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La fête est finie

Un texte de Revue Argument
Thèmes : Revue d'idées
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

L'idée que les êtres humains ont en partage les mêmes caractéristiques essentielles n'est pas nouvelle, toutefois il faut bien convenir que celle-ci acquiert un tour tout à fait particulier à notre époque. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les commémorations entourant le passage au nouveau millénaire. S'agit-il d'un événement historique dont nous n'avons pas encore pris l'exacte mesure.?

Sans doute, ces célébrations, prises dans leur totalité, n'ont en rien changé le cours du monde. Au lendemain de cette première nuit du millénaire, alors que les derniers feux se sont éteints sur la Tamise, alors que la foule réunie devant la porte du Brandebourg se dispersait, alors qu'on s'empressait de nettoyer Time Square de ses montagnes de détritus, rien, manifestement rien, n'avait changé! L'immense ballon semblait se dégonfler doucement, ne laissant derrière lui qu'un souvenir des plus vagues. L'Amérique domine la nouvelle économie comme elle dominait l'ancienne et la guerre fait rage dans une Afrique toujours livrée à une anarchie endémique.

Pourtant, l'événement possède bel et bien un caractère historique, car il témoigne de la marche générale de notre temps. Il manifeste au regard de tous l'avènement d'une humanité unifiée. L'événement n'est donc pas significatif en regard de son influence sur la marche quotidienne de nos affaires. Sa singularité foncière est ailleurs et tient plutôt à son immense portée symbolique. Ces célébrations, quelles que soient leur magnificience ou leur grandiloquence, ont permis de rassembler des citoyens de tous les horizons, à tout le moins une partie considérable d'entre eux. Au moyen de cette rencontre largement virtuelle, dans l'exposition des coutumes les plus diverses, sous les calendriers les plus discordants, une masse d'hommes ont agi en synchronie, comme attirés par quelque pôle imaginaire, en vue d'une fête planétaire, laissant transparaître pour un instant le visage si longtemps désiré de l'Humanité. Cette réunion unique dans l'histoire ne saurait être assimilée entièrement aux autres rencontres internationales auxquelles on nous a habitués au cours du siècle dernier - pensons aux jeux olympiques - car la chose est d'une autre nature, elle signifie une réalité d'une tout autre dimension. En ce jour singulier, sous le regard attentionné et bienveillant de tous les spectateurs du monde, téléphages et internautes réunis, l'humanité s'est recueillie en elle-même, unissant tous les publics en une colossale messe païenne, afin uniquement de se célébrer sous un ciel désorais délivré de la présence des dieux. En ce sens bien précis, l'événement laisse entrevoir la possibilité que l'idée d'humanité puisse se réaliser enfin, pour le meilleur et le pire.

Bien imparfaite, faut-il encore ajouter, était la célébration, car il est vrai que tous ne purent participer également à cette auto-promotion,  en une accumulation festive de tous les plaisirs, de l'homme par l'homme. Ce sont toujours les mêmes visages qui s'approprient la plus large part de nos écrans cathodiques. La fête du millénaire, est-il besoin de le rappeler, fut d'abord la fête des plus riches, heureux de consommer ouvertement, désormais sans remords, leur satisfaction d'être parvenus. Manifestement, le temps n'est plus le même selon qu'il s'écoule à Freetown ou à Hollywood. Alors que les uns se sentent propulsés dans l'avenir, qu'ils s'imaginent déjà radieux, d'autres demeurent enclavés dans un passé qu'ils désespèrent de voir se terminer en un siècle ou l'autre.

***

Cet avènement présumé d'une Humanité enfin réunie se laisse voir dans tous les domaines d'activité, bien que, manifestement, certains parmi ceux-ci attirent davantage l'attention. Qu'il suffise de mentionner l'inévitable mondialisation des marchés. Par le biais de cette transformation de l'espace économique, tous les peuples sont soumis à d'extraordinaires pressions qui semblent distendre et disloquer leurs frontières, les obligeant ainsi à valser d'un même pas.

L'idée d'humanité se manifeste tout autrement au moyen de la technique, technique qui a d'ailleurs rendu possibles les changements économiques mentionnés et métamorphosé la culture et les communications. Voilà pourquoi l'équipe éditoriale d'Argument a choisi d'explorer plus à fond ce qu'il faut bien nommer la question de la technique. Dans le présent numéro, ce choix éditorial nous a conduits à présenter un dossier autour du dernier ouvrage de Jacques Dufresne, Après l'homme…le Cyborg. Dans celui qui suivra à l'automne, nous publierons un dossier complet sur le thème de la technique considérée comme horizon d'espérance des modernes.

D'autre part, la réalisation dans l'histoire de l'idée d'humanité, du moins telle que nous la comprenons aujourd'hui, est indissociable de la proclamation des droits de l'homme . Voilà pourquoi l'une des questions brûlantes, à notre époque, consiste à savoir comment aménager l'espace démocratique afin que les diverses cultures puissent non seulement cohabiter, mais plus encore se développer dans leur propre voie. Parmi les solutions politiques les plus attrayantes, il y a bien sûr le fédéralisme. On disait d'ailleurs autrefois que le fédéralisme offre tous les avantages des grands empires et des petites nations. C'est pourquoi, ici comme ailleurs, on y consacre d'importants colloques afin d'en montrer les vertus démocratiques. Plusieurs estiment d'ailleurs que le fédéralisme canadien représente, à cet égard, un modèle pour l'avenir. Nous avons voulu examiner cette prétention en réfléchissant à la manière dont le Canada, sous le gouvernement des juges, ordonne sa propre diversité. Bien que ce pays puisse s'enorgueillir de certaines réussites, on doit admettre que le problème posé par la reconnaissance des communautés qui le composent demeure entier. Dix ans après l'échec de Meech et les confrontations d'Oka, il faut bien avouer que l'impasse reste complète et que les solutions de compromis se font rares, laissant place à une politique de confrontation. Dans ces dossiers, nous avons tenté de comprendre comment, dans le contexte historique particulier qui prédomine dans ce pays, la réalisation d'un ordre politique fondé sur la proclamation de droits universels peut parfois servir des intérêts bien particuliers. Au-delà des querelles d'usage entre nationalistes et fédéralistes, certaines leçons de portée générale doivent être dégagées de l'examen de la situation canadienne. En ce sens aussi, le Canada, tout comme le Québec, est exemplaire, n'en déplaise à certains de nos politiques.



Revue Argument

 


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