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Sur le rétablissement du respect entre les peuples kanien'kehaka et québécois

Un texte de Taiaiake Alfred
Dossier : Pensée et politique amérindiennes aujourd'hui
Thèmes : Canada, Histoire, Nation, Premières Nations, Québec
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Taiaiake Alfred[1]

Traduction de Martine Béland

 

En dépit du fossé qui, malheureusement, sépare aujourd'hui nos peuples, je crois qu'il y a suffisamment de terrain commun pour qu'un véritable dialogue puisse émerger. La perspective d'une nouvelle relation avec un Québec hors Canada n'entre pas en conflit, intellectuellement parlant, avec les principes qui ont guidé les Kanien'kehaka au cours de leur longue interaction avec les autres sociétés européennes en Amérique du Nord. Idéalement, dans notre relation avec un nouveau voisin souverain, nous, Kanien'kehaka, appliquerions le principe du Kahswentha — celui d'une relation de respect égal entre les nations, représenté dans l'ancien accord Two Row Wampum conclu entre les Hollandais et les Kanien'kehaka — ainsi que nous l'avons toujours fait. À cet égard, notre position est la même que celle adoptée envers les Hollandais au XVIe siècle, les Anglais au XVIIe, les Français au XVIIIe, les Britanniques au XIXe, ou envers le Canada au XXe siècle.

Au niveau concret et quotidien, les Kanien'kehaka ne tiennent pas compte de l'idée de la sécession du Québec et s'inquiètent de l'impact que peut avoir la volonté du Québec d'augmenter son pouvoir au sein de la fédération canadienne. Le nouveau facteur qu'est l'obsession excessive du Québec pour « la loi et l'ordre »  sur les territoires amérindiens, surtout suite à la crise de 1990, ainsi que la méconnaissance générale des valeurs et des principes kanien'kehaka, ont mené à la rupture des relations de coopération. Kahnawà:ke continue de remporter de minces succès quant à la rectification de ses relations avec le gouvernement canadien ; mais ces succès sont contrebalancés par le fait que la province cherche à usurper l'autorité fédérale et celle des Kanien'kehaka, et à contrôler juridiquement le peuple Kanien'kehaka ainsi que ses territoires. Le gouvernement fédéral, favorisant l'autonomie gouvernementale, prône la décentralisation et projette de se désengager face aux juridictions de Kahnawà:ke. En réponse à ce projet, le gouvernement québécois cherche à recentraliser le contrôle des territoires amérindiens à Québec. Kahnawà:ke est au courant de cet objectif provincial. La récente entente tripartite sur le maintien de l'ordre ainsi que l'entente générale sur les compétences, récemment adoptée par Québec, sont perçues dans la communauté ka­nien'kehaka comme de simples reflets d'une recolonisation (qui chercherait à comprimer la réalité de Kahnawà:ke dans la fiction d'une structure autoritaire québécoise), à l'opposé de toute forme de solution durable.

Où pouvons-nous donc nous tourner pour trouver une perspective d'avenir qui soit celle d'un respect mutuel? Je crois que la priorité immédiate est d'amorcer une réflexion sur notre vision politique ainsi que sur les buts fixés au cours des luttes menées par nos peuples, québécois et kanien'kehaka, pour la reconnaissance.

La dynamique de conflit entre nos peuples trouve à sa base un cycle d'affirmation et de résistance — que celui-ci se manifeste dans des confrontations juridiques, politiques ou physiques. Ce cycle est mis en branle par la force d'un idéal politique que l'on nomme la sou­veraineté. Du fait qu'il s'affirme à partir de relations de supériorité et de déférence, l'objectif de la souveraineté structure les relations entre les nations selon des termes essentiellement conflictuels. Dans une situation de pluralisme culturel et politique, où s'affichent des mésententes fondamentales quant à la légitimation des institutions, y compris les structures gouvernementales, les croyances fondationalistes et l'identité nationale, il est impossible de réconcilier la justice et l'existence d'une souveraineté unifiée. Au-delà du pluralisme, dans les relations canadiennes contemporaines entre les peuples autochtones et l'État, il y a aussi la complication qu'entraînent les droits clairement détenus par les peuples autochtones : d'un côté, ils ont des droits manifestes de propriété sur leurs territoires, et de l'autre, ils ont des droits de plus en plus reconnus à l'autodétermination. Dans une telle situation, la re­vendication d'un droit de souveraineté par les gouvernements cana­dien ou québécois est manifestement injuste : sans s'appuyer sur un fondement légitime ou moral, cette revendication mésestime le droit des peuples autochtones, tels les Kanien'kehaka, de maintenir leur propre identité culturelle et politique de façon libre et indépendante (les Kanien'kehaka n'ont jamais cédé leurs droits et n'ont jamais été conquis au moyen d'une guerre, alors que ce sont là les deux conditions, reconnues à l'échelle internationale, qui permettent de justifier l'imposition de régimes de contrôle à des nations indépendantes).

