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L'uniformité dans la diversité: Conversation autour du débat sur les «langues régionales »  en France

Un texte de Alain Finkielkraut
Thèmes : France, Langue
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Alain Finkielkraut est professeur à l’École Polytechnique et un des essayistes français les plus importants de sa génération. Inspiré par Lévinas, Jankélévitch, Péguy, Hannah Arendt et Milan Kundera, il a publié une douzaine de livres traversés par les questions identitaires et par une préoccupation pour le sort de la culture en cette période terminale de la modernité. Quelques titres les plus marquants : Le Nouveau Désordre amoureux (1977), Le Juif imaginaire (1980), La Défaite de la pensée (1987), Le mécontemporain (1991), Comment peut-on être Croate ? (1992) et L’ingratitude, conversation sur notre temps avec Antoine Robitaille (1999). Très présent dans «l’espace public » , Alain Finkielkraut anime, depuis plus de dix ans, l'émission Répliques, débat d’idées hebdomadaire, à la radio du samedi matin, sur la chaîne France-Culture.[1] Enfin, celui-ci est membre du comité d'honneur d'Argument.

 


A.R. On pourrait légitimement être surpris par votre récente prise de position contre la signature, par la France, de la Charte européenne langues régionales. Je rappelle que dans L’ingratitude, vous évoquiez un débat remontant aux années 30 entre le linguiste français Antoine Meillet et un écrivain hongrois, Dezsö Kosztolanyi. Le premier estimait qu’il fallait en finir, au nom du progrès de la raison et de la science, avec les «petites langues » . Vous le décrivez comme un « chantre de l’homogénéité » , un « précurseur de l’Euroland » . En revanche, vous saluiez Kosztolanyi, défenseur des langues minoritaires. Transpirait de sa position, disiez-vous, la conception d’un Vieux Continent dont la carte linguistique, « avec ses taches rouges, vertes, jaunes et bleues  »  évoque « l’accoutrement d’un clown » . L’Europe, dans cette perspective, une Europe plurielle, était, à vos yeux comme une « réalité têtue qui ne se laisse pas dissoudre en fonctionnalité pure » . D’où la surprise : dans le débat sur les langues régionales en France, vous semblez prendre le parti des gros poissons contre les petits.

A.F. Pas du tout. D’abord parce que je crois que la langue française est aujourd'hui fragile. Elle est loin d'être en position dominante. Ce n’est pas un « gros poisson » , comme vous dites. En deuxième lieu, je ne prends pas parti contre les langues régionales, je prends parti contre l'adoption, par la France, de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, et contre ceux qui militent pour une telle adoption. Il faut savoir qu'en France les langues régionales sont enseignées, aussi bien à l'école primaire qu'au collège et au lycée. Dès l'école primaire, six langues régionales sont offertes aux enfants : l'occitan, le corse, le breton, le catalan, le basque et le gallo ; plus l'allemand, considéré comme la forme écrite de l'alsacien et du mosellan.

Seulement, la Charte européenne des langues régionales stipulait dans son préambule que la pratique d'une langue régionale ou minoritaire dans le vie privée et publique constitue un « droit imprescriptible » . Or, cette affirmation est en contradiction flagrante avec l'un des grands principes de notre nation et qui remonte au moins à François 1er: il n’y a qu’une langue publique, le français.

Ceux qui militaient le plus activement pour la signature de la charte prétendaient qu'il était possible de l'adopter partiellement et, par exemple, de l'adopter sans respecter nécessairement ce qui était écrit dans son préambule. Or, je crois qu'il n'est pas conséquent, ni légitime, de signer une charte dont on réprouve l'esprit.

J'ajoute que le Conseil constitutionnel, qui a jugé que cette charte était en contradiction avec nos textes fondateurs, n'en a pas moins approuvé le vote, par la France, d'une trentaine d'articles figurant dans cette charte. Je ne prends donc pas la posture d'un Antoine Meillet, hostile à la diversité. Je me contente de refuser l'argumentation de ceux qui veulent à toute force aligner la situation française sur celle qui peut prévaloir dans des pays comme la Roumanie et la Slovaquie, par exemple.

Je crois, cela étant, que les défenseurs des langues régionales veulent autre chose que la préservation et la transmission de ces langues. Ils sont animés d'une philosophie linguistique, culturelle et politique absolument terrifiante et c'est cette philosophie que j'ai été amené moi-même à combattre bien plutôt que l'existence des langues minoritaires qui, en elles-mêmes, ne me dérangent absolument pas.



A.R. Selon vous, les langues régionales ont déjà tout l'espace qu'elles devraient avoir en France.

