de l’État, aux nouvelles organisations productives) dans un redéploiement du pouvoir autour de l’indépendance, un redéploiement qui fut aussi rapide qu’était savant le flou artistique qui enveloppait cette coalition. Ce parti allait ainsi devenir l’agent historique d’une traduction qui devait tout à la fois achever la critique et la destruction des institutions du vieux Canada français et reprendre à sa charge l’idéal d’autonomie qui le portait. C’est dans cette opération multivoque qu’il est apparu aux yeux des uns comme l’incarnation supérieure d’un mouvement social dont l’intérêt dépassait les stratégies partisanes, le patronage et les ambitions corporatistes (un mouvement révolutionnaire au service du peuple, disait Pierre Vadeboncœur), pendant que les autres ne voyaient là que la chance historique de petits notables nouveau genre qui seuls pouvaient articuler la question nationale à la montée du professionnalisme mis au programme par le capitalisme d’organisation tout en faisant droit à des aspirations populaires où les services publics servaient désormais de socle au développement de la consommation privée. L’un dans l’autre, le Parti québécois est devenu de cette manière le lieu de passage d’une génération de la Révolution tranquille à l’autre ; et c’est cette même capacité d’intégration qui s’est manifestée, sur l’axe des positions idéologiques cette fois, par le double processus de conversion de la droite nationale à l’indépendance (civique, évidemment) et d’épuration de la gauche sociale par son absorption dans le problem solving des programmes.

Si l’on accepte, pour aller vite, cette vue schématique de son histoire sociale, le tour de force du PQ a donc été de rester maître du centre de la coalition dont le mouvement souverainiste a été l’occasion et de profiter des reconfigurations des rapports de force de la société québécoise pour rejeter à sa marge les minorités actives de droite ou de gauche dont les bases sociales changeaient d’horizons : les étudiants, devenus bénéficiaires, ont leurs fonctionnaires aux tables ministérielles et ils ne contestent plus ; les syndicats défendent auprès du gouvernement des privilèges menacés pour en obtenir de nouveaux et ils ne parlent plus « d’abattre le régime »; les associations patronales enseignent à profiter des subventions et des encouragements fiscaux plutôt que de donner des leçons de libéralisme ; les mouvements populaires sont devenus partenaires de l’économie sociale ; les artistes de haut vol se sont mondialisés pour laisser à ceux qui font swinger les Cégeps la tâche de chanter le Québec ; et les consommateurs fortunés d’un certain âge (par la force des choses), s’inquiètent de l’avenir du système de santé pour ne pas avoir à s’inquiéter de l’avenir incertain (par la forces des choses) de leur propre santé. Les entrepreneurs, les capitalistes, les organisateurs, les ingénieurs, les assureurs, les investisseurs, les promoteurs, les inventeurs, les banquiers, les éditeurs, les commerçants, les intellectuels, les décimateurs, les fils de famille, les magouilleurs, les amuseurs et les administrateurs qui tournent autour des multiples caisses, fonds, sociétés, régies, commissions et autres assiettes au beurre que les gouvernements québécois ont créés, développées puis cédés à leurs gestionnaires depuis 40 ans mordent rarement « la main visible de l’État » qui a brassé la soupe primitive d’où ils sont venus (surtout quand cette main philanthrope béni la main invisible du marché qui leur donne tous les droits tout en distribuant la macédoine de programmes qui renouvelle en douce les avances initiales). Quant aux puissances économiques qui ne dépendent de personne et dont l’horizon a peu à voir avec la société québécoise, c’est par des canaux qui échappent au domaine d’opération des États nationaux qu’elles leur imposent leurs préférences macroéconomiques et qu’elles échappent du même coup au domaine de la petite politique ; ici aussi règne le consensus, cette fois parce que le génie des gouvernants responsables et astucieux leur commande d’être toujours d’accord avec la puissance des faits, et de l’être avec enthousiasme pour montrer leur indépendance. L’équipage, bref, a perdu quelques équipiers au fil des kilomètres mais il s’en est associé d’autres en échange. Le PQ, qui se donne des airs de le mener vers l’indépendance, prétend mettre la mondialisation au service de la bourgeoisie parétatique [2] made in Quebec afin de mettre celle-ci au service de sa cause. La mouche, le cocher et les chevaux sont d’accord et les passagers laissent courir : il faut prendre la route de la « nouvelle économie », pays de cocagne où chacun trouvera son petit bonheur. Cependant, comme les structures sociales et les références significatives qui les renforcent sont de moins en moins coextensives aux totalités sociétales auxquelles les États donnaient forme, le jeu des oppositions de classes ne se joue plus sur la même carte que la compétition pour la maîtrise des institutions politiques et ces dernières deviennent, dans la hiérarchie des capacités d’action sur la vie sociale, un domaine subordonné, assujetti d’office à des organisations qui ne font le jeu du pouvoir que dans les limites où il accroît leur poids en retour.