Aussi le premier pas sur la voie de la réconciliation entre nos peuples doit-il consister en la redéfinition, par le peuple québécois, de ses objectifs politiques concernant les peuples et les territoires autochtones. Par cette idée de redéfinition, je ne me réfère pas à l'idée que le Québec doive abandonner son existence nationale[2] ou renoncer à l'identité distincte qui forme la base de votre communauté politique. Je parle seulement d'abandonner la part du projet politique qui implique la perpétration d'injustices envers d'autres peuples, c'est-à-dire l'impératif d'étendre la souveraineté réclamée aux nations autochtones, lesquelles ont toujours eu une existence politique indépendante et n'ont jamais consenti à faire partie de votre communauté politique. Cet impératif de la souveraineté, qui demeure non pensé mais qui est établi au plan intellectuel, cause tous les conflits entre nos peuples ; c'est la grande faille de l'idéologie québécoise nationaliste.

Comme tout peuple autochtone, c'est à partir de leur longue expérience d'accommodement de la multiplicité, qui marque leur histoire, que les Kanien'kehaka forment leur point de vue sur la politique. Notre perspective traditionnelle est enracinée dans une compréhension du pouvoir qui est radicalement différente du fondement notionnel de la politique dans les sociétés occidentales. Mais nous ne sommes pas pour autant immunisés contre le problème de la mentalité souverainiste. Notre mouvement politique, par manque d'une analyse critique de ses propres objectifs, a été détourné par les mêmes impératifs qui poussent les politiciens québécois à perpétrer des injustices envers notre peuple.

Afin d'éviter qu'il y ait incompréhension ou confusion quant à la représentation politique contemporaine de peuples autochtones ayant des institutions traditionnelles, je me dois de souligner que la notion autochtone traditionnelle du pouvoir s'oppose à celle qui s'incarne dans le « mouvement souverainiste »  institutionalisé. L'adoption de la souveraineté comme premier objectif politique des peuples autochtones n'a pas été examinée avec attention. Il est pris pour acquis que ce que les peuples autochtones recherchent, en reconnaissance de leur existence nationale, est essentiellement du même ordre que ce que les pays comme le Canada ont déjà. De fait, la majorité des politiciens autochtones d'aujourd'hui voient la politique de la même manière que les politiciens non autochtones : comme un concours pour le pouvoir dont la somme est toujours nulle. Pour le politicien, le concept de souveraineté est théorique : il ne possède pas de valeur pratique. Mais même si ce concept est compris en tant que principe philosophique indépendant de la conduite des individus, la majorité des politiciens autochtones sont incapables de saisir tout le sérieux qu'il y a à affirmer un droit à la souveraineté. En réclamant la souveraineté, ils font le choix clair et précis d'accepter l'État en tant que concept normatif et de permettre que les buts politiques autochtones soient formulés et évalués à l'intérieur d'un paradigme « étatique » . C'est par défaut que les critères communs de l'étatité[3] en viennent à formuler et à encadrer le discours sur les objectifs politiques des peuples autochtones.

C'est là non seulement un mouvement qui s'éloigne des philosophies et des valeurs autochtones traditionnelles, mais aussi un mouvement clairement non autochtone qui a lieu à l'intérieur même du paradigme de la souveraineté. En ce qui concerne la force coercitive, le contrôle du territoire, les données démographiques et la reconnaissance internationale, qui pourrait croire que les nations autochtones peuvent défier le Canada avec succès afin d'accéder à leur souveraineté? Apparemment personne, car même ceux qui préconisent l'objectif de la souveraineté cherchent une forme d'autonomie limitée, et non l'indépendance — cet objectif renvoie seulement aux pouvoirs qu'aurait une administration autonome à l'intérieur d'un cadre défini par le droit constitutionnel et les autorités déléguées par l'État.