A.F. Elles pourraient en avoir davantage. Mais leurs défenseurs réclament tout autre chose qu'une extension de leurs droits. Ils sont porteurs d'une nouvelle et, à mes yeux, catastrophique vision du monde. Ils prétendent, au fond, que la défense de la langue française procède d'une volonté impérialiste, voire totalitaire. Ils disent que les sages du conseil constitutionnel, en refusant l'adoption de la charte, ont promu une « langue unique »  comme il y aurait une « pensée unique » . C'est là, à mes yeux, que le bât blesse : une langue unique et une pensée unique, ce n'est pas du tout la même chose.

Pour qu'il y ait plusieurs pensées et que celles-ci se comprennent, argumentent, il faut bien qu'elles le fassent dans la même langue. Si on ne comprend plus cela, c'est qu'on se fait une idée tout à fait inédite du pluralisme. On est en train de passer tout doucement du pluralisme des opinions au pluralisme des identités ; on remplace les opinions par les identités. Les opinions se déploient dans un espace public et elles ont vocation à s'écouter et à s'enrichir mutuellement. L'idée de pluralisme des opinions est fondée sur la conscience de la finitude : l'homme seul n'arrive pas à la maîtrise de la vérité, il a besoin des autres pour accéder au peu de vérité qui lui est possible.

Avec le pluralisme des identités, c'est tout à fait autre chose. Chacun a pour vocation d'exprimer la vérité dont il est porteur et donc, point n'est besoin, à la limite, de parler la même langue. Quand on estime que les hommes ont un monde commun, ce monde, ils l'habitent, ils le constituent même par le dialogue. Si l'on estime que chacun est porteur de son propre monde, la parole ne se situe plus dans l'horizon du dialogue mais dans celui de « l'expression » . Et c'est cela le véritable enjeu du débat autour des langues minoritaires ou régionales: quelle idée nous faisons-nous de la pluralité? quelle idée nous faisons-nous de l'espace public? Pensons-nous encore que nous avons un monde commun ou non?



A.R. Cette logique, transposée au contexte canadien, autoriserait des anglophones à nous dire, à nous, francophones : « pourquoi ne parlez-vous pas l'anglais? Après tout, la pluralité, ce n'est pas de pouvoir parler français au Canada, c'est finalement de pouvoir exprimer, en quelque langue que ce soit, plusieurs opinions? »

A.F. Non. Évidemment ça ne peut jamais être dans « quelque langue que ce soit » . Il faut quand même que ce soit la langue de la nation parce que, à ce moment-là, pourquoi l'anglais et pas l'espéranto? Chaque nation doit pouvoir s'exprimer dans sa langue. Et après tout, je ne sais pas dans quelle mesure le débat français est transposable au Québec. Je mets en cause simplement la thèse selon laquelle il y aurait une identification entre langue unique et pensée unique, parce que cette identification procède d'une image purement « expressiviste »  de la pensée.

D'autre part, je crois aussi que l'on a de moins en moins conscience aujourd'hui de la différence entre la sphère publique et la sphère privée. Hannah Arendt disait bien qu'il y avait des intérêts privés et des intérêts propres au monde public. Or, si l'on raisonne exclusivement en termes d'identité, cette différence se résorbe : chacun est rivé à ce qu'il est et n'a d'autre vocation, en quelque sorte, que de le dire, de l'afficher. Je vois dans ce pluralisme, précisément, une machine de guerre aussi efficace contre le dialogue que le monisme totalitaire.



A.R. Donc ce n'est pas, comme tel, les langues régionales qui vous dérangent. C'est ce que le débat actuel révèle de la conception du pluralisme.

A.F. Exactement. C'est aussi un rapport totalement idéologique, unilatéral, et déformé à la réalité française. À en croire les plus chauds partisans des langues régionales, la France ne se serait caractérisée que par son attitude répressive. Comme si elle s'était constituée sur l'étouffement des identités minoritaires. Je crois que la France, c'est autre chose. Je crois que la langue française, c'est autre chose. Je leur reproche aussi cette absence d'amour pour la langue française. Et d'ailleurs, ils ne veulent pas voir les dangers que celle-ci court parce que la mondialisation les arrange. Ils vont, répétant que nous entrons aujourd'hui dans un monde global, que les médiations traditionnelles s'effacent, que l'individu est immédiatement en tête-à-tête avec la globalité et que, précisément, il a besoin pour son équilibre de se ressourcer dans une identité minoritaire ou régionale. Les identités font bon ménage avec la planétarisation. Et cette indifférence au destin réel des langues, et notamment des langues porteuses de littérature, m'inspire la plus grande inquiétude.