Témoins, les orientations politiques du PQ : redéfinies par petits degrés au fil de ce déséquilibre dynamique, elles ont gardé tout au long de la route des apparences de continuité, y compris dans les cas de renversement complet ; et c’est ainsi qu’un parti qui est né d’un mouvement social dont tout le programme économique était la reprise du « maître chez nous » (par le moyen de l’État) trouve maintenant dans les investissements que contrôlent des organisations qui n’ont pas de pays le moteur du développement économique « québécois ». Cela est visible aussi dans un programme social qui sautille d’un problème à l’autre, un programme sans identité à force d’être la somme des « solutions aux problèmes » que réclament à tour de rôle les diverses catégories d’intervenants professionnels qu’il faut ménager. Si ce parti a perdu de vue le sens de son ambition politique et de son programme social alors même que l’appui à l’indépendance se maintenait, cela tient à la manière dont une nouvelle conjoncture internationale s’est combinée à des luttes de pouvoir sur l’échiquier politique québécois. La nouvelle logique de classe qui fait du pouvoir d’État local un champ d’action secondaire pour une overclass technocratique globalisée ouvre ainsi la sphère des conflits à de nouvelles alliances : d’un côté, elle condamne les catégories sociales trop attachées au terrain national (par le travail, par la petite propriété immobilière ou par la constitution) à chercher leur expression politique dans des partis « réactionnaires ». Cela se voit au Canada dans le fait que les partis d’opposition, défensifs, n’ont plus de programme de gouvernement : le Bloc québécois défend des compétences constitutionnelles, le NPD défend la social-démocratie des classes moyennes, la nouvelle Alliance défend les valeurs (dans tous les sens du mot) des petits blancs et le Parti progressiste conservateur se défend contre ses créanciers. Le Parti québécois, par contre, en tant que parti gouvernemental jouissant de larges assises populaires mais assez mal implanté dans le grand capital canadien, a parfaitement bien réussi à s’accommoder du nouveau clivage de classe ; en laissant au Bloc québécois un passé nationaliste fait de notables locaux voués à la défense du fait français, il a trouvé une formule de gouvernement qui ne l’oppose pas aux technocraties qui pourtant limitent et balisent le champ d’action de l’État. Certes, la ruse historique qui lui a fait chercher dans la dynamique du libre échange nord américain le moyen de morceler le Canada (et donc de favoriser l’indépendance du Québec?!) montre aujourd’hui son défaut : le pari « continental » du PQ éloigne ce parti du mouvement social qui lui a donné naissance et érode ses ancrages dans les catégories sociales subordonnées.



LE MOUVEMENT SOUVERAINISTE AU TOURNANT



Dans une étude récente dont nous avons publié certains résultats dans les pages du Devoir, nous avons tenté de mettre quelques chiffres, indicatifs, sur l’hypothèse de sens commun voulant que les jeunes francophones actifs aient accordé un appui massif à la souveraineté en 1995. Basée sur une analyse typologique des résultats de sondages pré-référendaires et sur une comparaison avec des sondages de 1999, cette étude, bien que confortant la thèse pour 1995, a aussi montré que le recul récent de l’appui déclaré à la souveraineté du Québec, fut-il de faible ampleur, se trouve justement concentré dans ce que nous avons appelé le « groupe social porteur de ce projet ».