Le souverainiste autochtone doit préciser et rationaliser ses objectifs en modifiant le concept de souveraineté. Mais le fait initial de formuler son objectif en termes de souveraineté présente un important problème. Par l'ensemble des valeurs et des objectifs qu'elle implique, la souveraineté est en opposition directe avec les valeurs et les objectifs des philosophies autochtones traditionnelles. Les politiciens non autochtones reconnaissent la faiblesse inhérente à une position qui affirme un droit à la souveraineté de peuples auxquels font défaut à la fois le cadre culturel et la capacité institutionnelle nécessaires pour défendre ce droit ou pour l'appuyer. Le problème repose dans le fait que l'acte initial d'affirmation d'un droit à la souveraineté des peuples autochtones a structuré les politiques de décolonisation, et que le Canada et le Québec ont utilisé à leur propre avantage les contradictions théoriques de cette position.

Nombreux sont ceux qui voient dans la reconnaissance juridique du concept de « droits autochtones »  la marque d'un tel progrès vers la réconciliation. Cependant, ceux qui approfondissent la question reconnaissent le fait incontournable que, même dans le cadre d'une reconnaissance juridique des droits collectifs à certaines activités de subsistance sur certains territoires, les peuples autochtones, dans l'exercice de ces libertés et pouvoirs qui leur sont propres, sont toujours sujets aux mécanismes étatiques de contrôle, et qu'ils doivent par conséquent se conformer aux critères établis par l'État. Par rapport à l'histoire honteuse de ce pays, le fait de ne pas jeter en prison des autochtones, parce qu'ils ont  pêché, marque certainement un progrès. Mais, lorsque l'on considère que les peuples autochtones pêchent dans les mers et rivières depuis l'aube des temps, jusqu'à quel point ce « droit »  de pêche, réglé par l'État, est-il juste?

Il est clair que l'argumentation en faveur du respect pour l'existence nationale des autochtones à l'intérieur même du paradigme occidental est un exercice qui s'impose ses propres limites. Examinons cette conceptualisation interne de la lutte pour la justice à l'intérieur de l'État, qui a eu lieu jusqu'à présent : l'effort pour une reconnaissance fondamentale de faits positifs a été entravé par la formulation de la lutte en termes de « revendications »  autochtones contre l'État. Par définition, les peuples autochtones sont les habitants originels du territoire. Ils avaient des sociétés et des systèmes de gouvernement complexes. De plus, ils n'ont jamais donné leur consentement à la prise de possession européenne du territoire, ni à l'établissement de la souveraineté européennne sur leurs biens et personnes (selon la compréhension autochtone de l'histoire, ainsi que selon les analyses juridiques contemporaines, les traités n'impliquent pas un tel consentement). C'est là une réalité incontestable, fondée sur des faits empiriquement vérifiables ; aussi, pourquoi les efforts autochtones pour atteindre la reconnaissance juridique de ces faits sont-ils représentés comme étant des « revendications » ? La mythologie de l'État est hégémonique ; aussi la lutte pour la justice serait-elle mieux servie par un effort pour miner l'hégémonie et la fiction juridique de la souveraineté de l'État, plutôt que par le découpage d'un espace restreint et dépendant où vivent les autochtones.

L'impératif étatique qui vise à perpétuer un ensemble de prémisses juridiques fictives, ainsi que sa propre mythologie qui nie les faits, est à l'œuvre dans tous les actes légaux de l'État. Le fait de justifier les pouvoirs établis de la souveraineté non autochtone exclut et nie nécessairement le véritable sens de l'aboriginalité. D'un point de vue extérieur à ce cadre, il semblerait ridicule qu'un peuple qui existe en un certain lieu depuis le début des temps soit maintenant forcé de justifier son existence auprès des descendants d'une grossière horde de réfugiés venus d'un autre pays. Cela représente le summum de la perte de mémoire collective.

Il est donc clair que la notion classique de souveraineté est un concept qui tend à l'exclusion. Ce concept est enraciné dans une vision conflictuelle et coercitive du pouvoir. Le concept de souveraineté est le principal obstacle intellectuel au développement d'une mentalité postcoloniale. À cet égard, et même dans une perspective pragmatique, les peuples autochtones ne peuvent rivaliser avec l'État. Aussi longtemps que la souveraineté demeurera l'objectif de la politique, le Québec sera contraint de chercher à atteindre une autorité absolue sur les territoires et les peuples autochtones, et les administrations autochtones seront en position de dépendance et de réaction par rapport à l'incroyable force coercitive de l'État. Toute politique qui émerge du paradigme de la souveraineté est perpétuellement conflictuelle. Il est temps de rejeter les impératifs territoriaux et autoritaires du souverainisme étatique, impératifs qui sont lourds de conséquences et qui ne sont pas nécessaires.