A.R. Simone Weil dans L'enracinement, dénonçait en quelque sorte le sort que l’on a réservé aux langues régionales. Elle écrivait : « on peut trouver dans l'histoire des faits d'une atrocité aussi grande mais non plus grande, sauf peut-être quelques rares exceptions, que la conquête par les Français des territoires situés au sud de la Loire au début du XIIIe siècle. Ces territoires où existait un niveau élevé de culture, de tolérance, de liberté, de vie spirituelle, étaient animés d'un patriotisme intense pour ce qu'ils nommaient leur langage, mot par lequel ils désignaient la patrie.»

Partagez-vous cette sorte de nostalgie scandalisée de Weil pour ces langues, ces considérées comme des patries?

A.F. Ma nostalgie porte aujourd'hui sur une langue, la langue française, qui risque d'être affaiblie toujours davantage par l'action conjuguée de la technique et de l'identité. Si, précisément, comme le veut Alain Touraine, le sujet doit se constituer en combinant la particularité d'une expérience culturelle et l'universalité de la raison instrumentale, il n'y a plus de place pour cette articulation de la langue et de la littérature qui est une des grandes caractéristiques du français. Les défenseurs actuels des langues régionales n'éprouvent absolument pas le souci de l'universel. Ils ne veulent pas transposer aux langues régionales cette assise littéraire qui caractérise le français. La littérature n'est pas leur problème. L'ambition d'universalité dont la littérature est porteuse n'est pas leur problème. Ils acceptent ce partage des tâches : l'universel relève de la raison instrumentale, à eux donc, simplement, la gestion de l'identité. Ce renoncement me paraît absolument désastreux. Jamais Kosztolanyi, face à Antoine Meillet, n'aurait raisonné en ces termes. La langue n'était pas pour lui exclusivement affaire d'identité. Il faisait, entre la langue et la littérature, un lien qui se défait aujourd'hui. Parce que la littérature n'est pas là uniquement pour exprimer la culture d'un peuple, elle est là pour dire quelque chose du monde. Donc, une langue habitée par la littérature c'est une langue qui a une autre ambition que simplement identitaire.

Ce que je reproche aux zélotes des langues régionales c'est précisément cette absence d'ambition et leur incompréhension totale de ce qu'a toujours été l'ambition française puisqu'ils n'ont même pas idée que la langue puisse être porteuse d'universalité. Ils interprètent donc comme impérialisme — et comme impérialisme exclusivement — l'universalisme français.



A.R. Attention, il existe bel et bien des traditions littéraires dans l’histoire de la défense des langues régionales. L’occitan, par exemple. Pierre Bec, qui en était un spécialiste, écrivait que « la lyrique occitane a marqué une étape particulièrement brillante de la poésie et de la pensée universelle » . Autre exemple, au XIXe siècle, Frédéric Mistral, la figure de proue du mouvement de restauration linguistique et littéraire du provençal, disait aussi que cette restauration passait par la littérature.

A.F. C'est un discours que l’on n'entend, malheureusement, pas assez. Ce qui est courant, c’est ce que j’ai vu l'autre jour à la télévision lors une émission consacrée aux langues régionales. Le grand poète bureaucratico-lyrique, Édouard Glissant, disant que tous ces gens qui étaient sur le plateau — Bretons, Créoles, Occitans et autres — devraient pouvoir s'exprimer chacun dans sa langue et ils se comprendraient. Alors qu'est-ce que cela veut dire, « ils se comprendraient » ? Cela signifie que la compréhension même ne passe plus par le langage. La langue devient ainsi une manière de « chanter la vie » . Voilà : on rassemble toutes les minorités, on met leur diversité en musique et les hommes se comprennent. C'est une perspective dégoûtante. C'est une idylle à faire peur. C’est un engloutissement obsène de la pluralité dans une communauté fusionnelle. Je répète aussi que ces gens-là n'ont aucune conscience de la fragilité du français ; prisonniers qu'ils sont du paradigme oppression/expression, ils ne voient le français que comme une langue oppressive.



A.R. Ce que vous dites sur “l’expressivisme” me fait penser à plusieurs écrivains québécois qui, au Printemps du Québec en France, disaient en avoir assez de se faire « enfermer »  dans l'identité québécoise. Ils n’en pouvaient plus de voir leurs œuvres strictement abordées sous l’angle de « l’expression d’une identité » .

A.F. Oui, le concept d'identité réduit le langage à sa fonction expressive.