Dans sa réplique à notre étude, Jean-François Lisée a soutenu dans Le Devoir que nous portions des « lunettes roses », notamment dans notre esquisse d’interprétation de ce recul. Pour éviter les malentendus, nous voulons exposer maintenant d’une manière un peu plus large notre interprétation de ce fait politique, et cela au risque de le faire sans pouvoir moduler comme il se devrait notre diagnostic. Qu’une chose soit claire cependant : nous n’avons certainement pas voulu soutenir que ce recul n’était qu’un effet de conjoncture, pas plus que nous acceptons d’y voir l’indice d’un changement irréversible. Nous avons voulu mettre le doigt sur ce recul et l’interpréter correctement, ce qui veut dire montrer que le mouvement souverainiste se trouve à nouveau à un point d’inflexion et que les pronostics quant à la suite peuvent être tous absorbés dans la réserve du sceptique : ça dépendra....

Un des grands problèmes du mouvement souverainiste, entendu comme mouvement social, se trouve aujourd’hui du côté de ceux qui le dirigent et, plus largement, du côté de ceux qui en ont le plus profité. Cela doit s’entendre dans plusieurs registres.

1)         Historiquement, le mouvement souverainiste fut une sorte de coordination souple, plus ou moins spontanée, de plusieurs tendances politiques ayant en vue, dans la mouvance de la Révolution tranquille, la transformation de la société. De la question de la langue à celles de la social-démocratie et du socialisme, ces tendances ont contribué diversement à former le mouvement souverainiste qui s’est fédéré dans le Parti québécois en 1967 avant que celui-ci ne tombe lui-même, progressivement et à partir de 1976, sous le contrôle d’une élite du pouvoir qui est issue du mouvement et qui est aujourd’hui solidement installée dans les institutions de la « province » de même que dans les organisations qui y prennent appui. Cette inévitable confusion entre le gouvernement et le mouvement a eu pour résultat de réduire sensiblement les tensions internes du mouvement et, partant, de le priver de l’essentiel de son dynamisme. Cette relative domestication des orientations de ce qui est devenu en cours de route un « parti gouvernemental », à force de trop bien réussir à limiter les dangers et les contestations internes du mouvement souverainiste, finira par le rendre sans danger pour « l’ordre établi », quel que soit le sens que l’on donne à cette expression.

2)         Après un séjour de 25 ans dans les institutions du pouvoir, dans ses appareils de contrôle et dans les organisations économiques qui en sont les « partenaires », l’élite politique du PQ appartient à plein titre au groupe social qui a le plus profité des transformations de la société québécoise depuis 1960. Cela n’est certainement pas une infamie — toute transformation de la société visant, entre autre ou au passage, à modifier la « distribution » du pouvoir — mais cela n’est pas pour autant sans conséquence pour un mouvement qui était aussi animé par une certaine idée du progrès social. Le projet (nationaliste) d’opérer une nouvelle donne du pouvoir à la faveur d’une élite canadienne française formait déjà, depuis 1867, le cœur de ce que nous appelons maintenant la stratégie « fédéraliste »; sans la participation plus large des forces politiques situées sur sa gauche, le simple repli de ce projet sur le gouvernement provincial serait resté lettre morte.

Ceux qui contrôlent aujourd’hui le mouvement souverainiste appartiennent à une nouvelle élite québécoise, issue de cette coalition ; elle s’est formée avec l’affirmation du Québec, avec le développement de la fonction publique et des appareils du providentialisme, avec la mise en place d’un nouveau rôle économique de l’État, avec la législation linguistique, avec le renforcement, par des moyens politiques, de l’entreprise francophone et, depuis 15 ans, avec l’intégration continentale plus poussée de l’économie québécoise et la montée des compétences managériales sur lesquelles elle repose.

Les avantages sociaux liés à de si nombreuses restructurations sont certainement répartis très largement dans la « société » québécoise qui s’est formée au fil de cette histoire récente. Mais ils n’en ont pas moins été inégalement répartis et l’intérêt que les différents groupes sociaux peuvent trouver au statu quo actuel dépend forcément de leur place dans cette nouvelle donne. Ceux-là, par exemple, qui se sont identifiés à ces transformations sociales en y participant seront aujourd’hui beaucoup plus émotifs face au caractère sacré du « modèle québécois » et face aux « acquis » de la Révolution tranquille.