L'ignorance de l'histoire est un second obstacle majeur à la réconciliation. L'on considère que les peuples autochtones avaient, par le passé, des droits territoriaux ainsi qu'une autonomie politique ; pourtant, la plupart des non-autochtones croient que l'existence nationale des peuples autochtones a depuis longtemps été anéantie par des moyens juridiques, par la conquête ou par le temps. La majorité des non-autochtones ignorent complètement les fondements réels des revendications autochtones. Nous devons aller au-delà du statut de « nobles mais condamnés »  qui est assigné aux peuples autochtones dans le discours politique. La représentation des peuples autochtones élaborée auparavant permet aux gouvernements non autochtones de maintenir leur propre légitimité en empêchant que le fait de l'existence nationale des peuples autochtones puisse s'introduire dans leur propre mythologie. Une des injustices fondamentales de l'État colonial est qu'il relègue au passé les droits des peuples autochtones, et qu'il contraint le développement des sociétés autochtones en n'autorisant que les activités qui supportent ses propres illusions — à savoir que les droits des peuples autochtones ne présentent pas de défi sérieux à la légitimité de l'État et, dans le cas du Québec, à la viabilité du projet nationaliste.

Les Blancs célèbrent la peinture, les plumes et les danses amérindiennes, car ce sont de vieilles images qui renforcent la noblesse condamnée des peuples autochtones, laquelle a justifié la revendication de la souveraineté européenne sur l'Île de la Tortue. Les casinos et les exemptions de taxes sont critiqués parce qu'ils rappellent que les doctrines juridiques qui appuient les revendications souverainistes du Canada et du Québec ont toujours comporté de sérieuses contradic­tions.

Les dirigeants autochtones ont un lourd fardeau à porter : ils doivent entraîner tout un chacun à confronter les profondes injustices qui font obstacle à la coexistence pacifique. Ces dirigeants doivent vaincre l'intention impériale qui soutient à la fois la doctrine de la souveraineté de l'État et l'empire de la société blanche sur les nations autochtones et sur leurs territoires. La souveraineté de l'État ne peut exister que dans le contexte d'une fabrication de la vérité qui exclut la voix autochtone. L'hypocrisie, l'ignorance et le racisme sont les principes fondateurs de l'État colonial — et les concepts de souveraineté autochtone qui ne défient pas ces principes servent en fait à les maintenir. Il est hypocrite et non respectueux de l'histoire d'affirmer que la légitimité de l'État est fondée sur le règne du droit. Il n'y a pas de justification morale au souverainisme étatique : il n'y a que le triomphe des microbes et de la démographie. La simple vérité est que le Canada fut établi seulement parce que les peuples autochtones furent décimés par les maladies importées d'Europe et qu'ils furent incapables d'empêcher l'importante immigration de populations européennes et, par la suite, africaines et asiatiques.

Ce n'est que récemment, au fur et à mesure que les peuples autochtones ont appris à manipuler les institutions étatiques et qu'ils ont gagné l'appui d'autres opprimés par l'État, que celui-ci a été forcé de faire face aux contradictions. Reconnaissant l'importance du défi posé par les autochtones, et ne pouvant désormais ignorer leur voix, l'État a tenté de répondre à cette situation en se rapprochant de ces peuples. C'est ce qui les a encouragés à reformuler et à modérer les exigences de leur existence nationale pour accepter le fait accompli* de la colonisation, et ce, afin d'aider à la création d'une solution limite qui ne pose pas de défi à la prémisse fondamentale de l'impérialisme. Une telle réforme modérée est problématique, car, avec elle, les fondements de la relation demeurent incontestés et les éléments à la base du conflit restent les mêmes.

La souveraineté est une création sociale ; elle n'est pas un phénomène objectif ou naturel, mais bien le résultat de choix qui ont été faits par des hommes et des femmes, choix qui, plutôt que d'être indicatifs d'une force naturelle créatrice d'un ordre sociopolitique, relèvent d'une attitude ancrée dans un tel ordre. La réification de la souveraineté qui, de nos jours, a lieu en politique, est le résultat du triomphe d'un ensemble particulier d'idées qui ne sont pas plus naturelles que n'importe quel autre objet fabriqué par l'homme.

