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Les trois Curiaces

Un texte de Jacques Dufresne
Dossier : Autour d'un livre: Après l'homme... le cyborg de Jacques Dufresne
Thèmes : Revue d'idées, Science
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Jacques Dufresne [1]



Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer c'est de vouloir en faire un paradis.” Lord Acton

 

L'enfer, c’est se croire par erreur au paradis.” Simone Weil

 

 


Etre l'objet d'un débat à quatre voix dans une revue intitulée Argument! Quel honneur et quelle joie en perspective. Je me citais à moi-même Spinoza: “La démonstration est l'œil de l'âme”. Je me voyais accédant à de nouveaux sommets dans cet art difficile, grâce à la fine et savante argumentation de trois Socrate.

J'ai plutôt eu trois Curiaces à mes trousses. Et si je voulais jouer le jeu qu'on m'incite à jouer, j'aurais le triste emploi d'être le dernier des Horaces. Vous vous souvenez : celui qui, feignant de fuir, se retourne tout à coup pour occire un à un ses trois adversaires qui avaient commis la fatale erreur, étant inégalement blessés, de se lancer à la poursuite de l'ennemi sans se soucier de la distance croissante qui les séparait les uns des autres.

Mais cet emploi n'est pas pour moi puisque je ne représente aucune cité et n'ai pas de citadelle à défendre. Je ne suis qu'un homme qui s'inquiète de la mort de l'homme. Par homme j'entends cet être, à la fois plante, animal et penseur, qui accepte les limites de sa condition, ayant compris que “l'oiseau le plus libre a pour cage un climat ”.

J'espérais que mes critiques me soulageraient de cette inquiétude, si vive en moi, et si manifeste que monsieur Allard lui-même l'a aperçue, pour n'y voir ensuite, il est vrai, qu'un procédé littéraire, le catastrophisme, expliquant à ses yeux le succès de mon livre. Catastrophiste par calcul! Moi qui ai toujours eu horreur de tous ces livres et films où, avec une complaisance perverse, l'on présente l'homme comme un robot. Voilà un procès d'intention qui aura exigé de vous une imagination vraiment débordante, cher ami.

Toute véritable réfutation de mes arguments aurait été pour moi un baume. J'aurais été heureux qu'on me prouve que l'alexithymie n'est pas la névrose de notre temps, que la pensée opératoire ne fait pas de ravages autour d'elle, que mes maîtres en médecine psychosomatique se trompent tous lourdement, que Powys avait tort de penser que la raison imaginative est condamnée à l’atrophie dans le contexte actuel, que la capacité de vivre, de mener une existence digne et heureuse, en dehors de l’action frénétique et du divertissement permanent, est menacée. Celui qui, par de solides arguments, me détournerait de ces jugements qui s'imposent à moi avec la force de l'évidence ne serait pas un critique, ce serait un sauveur.

Hélas! mes critiques n'ont pas daigné être mes sauveurs. Point de réfutation digne de ce nom, l'argument le plus fréquemment utilisé par eux, sinon le seul, étant le sophisme du Milieu. Quand on appartient à un Milieu, en l'occurrence le Milieu philosophique, ou le petit cercle de collègues, il suffit pour discréditer l'intrus, celui qui dérange, d'évoquer ou d'invoquer de façon sibylline l'une ou l'autre des lois non écrites du Milieu. C'est ce qu'ont fait mes attentifs lecteurs. J'ai osé écrire que les inforoutes se sont inscrites dès le début dans une stratégie militaire américaine, pour devenir une arme de ce soft power expressément dirigée contre ce sentiment d'appartenance à une cité ou à une nation qui, de tout temps, a gêné les empires.