Quand on a appartenu à la démocratisation et à la modernisation de l’éducation, à la mise en place de l’État providence et à la formation d’une expertise de la « santé-sécurité », quand on a participé à la montée de la nouvelle garde économique du Québec, quand on a été un bon soldat de l’Hydro-Québec, de la Caisse de dépôt, du passage de la coopération vers le big business, quand on a été un combattant de première ligne de la langue française et quand on a le sentiment bien fondé d’être parvenu à quelque chose dans l’aventure, on a aussi, et c’est normal, plus tendance à trembler pour les acquis de cette histoire qu’à trembler d’impatience face aux tâches d’aujourd’hui. Tout cela a été dit à de nombreuses reprises, depuis déjà plusieurs années. Mais cela ne nous épargne pas de prendre acte du fait que c’est ainsi que se sont émoussés les idéaux de liberté politique, de justice sociale et d’égalité qui ont été revendiqués par ce mouvement, qui lui ont servi de couverture idéologique et de principe d’unité ; cela ne nous épargne pas de prendre acte du fait que c’est au fil de la formation du nouveau statu quo que s’est modulé l’évaluation des « dangers » historiques associés à la poursuite de ces idéaux, ni du fait que c’est là l’origine des lunettes roses qui permettent de voir maintenant les « libertés nouvelles » qui viendraient avec la mondialisation.

Le mouvement souverainiste s’est développé en même temps que l’État, mais aussi en même temps que cet État réglait plusieurs des problèmes qui étaient à la source du mouvement lui-même. Les souverainistes sont victimes en partie de leurs propres succès, comme l’a déjà souligné Pascal Venne, au sens où ces succès font paraître secondaires les frictions constitutionnelles qu’ils ont occasionnées et au sens où ils diminuent la rentabilité politique de ce genre de conflit. Cependant, plus les souverainistes occupent paisiblement le domaine des compétences de l’État québécois, plus l’indépendance apparaît inutile. Ils semblent alors donner raison à Pierre-Eliott Trudeau qui disait aux militants du RIN que l’essentiel du programme des indépendantistes (réforme et laïcisation de l’éducation, protection de la culture et promotion de la recherche scientifique, programmes sociaux avant-gardistes, leadership économique de l’État, etc.) pouvait être réalisé à l’intérieur des cadres de la constitution canadienne.

La remarque de Venne peut s’entendre encore dans un autre sens : l’élite souverainiste au pouvoir a eu tendance à croire au succès de son mouvement parce qu’elle a eu elle-même du succès. L’histoire montre beaucoup d’exemples de ces mouvements qui ont échoué pour avoir confondu la réalisation d’un idéal avec la réussite sociale de ses membres. Quand le fils ou la fille de manœuvre ou de journalier qui revendiquait jadis un pays pour sortir le peuple de son état de colonisé devient haut fonctionnaire, place ses actifs à New York et prépare sa retraite en misant sur la dévaluation du dollar canadien, il peut sentir qu’il a fait tout son possible pour son pays, autant parce qu’il est devenu instruit, important ou prospère dans l’aventure que parce que le pathos anti-colonial de jadis a l’air de ce qu’il est devenu quand on le regarde du haut d’Hydro-Québec, une curiosité historique. L’urgence de l’indépendance ne lui semble plus aussi évidente quand elle ne fait plus corps avec ses ambitions personnelles, et même elle lui apparaît dangereuse comme à tous les travailleurs arrivant à l’âge de leur retraite.

 Le mouvement souverainiste, bref, est victime de ses propres succès en ce qu’il a maintenant sa direction dans un groupe social qui doit faire quelque effort pour trouver à quoi l’indépendance pourrait bien servir qui n’a pas déjà été « acquis ». La capacité de ce groupe à gouverner la province et, partant, à discipliner le mouvement étant de plus en plus dépendante des organisations qui font circuler les investissements au gré des « attractions » locales, les gouvernants auront ainsi à chaque jour une nouvelle occasion de découvrir que la politique est « l’art du possible » et ils seront d’autant plus satisfaits de l’étroite plage d’autonomie où ils « administrent » que les leçons de chose au fil desquelles on apprend à être « raisonnables » tomberont chez eux en terrain propice.