De la perspective autochtone, émanent des résolutions qui visent la justice par la restauration d'un régime de respect. Cet idéal est en porte-à-faux avec toute solution qui repose sur la notion classique de souveraineté, laquelle requiert un certain réarrangement distributif tout en préservant la position de supériorité de l'État à l'égard des peuples autochtones. La perspective autochtone respecte le principe de non-ingérence ; c'est à partir de la reconnaissance fondamentale de l'intégrité et de l'autonomie des divers éléments constitutifs de la relation qu'elle construit le cadre d'une coexistence fondée sur le respect. Tout en exigeant la construction de relations solides au sein d'éléments qui se gèrent de façon autonome, elle rend explicitement possible la différence. Ainsi va-t-elle plus loin, dans la promotion de la réalisation de la paix, que les plus libérales des conceptions occidentales de la justice.

La conception occidentale du pouvoir et des relations humaines, imposée avec succès et acceptée, a eu comme résultat de s'implanter comme conception valide, objective et naturelle. L'histoire en a fait le fondement non pensé du savoir politique. Le défi est donc de dé-penser le concept de souveraineté et de le remplacer par une notion du pouvoir qui ait à sa base une prémisse plus appropriée.

Les penseurs libéraux contemporains les plus progressistes, tel James Tully de l'Université de Victoria, reconnaissent que l'intransigeance intellectuelle rend la réconciliation impossible. Il est en effet impossible, dans le cadre d'une compréhension qui demande la conformité à une seule langue et à un seul type de savoir, de réaliser au-delà de la réalité coloniale une coexistence fondée sur le respect. Dans les diverses communautés sociales et politiques (ethniques, linguis­tiques, raciales) qui sont caractéristiques des situations politiques modernes comme celles du Canada et du Québec, la demande d'uniformité est à la fois désuète et irréalisable. Maintenir une communauté politique par l'idée de singularité n'est rien de plus que ce que Tully nomme l'« impérialisme intellectuel » . La justice réclame la reconnaissance (intellectuelle, juridique, politique) des langages et des savoirs qui existent parmi les peuples — les idées des peuples autochtones quant aux relations et au pouvoir ont la même prétention à la vérité que les idées qui, naguère, formaient la réalité singulière de l'État. La création d'une relation postcoloniale légitime implique l'abandon des notions de supériorité culturelle européenne et l'adoption d'une position de respect mutuel. Il n'est plus possible de défendre la légitimité de l'idée selon laquelle il n'y a qu'une seule bonne manière de voir et de faire les choses.

L'impact des politiques du Québec sur l'ensemble du peuple Kanien'kehaka, et plus précisément à Kahnawà:ke, a été d'encourager le conflit. Les gouvernements québécois des trente dernières années ont provoqué des conflits qui ont causé de sérieux torts à la structure de nos relations, en plus d'avoir miné la paix et l'harmonie entre nos peuples. Toutefois, les tentatives coercitives du Québec en vue d'imposer injustement son autorité et de limiter notre liberté n'ont pas affaibli notre nation : elles ont plutôt accru notre engagement et renforcé notre résolution de préserver les fondements indépendants de notre existence. Néanmoins, l'accroissement des pouvoirs du Québec au sein de la fédération canadienne, ainsi que le nombre croissant des revendications qui cherchent, auprès des autorités légales, à usurper les pouvoirs légitimes de notre nation, représentent actuellement une menace évidente pour les Kanien'kehaka.

Les gens de Kahnawà:ke n'ont jamais accepté et continuent de rejeter la légitimité des institutions québécoises dans leur communauté. Ils ripostent au danger imminent qui est perçu dans le souverainisme québécois d'une manière plutôt prévisible : ils développent leur capacité de se gouverner eux-mêmes au moyen de l'alternative que présentent leurs propres institutions autochtones et ils résistent aux tentatives du Québec d'imposer, par la loi ou par la force, de nouvelles injustices à leur peuple.