Allons donc, rétorque monsieur Vandendorpe, en clignant de l'œil en direction de ses collègues, comment ose-t-on porter un jugement sur les merveilles de la mondialisation et ne pas s'incliner devant cet Internet qui menace “la fiction nationaliste”? Internet est donc désormais le réel, ce sont les nations et leur histoire qui sont virtuelles dans le kaléidoscope de monsieur Vandendorpe. Mais où est donc la réfutation de mes arguments? Que je sache, la revue Foreign Affairs que je cite n'est pas un magazine de science-fiction.

Il existe dans l'histoire des sciences et des techniques occidentales un fort courant millénariste qui aide à comprendre le délire pseudo-mystique d'un nombre étonnant de savants actuels, persuadés que grâce à l'intelligence et à la vie artificielles, l'évolution vient de faire un bond, mettant du même coup le paradis sur terre et l'immortalité à portée de main. Clin d'œil entendu de monsieur Lévy, au Milieu toujours, et me voilà ridiculisé, monsieur Lévy ne craignant pas d'atteindre par son biblique mépris, par delà ma modeste personne, des penseurs comme Jacques Ellul et David Noble. Si j'ai cité longuement ce dernier, d'autres l'auront compris, c'est parce que, à l'appui de sa thèse, étonnante à première vue, il apporte de nombreux et solides arguments. Si depuis la parution de Religion and Technology, a été publié un ouvrage ou un article qui réfute de façon incontestable la thèse de Noble, pourquoi ne le citez-vous pas?

Monsieur Lévy me prête ensuite, sur la question du rapport avec le temps, des opinions qui lui servent de prétexte pour s'éloigner de mon livre avec lequel il est en profond désaccord, – ce qu'il a la franchise de dire au début de son article – pour passer ensuite à quelque chose de plus important que la critique d'un mauvais livre : l'exposé de ses propres idées.

Cela dit, j'ai lu la petite dissertation de monsieur Lévy avec intérêt. Je reconnais que dans la moindre allusion au paradis sur terre, surtout lorsqu'elle émane d'un roboticien californien, je vois à ce point s'ébaucher l'enfer correspondant que j'en omets parfois de rappeler, ce qui est évident à mes yeux, que l'action, comme la liberté et à plus forte raison le bonheur, exigent une certaine prise sur l'avenir. Mais justement cette prise, on la perd, par excès, en faisant de l'avenir l'objet d'un culte.

Je reviens à monsieur Allard, car c'est tout compte fait son article qui excuse le mieux la direction d'Argument d'avoir accordé l'honneur de leur grand débat à un livre qui en était si manifestement indigne. La mort de l'homme ne vous laisse pas insensible, cher monsieur. Nous sommes frères.

Je n'aurai donc pas écrit ce livre tout à fait en vain. Mais dites-moi, je vous en prie, pourquoi, après avoir pris acte de la gravité de l'événement, vous semblez à la fin de votre article en minimiser l'importance? Craindriez-vous par hasard qu'on ne vous accuse de catastrophisme?

Il est des moments de l'histoire, rares il est vrai, où il faut choisir son camp. Nous sommes dans l'un de ces moments. J'avoue qu'avant de remettre mon livre à l'éditeur, je me suis demandé si je n'avais donné dans l'extrapolation en présentant les thèses sur le nouvel homme et le millénarisme comme étant l'indice d'une croyance dominante de notre époque.

Le penseur officiel du nouvel ordre mondial, Francis Fukuyama, devait bientôt dissiper mes doutes. Voici ce qu'il écrivait récemment dans The National Interest : “La révolution scientifique biologique est en cours d'enfanter dans les trois décennies à venir un nouveau genre humain. La véritable puissance des recherches actuelles réside dans leur capacité de modifier la nature humaine elle-même. Nous pourrons mettre un terme à l'histoire humaine car nous aurons aboli l'être humain en tant que tel ; alors la nouvelle histoire post-humaine pourra commencer.”