3)         Pour être bien entendu, posons la question de la manière la plus crue : le mouvement souverainiste aurait-il accouché d’une République des satisfaits, expression par laquelle Galbraith désignait l’appui des riches (il parlait pour les U.S.A.!) au ronron d’une démocratie électorale impuissante, une démocratie dont la fonction essentielle est de neutraliser l’emprise du pouvoir politique sur les lois du capital? Le pouvoir en place joue aujourd’hui sur l’autonomie du Québec, sur le butin du Québec, sur le modèle québécois et sur les acquis de l’histoire récente, mais sans savoir dire pour quoi faire et en vue de quel développement du modèle cette mobilisation devrait perdurer. Le parti au pouvoir à Québec trouve à Ottawa un ennemi héréditaire fort utile, un ennemi à qui disputer des « compétences » pour les mettre au service du même néo-libéralisme. Mais le seul progrès notable du à cette compétition routinière finira par être le progrès du contentement : le gouvernement du meilleur pays du monde se chante à lui-même les louanges que lui adresse une technocratie onusienne où il a ses pions pendant que la province la plus différente des autres qu’il y ait au Canada s’émeut à la pensée que Dion, Plamondon, Lepage et les autres chantent on ne sait trop quoi sur toutes les scènes du monde. Chacun des deux niveaux de gouvernement étant la limite du contentement de l’autre, les deux gouvernements font la paire pour ce qui est de n’avoir pas d’autre programme que celui de rester au pouvoir. Cette absence de perspective se voit aussi bien dans la stratégie du PQ que dans l’orientation du gouvernement.



a) La stratégie du PQ



Outre le fait qu’à sa face même la stratégie des conditions gagnantes pouvait être vue comme un truc (profiter du prochain coup d’humeur de la « population » pour faire passer l’affaire), elle était l’aveu par ceux qui dirigent le mouvement qu’ils ne croient plus à la valeur pédagogique et transformatrice de leur cause : ce sont donc les circonstances qui devront faire le dernier bout du chemin? On s’épargne ainsi de se mettre la tête en face de la vérité : comme la souveraineté doit recueillir l’appui de la « majorité », elle ne pourrait le faire que sur la base d’un programme politique de centre-gauche — croyons-nous — un programme qui loin d’avoir la moindre chance de sortir des « circonstances » devrait venir des groupes sociaux que la satisfaction n’empêche pas encore de croire qu’il reste un avenir pour l’autonomie des communautés politiques dans la « mondialisation » américaine.

Le problème de la stratégie du PQ c’est qu’il s’agit d’une stratégie, justement, une stratégie dont on connaît les manies : psychologie de l’indécis que l’on abreuve de mots bien choisis plutôt que d’idées, psychologie de la femme, par exemple, que l’on imagine portée vers les ambiguïtés « partenariales », goût de l’affrontement sur des détails, évocation rocambolesque de la fierté qu’il faut mousser, promotion général du contentement face aux symboles de la montée du Québec, guerre de drapeaux et dénonciation de rendez-vous manqués avec des présidents étrangers, appel à l’histoire, amour pour l’impopularité de Chrétien, etc. À s’en tenir à ces stratégies, on s’épargne de se donner de véritables orientations politiques (ce qui a pour effet d’accroître la méfiance des gens envers les combines de politiciens, soit dit en passant). Jean-François Lisée s’étonne de ce que les Québécois n’aient pas « réagi » davantage au fait que le premier ministre Bouchard ait été empêché par le gouvernement fédéral de rencontrer le président Salinas. Nous nous étonnons plutôt de ce que le gouvernement ne prenne pas davantage d’initiatives institutionnelles porteuses à long terme : il a fallu tout un mandat pour mettre en place une carte nationale d’identité quand il aurait fallu rénover la constitution du Québec, et pendant que l’on joue avec la date du référendum pour se faire croire que l’on est maître de l’agenda, on oublie que cette pratique va à l’encontre de l’esprit de notre réforme de la démocratie, une réforme qui vise à rendre la mécanique des consultations populaires transparente sur le plan financier et, idéalement, à soustraire ces consultations aux manipulations « stratégiques » en les rendant prévisibles.