Mis à part tous les calculs d'intérêt politique qui apparaissent inévitablement dans la structure de ces conflits, et les profonds préjudices envers les peuples amérindiens qui existent encore dans la société non autochtone en général, je crois que ce sont les différences linguistiques qui sont à la source du problème. Dans la perspective d'un Québec qui serait sur la voie de se séparer du Canada, les Québécois n'ont pas su trouver les moyens d'accommoder le peuple Kanien'kehaka. Le nationalisme québécois s'affirme à partir d'une communauté politique construite autour de la langue française et du désir de préserver ce qui est considéré comme une culture canadienne-française distincte — il est par essence un nationalisme linguistique. L'ensemble du peuple Kanien'kehaka ne parle pas le français et participe d'une culture radicalement différente. En effet, les Kanien'kehaka sont vus, par la majorité des francophones du Québec, comme des « anglos »  politiquement liés à la minorité anglaise. Au début des années 1990, cette théorie d'une conspiration anglo-mohawk était largement répandue dans les cercles intellectuels québécois, et elle continue de constituer une entrave au développement d'un dialogue entre Kahnawà:ke et les autorités provinciales.

Des deux côtés ont lieu des discussions ; mais pour l'instant, rares sont les dialogues qui franchissent le fossé. Presque tous les experts québécois qui ont étudié les Kanien'kehaka n'étudient que le passé. Il y a une catégorie d'ethnohistoriens, dans laquelle Denys Delâges occupe une place centrale, qui étudient notre histoire collective principalement dans le but de mieux connaître le Québec lui-même ; ou encore qui, lorsqu'ils se penchent sur des endroits comme Kahnawà:ke, le font au service du gouvernement provincial ou du mouvement séparatiste au sens large, et ce, afin de miner les processus en cours à Kahnawà:ke (à cet égard, certains des étudiants de Delâges, tel André Beaulieu, en viennent à le surpasser). Il y a une exception : sur ces questions, Daniel Salée de l'Université Concordia a été, et continue d'être, le plus sobre et le mieux informé des intellectuels québécois — il est le seul savant québécois qui comprend la culture politique contemporaine de Kahnawà:ke et qui a tenté de mettre à jour, au plan intellectuel, un terrain commun entre les cultures kanien'kehaka et québécoise. Toutefois, Salée est pessimiste quant aux perspectives de réconciliation. De leur côté, si les intellectuels séparatistes, tel Pierre Trudel de l'Université du Québec à Montréal, ont tendance à être plus optimistes quant aux perspectives de réconciliation des projets nationaux des Kanien'kehaka et du Québec, c'est seulement parce qu'ils omettent de transcender l'attitude coloniale selon laquelle la responsabilité de la réconciliation repose entièrement sur Kahnawà:ke. Les séparatistes, qui ne se sont pas donné la peine de consulter les Kanien'kehaka sur ces questions, tiennent pour acquis que Kahanwà:ke abandonnera simplement sa propre existence nationale et acceptera un statut politique subordonné, défini par Québec.

Salée a reconnu que les Kanien'kehaka se placent « carrément en dehors de tout sens de fidélité à la société québécoise »  et qu'ils sont à la recherche « d'un pouvoir parallèle autonome » . Les Kanien'kehaka ont accès au droit autochtone à l'autodétermination et ils n'ont jamais abandonné leur droit de propriété sur leurs territoires ; aussi, quand on considère cette situation de façon objective, la politique qui vise la réalisation d'une telle relation, parallèle et non subordonnée, avec les nouveaux arrivés, est très raisonnable. Mais, plutôt que d'engager un dialogue avec le peuple Kanien'kehaka pour réviser la relation coloniale actuelle, l'ensemble des intellectuels québécois, en accord avec le gouvernement, rejette toute tentative qui cherche à restaurer, en ce territoire, un régime fondé sur le respect. Les débats se concentrent sur l'examen de moyens stratégiques et tactiques permettant d'entraîner Kahnawà:ke à accepter de nouveau la compromission de ses droits, par la validation de l'ordre injuste qui a été créé par la force au cours des cent dernières années (ce n'est que depuis un siècle que l'administration provinciale est capable d'imposer une autorité coloniale à Kahnawà:ke).

Au fil des siècles, la voix autochtone, menée par le peuple Iroquois, a persisté dans sa demande de reconnaissance et de respect — le porte-parole du Grand conseil iroquois, Deskaheh, par exemple, a dirigé un mouvement dans les années 1920 en vue d'obtenir, auprès des membres de la Société des nations, plus de respect pour les peuples autochtones. Et plus récemment, les dirigeants autochtones du monde entier ont remporté un certain succès en ébranlant la suprématie intellectuelle du souverainisme étatique comme seule forme légitime d'organisation politique.