Dans un article sur le dernier livre d'E. Roudinesco , paru dans le Devoir le 4 décembre dernier, Antoine Robitaille donne l'adresse du site Internet (http://www.extropy.org) des extropiens, ces mutants auxquels Fukuyama et la revue National Interest ne craignent pas d'associer leur nom. À propos du transhumanisme, l'extropien en chef Max More écrit : “Nous considérons l’humanité comme une étape transitoire dans le développement de l’intelligence. Grâce à la science, nous accélérerons notre transition d’une condition humaine à une condition transhumaine ou posthumaine. L’humanité est pour nous un point de départ merveilleux, mais ce n’est pas un point d’arrivée”, comme disait le chercheur Freeman Dyson. Dans la mire des extropiens, précise Antoine Robitaille : les limites humaines comme “le vieillissement” et la “mort”, (selon leurs termes), ne doivent plus être considérées comme inévitables.Leurs fixations : les techniques de cryogénie (congélation post-mortem), le génie génétique, les substances pouvant améliorer les performances du cerveau. L’objet de leur haine : les religions, sources de l’idée de “limite”.

Les extropiens ont raison d'associer l'idée de limite aux religions, mais aux sources de l'idée de limite, il y a aussi la grande tradition philosophique grecque. Faut-il rappeler aux lecteurs d'Argument que l'hybris, la démesure, était pour un Grec le mal lui-même?

Dans mon livre, j'ai clairement choisi mon camp. Quel est le vôtre, chers Curiaces? Il n'y a pas d'esquive possible. Entre collègues qui philosophent sans se soucier des grands débats de civilisation, on peut toujours éviter de prendre position sur une question semblable, mais vous êtes, je présume, professeurs. Vos étudiants attendent, exigent de vous que vous les aidiez à faire les choix qui les orienteront eux-mêmes et leur entourage dans la direction du paradis extropien ou dans celle d'une humanité respectueuse de la limite.

Je vous invite à consulter le dossier Biotechnologies de L’Encyclopédie de L'Agora sur Internet (Agora.qc.ca). Vous y trouverez, dans ce texte de Gilbert Romeyer Dherbey sur la limite, des critères qui vous aideront à choisir votre camp. L’auteur est le directeur du Centre de recherches sur la pensée antique, à la Sorbonne.

“Or la raison est conçue, conformément à un thème ontologique fondamental de la pensée grecque, comme puissance essentielle de limitation, comme détermination à l'intérieur d'un trait qui fixe les contours, qui arrête le tracé au-delà duquel commencent excès et démesure, eux-mêmes condamnés simplement parce qu'avec eux s'instaure le règne du n'importe quoi. Être, c'est être quelque chose, et si l'indéfini est, dès l'aube de l'hellénisme, exorcisé, s'il est signe de déraison, c'est parce qu'il est en même temps non-être, ou moindre être. Définissant la rationalité comme puissance de limitation, il faut voir que cette limitation ne doit pas être comprise au négatif, c'est-à-dire comme ce qui, en bornant, ferme, mais au contraire, comme l'a marqué Heidegger dans Le principe de raison, comme ce qui, en cernant l'être, le constitue et le fait éclater au-dehors, saisissable au regard, tout comme la statue surgit du bloc quand le ciseau lui a conféré contour. La raison, pensant le besoin dans la société civile, lui donne son être de besoin humain, c'est-à-dire à la fois ouvre son champ et l'enclôt ; elle assure la discipline du besoin au sens où Aristote, de façon très platonicienne, dit qu'il faut philosopher avec les passions, à savoir ne pas prétendre les extirper, mais les régler tout en les conservant. Et comment en effet extirper tout besoin? – mais comment l'abandonner à lui-même, à son excitabilité infinie, son indéfini pouvoir de prolifération, l'inextinguible appétit d'avoir plus?”



NOTES


[1] Philosophe, Jacques Dufresne est président de l'Agora, recherches et communication. Il a fondé la revue Critère en 1970 et l'a dirigé ensuite durant dix ans. Il a aussi publié plusieurs ouvrages et a collaboré à divers journaux.



 


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