b) L’orientation du gouvernement



L’orientation principale du gouvernement québécois actuel à mi-chemin de son second mandat, c’est la désorientation. Comme il n’y a plus d’idée directrice à valeur politique et sociale, on multiplie les programmes à caractère technocratique. Qu’on juge plutôt des programmes récents : tel ministère (à l’instigation du fédéral) va subventionner le remplacement des lavabos et l’installation de barres de sécurité dans le logement des personnes âgées et un autre donnera un chèque aux familles pour qu’elles achètent un ordinateur. Et si les familles voulaient plutôt donner à leurs enfants des cours de piano? Multiplier ainsi les programmes et les politiques orientés par la « compétition intergouvernementale » donne lieu à toutes sortes d’effets pervers bien connus : pour le doctorat, les bourses d’étude provinciales étaient moins élevées que celles du fédéral et cela faisait des problèmes « bureaucratiques »; le Québec relève donc les siennes, mais en haut de celles du fédéral, ce qui crée de nouveaux problèmes bureaucratiques! En toutes choses les bienfaiteurs techniques du peuple ont les coudées franches parce qu’ils ne sont plus dirigés et ils ne répugnent pas à se donner à eux-mêmes de l’ouvrage. Et comme la social-démocratie maternelle, qui ne ménage rien pour ajuster en détail ses soins palliatifs aux vrais besoins de chacune de ses innombrables catégories de bénéficiaires, va aussi bien que vont les problèmes qui la rendent utile, la compétition pour des clientèles est devenue la principale mesure d’orientation des mesures gouvernementales en matière d’insignifiance.

Pendant ce temps là, on se chicane pour gagner la médaille des congés parentaux mais on livre la forêt boréale aux soins des débusqueuses québécoises ou on fait déambuler les patients au lieu de mettre plus de soignants sur la route pour faire face au vieillissement de la population. On accouche par ces méthodes, ici d’une souris (la carte d’électeur), là d’un fouillis (la formation professionnelle), là encore d’un gâchis (les ressources humaines). Quand aux méga appareils de l’éducation et de la santé, ils ne prospèrent plus que par en haut, par le bout des fonctions d’organisation et d’information qui s’autofinancent en désorganisant le travail des autres. L’efficacité de base s’y accroît au rythme de la croissance du nombre de gestionnaires de système qui s’attaquent à la vie des autres comme à des manies, qui les privent du sens qu’il trouvaient à leur travail et qui leur chantent qu’à l’ère glorieuse de l’informatique il faut changer de « tâche » à tous les trois ans, gérer sa propre employabilité, évoluer vers de nouveaux « savoir-être », réinventer sa place dans la société à temps plein et passer sa vie en formation continue. Les gestionnaires ont fait de la réforme permanente des systèmes une nouvelle forme de discipline industrielle : les exécutants battent en retraite, les occasionnels s’arrachent les miettes et les idéologues, qui saluent l’homme nouveau dans les feuilles de choux de la mondialisation, proposent de sauver le « social » grâce à l’introduction à l’école élémentaire de l’éducation à la citoyenneté.



L’ÉTAT PROVIDENCE D’UNE ÉPOQUE OPAQUE



Un programme social-démocratique (compris par opposition à ce déferlement d’une bienfaisance qui reproduit les problèmes qui la fait vivre) doit avoir en vue l’autonomie des individus, il doit la supposer afin de la favoriser et il doit lui fournir un cadre collectif qui soit juste et transparent [3]. Il doit pour cela combiner un haut niveau de protection sociale de base avec une politique (explicite, ouverte) visant à réduire la dépendance de l’activité productive face aux variations du marché du travail et surtout face aux définitions purement marchande de l’activité socialement utile. Des secteurs massifs de notre économie reposent sur des activités qui n’ont pas été instaurées par le marché ou qui ne se sont pas développées sous son égide (de la protection de la propriété à la recherche universitaire, en passant par la voirie et les infrastructures, l’éducation, la santé, la « communication » postale et la télévision). A un moment où les marchés ne peuvent plus détecter que les travaux qui feront des bénéfices dans six mois (et couper les autres au nom des rendements financiers), les sociétés qui manqueront d’imagination sous le rapport des nouvelles formes de l’activité socialement juste et utile verront se multiplier en elles les membres inutiles et elles s’appauvriront d’autant.