Les spécialistes du droit international commencent à remarquer que les philosophies politiques autochtones présentent un immense potentiel pour la paix. Dans l'arène de la politique internationale, l'attention accordée aux principes de la Kaienerekowa iroquoise (Great Law of Peace) indique l'importance que prend la reconnaissance de la pensée autochtone comme alternative postcoloniale au modèle de la souveraineté de l'État.

Mais l'État ne relâchera pas facilement son emprise sur le pouvoir comme moyen de contrôle, ni sur la création d'une alternative relationnelle entre le savoir et le pouvoir. Les valeurs traditionnelles des peuples autochtones forment un savoir qui menace directement le monopole du pouvoir comme moyen de contrôle, monopole dont jouissent présentement les gouvernements étatiques. Les spasmes de violence résultant de la rencontre entre l'État et le traditionalisme autochtone sont interprétés par les universitaires critiques et postmodernes comme la réaction naturelle de l'étatisme à ce défi. Toutefois, il y a un espoir réel de surmonter la violence intellectuelle de l'État grâce à un concept de pluralisme juridique émergeant des critiques et se reflétant dans la reconnaissance limitée accordée aux conceptions autochtones dans les récentes argumentations juridiques. Un dialogue sur ces questions doit s'amorcer entre nos peuples et ces principes doivent être menés à leur conclusion logique. Le spécialiste du droit Alain Bissonnette, dans un texte préparé pour la Commission royale sur les peuples autochtones, attire l'attention sur cette conclusion logique, exprimée en termes occidentaux, développant ainsi l'habileté de penser « en termes multiples »  :

 

Les juges canadiens devraient rompre avec un savoir juridique qui ne leur permet pas d'apprivoiser ni de maîtriser cette nouvelle réalité juridique, d'autant plus que la récente constitutionnalisation des droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones, d'une part, les informe du fait que, pendant des années, ces droits « ont été à toutes fins pratiques ignorés »  et, d'autre part, leur commande dorénavant de les protéger en utilisant un raisonnement juridique différent de celui qui régnait en 1982. En suivant une telle démarche, sans doute leur serait-il alors permis de dégager peu à peu une véritable légitimité de l'ensemble du système juridique canadien reposant dorénavant sur la reconnaissance ou la création d'un code culturel commun et rejetant au préalable toute violence symbolique à l'endroit de la réalité historique, sociale et culturelle des peuples autochtones.[4]

 

C'est là le concept simple mais puissant que les peuples autochtones ont toujours défendu comme condition nécessaire à la paix, à la justice et à la réconciliation de nos peuples : le respect d'autrui. C'est le vœu sincère du peuple Kanien'kehaka qu'un nouveau régime, fondé sur le respect, puisse émerger de ce délicat terrain commun formé d'idées progressistes. À moins que le cycle de la confrontation et de la violence ne se poursuive, nous devrions, au cours des années à venir, nous tourner dans nos deux nations vers les intellectuels et les dirigeants qui ont à cœur le respect et qui sont suffisamment engagés pour agir selon les principes d'une politique postimpériale.



 

NOTES

[1]. Taiaiake Alfred est né à Kahnawake. Il a enseigné au département de science politique de l’Université de Concordia où il a également dirigé le Centre for Native Education. Il est présentement directeur du Indigenous Governance Program à l’Université de Victoria, en Colombie Britannique. Il a signé deux ouvrages publiés par Oxford University Press : Heeding the Voices of Our Ancestors : Kahnawake Mohawk Politics and the Rise of Native Nationalism et Peace, Power, Righteousness : an Indigenous Manifesto.

[2] Nous utilisons « existence nationale »  pour rendre le terme anglais de nationhood, qui ne signifie proprement ni « nation » , ni « nationalité » , mais bien plutôt le fait d'être une nation, ou la conscience d'exister en tant que nation. (N.d.T.)

[3] Nous traduisons par « étatité »  le terme anglais de statehood, qui signifie la condition d'être d'un État, ou la qualité d'État. (N.d.T.)

* En français dans le texte. (N.d.T.)

[4] Alain Bissonnette, « L'influence du Régime français sur le statut et les droits autochtones du Canada : une relecture critique de la jurisprudence » , in Lajoie, Brisson, Normand et Bissonnette, Le statut juridique des peuples autochtones au Québec et le pluralisme, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 271.



 


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