 

A.R. Certes, mais il reste que, sans la diversité linguistique, certaines pensées et des actions différentes ne pourraient pas exister. Je pense bien sûr à ce qui fonde la différence entre le Canada et le Québec, ce qui fonde la nation québécoise. C'est, en très grande partie, la langue.

A.F. Sans aucun doute. Et je ne plaide pas pour une langue unique sur la terre! Je plaide simplement pour l'idée qu'une langue, dans une nation, ce n'est pas une destruction du pluralisme, c'est la condition de possibilité du pluralisme parce que, précisément, pour se parler il faut une mémoire commune, des prémisses communes, une tradition, une histoire et une langue communes. Que l'idée de langue commune fasse place tout à coup à celle de langue unique, consiste en une terrifiante mystification.



A.R. Mais dans le passé, il y a eu des interdictions, il y a eu une sorte de rabotage français…

A.F. Oui. Mais on en a aussi exagéré la portée, parce que tout cela a participé malgré tout à une œuvre générale d'émancipation. Au reste, que les excès commis au nom de l'abstraction républicaine soient aujourd'hui corrigés, que le bilinguisme soit favorisé, je le veux bien. Mais nous devrions être conscients que le français représente un trésor commun, que c'est une chance pour nous tous d'être les héritiers d'une langue dont le destin est si intimement lié à une grande littérature et que cet héritage réclame beaucoup de nous parce que, précisément, le français aujourd'hui n'est pas en position de puissance, mais il est lui-même en position de minorité.



A.R. Et s’il devient un jour minoritaire en France, les Français comprendront peut-être ce que c'est que de parler une langue minoritaire...

A.F. Les Français, sans doute. Mais les partisans les plus fanatiques des langues régionales, au fond, attendent ce moment. Cela leur plairait. Ainsi, dans la vie courante, dans la vie commune, professionnelle ou autre, on s'exprimerait en anglais. Et à la maison et chez soi, on s'exprimerait chacun dans sa langue. Le français disparaîtrait. Et c’est sans aucun regret que ces militants accueilleraient un tel état de fait.

 

A.R. Le français deviendrait à son tour une langue régionale!

A.F. Même pas. Au fond, dans le dualisme propre aux fanatiques des langues régionales, il n'y a pas de place pour le français. Oui, car si l'on confie à la technique, et non plus à la littérature, le destin de l'universel, alors d'autres langues que le français seront mieux qualifiées quand il s'agira de fournir aux hommes une espèce de chez-soi, quand il s'agira de leur faire respirer un parfum purement identitaire.

Il y a des gens qui proclament avec beaucoup de désinvolture, et même avec un certain esprit de vengeance, la disparition du français. C'est comme si les langues régionales, associées à l'anglais, pouvaient aujourd'hui prendre une revanche sur cette langue arrogante qui les aurait empêché si longtemps de s'exprimer.

Aujourd'hui comme hier, le destin du français et le destin de la littérature sont liés. Car là où on n'a plus besoin de la littérature, on n'a pas besoin non plus du français. Autrement dit, dans un monde polarisé entre les identités et la raison instrumentale, il n'y aura pas besoin de la littérature. Il n'y aura donc pas besoin du français.

 

A.R. Votre point de vue s'oppose non seulement aux tenants européens des langues régionales, mais aussi à ceux que nous appelons, au Québec, les « aménagistes » [2], qui veulent codifier la langue québécoise. Dans leur perspective aussi, la langue exprime exclusivement l'identité.

A.F. Oui, et je suis fatigué aujourd'hui du discours identitaire. On se pense Juif en terme d'identité. On se pense Français toujours en terme d'identité. Il y a là quelque chose qui m'étouffe un peu.

 

A.R. Vous disiez que les langues régionales n’ont d’ambition qu’identitaire. Et que cette logique nous mènerait à l’adoption, pour les rapports universels, internationaux, disons “transidentitaires”, de l’anglais. Justement, plusieurs anglophones croient que leur langue a une vocation universelle. Selon eux, l’anglais a la vertu d'aspirer, d'avaler des mots étrangers et de les recracher sans douleur. Elle serait d'emblée une langue plus ouverte sur l'universel. Elle exprimerait déjà toutes les identités. J’ai récemment trouvé cette phrase incroyable dans un article d’un grand journal américain : " English is international in at least two ways. It's spoken everywhere and it welcomes words from everywhere. " On retrouve ici l'idée de l'hospitalité pour les mots étrangers : "We have an opened border policy for new words. Americans chlep their groceries, we listen to jazz, we eat hors-d'œuvres, do yoga and in the tech speak of the internet surf web sites. " N’est-ce pas d’une grande arrogance linguistique ?