La carte de l’économie sociale, outre le fait qu’elle joue davantage sur l’encadrement bureaucratique de ses programmes que sur le développement de ses activités de base, a le défaut supplémentaire de reposer trop largement sur une économisation de la bienfaisance. Quand la bienfaisance privée devient ainsi, c’est-à-dire par le détour des organisations d’économie sociale, philanthropie d’État, c’est que l’État ne veut plus régler le domaine public de la libre propriété et qu’il se contente plutôt de prendre à sa charge, après coup, les victimes que la violence privée laisse sur le carreau (en commençant par les victimes de l’économie). La démocratie sera en santé si les gouvernants traitent les gens en citoyens responsables et non d’abord en bénéficiaires de leurs programmes d’urgence. L’éducation, c’est pour accroître la marge de choix des personnes instruites et pour ouvrir les canaux de la participation à la vie de l’esprit, pas pour soumettre ex ante les associés (comme on le dit chez Wall Mart) aux organisations de l’ignorance mondialisée. La santé, c’est pour soustraire la personne aux aléas de la vie, pas un moyen de faire des économies afin de pouvoir réduire les impôts et remplacer ainsi les augmentations de salaire (que les entreprises ne veulent pas donner) par des chèques du gouvernement (qui font alors partie de la bataille des « logos »). L’intervention économique, c’est pour créer par des actions globales des circonstances prévisibles et civilisées où le travailleur peut compter sur ses talents, ses efforts et son action pour accroître son autonomie tout en étant moins immédiatement dépendant des fluctuations du marché, et non pas pour soumettre le travail aux caprices du capital voyageur. Quant à l’idéal des politiques sociales de dernier recours, c’est d’être universelles, généreuses et superflues. Et puis, encore un détail : dans combien de siècles les bienfaiteurs des Conseils accepteront-ils le choix des jeunes parents de l’un ou l’autre sexe qui veulent rester à la maison pendant quelques années pour leurs enfants sans avoir l’impression qu’ils sont alors socialement inutiles?

L’idée directrice du « ménage public », comme le nommait Daniel Bell, qui s’est formé au Québec au début des années soixante (Maîtres chez nous) vaut aussi pour les citoyens pris un à un, surtout quand sont clairement formulées et sanctionnées par l’État les obligations qui articulent positivement ces deux niveaux d’autonomie. L’aspiration des « travaillants » (comme on disait jadis) est d’accroître leur liberté et de grandir par le moyen de leur propre activité. Ils doivent pour cela avoir en vue les rapports qu’il y a entre leurs propres efforts et la vie collective et pouvoir ainsi donner un sens à leur vie qui ne soit pas seulement du côté des loisirs que leur laisse le travail ou qui ne se résume pas à la participation imaginaire au contentement de l’élite.

L’indépendance servira-t-elle à créer un espace public qui multipliera les occasions de se prendre en main ou servira-t-elle à « rapatrier » des programmes qui décident à notre place qu’il nous faut des poignées de porte adaptées ou des ordinateurs? L’indépendance servira-t-elle à poursuivre à coup de millions les gens ordinaires qui travaillent pour leurs voisins hors taxes, matraquage publicitaire qui appelle à la dénonciation et qui s’attaque à la petite économie parallèle comme pour inventer des criminels au noir, quitte à laisser courir dans son dos de vénérables institutions bancaires qui blanchissent bon an mal an 500 milliards de dollars globalisés. L’indépendance servira-t-elle à remplacer définitivement la substance par le slogan, comme on le verra cet automne quand le ministre le l’éducation lancera lui aussi sa campagne de publicité pour convaincre nos enfants d’aller relever à l’école le défi de la mondialisation pendant que ses techniciens s’acharneront à réduire l’apprentissage [4] à des compétences élémentaires qui sont au savoir ce que la potasse est à la tomate. Le modèle québécois, est-ce un fatras d’appareils qui prospèrent dans le domaine à courte vue de la gestion des illusions ou une certaine idée du bien commun et de la justice qui serait capable d’orienter ces appareils? Faut-il faire l’indépendance pour doubler la taille de la fonction publique québécoise et le nombre de « places » de haute responsabilité, pour être plus efficace dans la promotion de la mondialisation, pour battre l’Ontario sur le terrain de la dérégulation compétitive du capital mobile? C’est bien inutile, aurait dit Trudeau : tout cela peut très bien être réalisé dans le cadre constitutionnel actuel, comme le démontrent d’ailleurs avec éloquence les succès récents du Québec et le contentement presque sans borne de nos diverses élites.

« Pas encore », dit Gérald Larose ; il ne faut pas dès à présent briser le charme des consensus et il faut attendre que l’indépendance soit faite pour demander à quoi elle sert. Singulière attitude! Outre le fait qu’on postule ici qu’elle « se » fera, dut-elle en perdre du coup tous ses mérites, on oublie que comme on fait son lit, on se cou


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