A.F. Cette arrogance, comme vous dites, cette incroyable fatuité, m'inspire deux remarques, la première portant sur le multiculturalisme : à force de se glorifier d'être multiculturaliste, les États-Unis pourront se désintéresser définitivement du reste du monde puisqu'ils seront convaincus de porter tout le monde en eux.

 

A.R. " We are the World!"...

A.F. Forcément. Appartenir à une nation multiculturaliste, c’est avoir toutes les cultures à la maison et de pouvoir en toute légitimité se refermer sur soi-même. Le multiculturalisme : stade ultime du provincialisme. Quant à cet argument de l'hospitalité, elle me paraît mériter une réfutation catégorique. En France aussi on dit constamment que c'est « très bien »  de recevoir des mots nouveaux. Ceux qui s'inquiètent de la pénétration de l'anglais sont immédiatement taxés de xénophobie. Nous en avons parlé dans L’ingratitude. Autrement dit, ceux qui refusent les mots étrangers seraient « allergiques au mélange » . Or, en fait, ces mots anglais, lorsqu'ils pénètrent la langue française, ce n'est pas du tout au détriment de sa pureté, c'est au détriment de la nuance. Ce qui meurt aujourd'hui, dans la langue française elle-même, c'est la nuance. J'ai toujours été sensible à L'Art poétique de Verlaine : Car nous voulons la Nuance encor / Pas la Couleur, rien que la nuance!  / Oh! la nuance seule fiance  / Le rêve au rêve et la flûte au cor! " En effet, si, par exemple, vous utilisez le mot "cool" en français, combien de mots remplace-t-il? Plus d’une dizaine. C’est une véritable décimation. Ces expressions à la mode sont comme des algues tueuses. C'est une imposture que de condamner comme raciste une attitude qui vise simplement à préserver la richesse et la pluralité dans la langue. Je crois très exactement que c'est cela qui est en question avec la domination de l'anglais : plus les mots anglais dominent et entrent dans toutes les autres langues, plus ces langues se simplifient et se réduisent.



A.R. Cet anglais étant déjà un basic english, une réduction.

A.F. ... déjà une réduction quand bien même il pourrait se targuer d'utiliser aussi des mots étrangers.

 

A.R. C'est un pidgin. Mais selon vous, peut-on faire un rapprochement entre cette réduction mélangée de l'anglais et la lente détérioration du latin qui déboucha sur son remplacement par de multiples langues vernaculaires très riches?

A.F. Sans doute peut-on dire aujourd'hui que l'anglais occupe la position jadis dévolue au latin dans les sociétés antérieures. C'est une lingua franca. Simplement, le latin a mieux toléré le développement et l'enrichissement des langues vernaculaires que l'anglais aujourd'hui. Et c'est pour cela qu'on peut être légitimement inquiet. Le développement et la montée en puissance de cet anglais, lui-même simplifié, s'accompagnent, il me semble, de l'abaissement des langues vernaculaires.

 

A.R. Donc, on ne peut pas selon vous entrevoir la naissance de langues diverses sur la base de l’anglais. Comme le latin a donné naissance aux langues romanes.

A.F. Sur le modèle du latin, je ne crois pas. Malheureusement, non. Peut-être qu'en l'an 4000 je serai démenti mais, pour le moment, ce n'est pas une hypothèse que l'on peut examiner sérieusement. Je me trompe peut-être…

 

A.R. On dit souvent que les défenseurs de la langue française ont une conception non-historique de la langue, une conception non-évolutionniste, « figée » , « crispée » .

A.F. Mais le problème, c’est justement celui de l'historicisme! Des linguistes affirment péremptoirement : « il n'y a pas de génie de la langue.» Bref, il n'y a pas de modèle. Donc tout est possible. Tout étant historique, il faudrait accepter les choses comme elles vont. C'est le grand malheur de l'historicisme que de nous interdire précisément tout jugement et donc toute attitude de préservation. À cela il n’y a qu'une seule chose à répondre, c'est une phrase que j'ai lue récemment chez Jankélévitch : « La complaisance au scandale est elle-même un scandale.» Je veux bien que la langue évolue, et évolue toujours. Mais elle peut évoluer plus ou moins bien. Or, le postulat implicite de l’historicisme linguistique est que l'évolution, c'est le bien.



Alain Finkielkraut

Propos recueillis par Antoine Robitaille



NOTES


[1]Disponible sur le Web à l’adresse: www.francelink.com/radio_stations/rfc/index.html

[2]Diane Lamonde, Le maquignon et son joual: l’aménagement du français québécois, Montréal, Éditions Liber, 1998



 


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