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Penser avec ses mains?

Un texte de Gilles Labelle
Thèmes : Revue d'idées
Numéro : vol. 2 no. 1 Automne 1999 - Hiver 2000

Né en 1906, mort en 1985, Denis de Rougemont fut l’un des chefs de file du mouvement personnaliste qui eut son heure de gloire au cours des années 30 et dont il incarna le pôle protestant. Après la guerre, Rougemont s’engagea activement dans la construction européenne, à laquelle il accordait cependant un sens davantage culturel que politique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages (voir la bibliographie) dans lesquels il refusa toujours de dissocier la réflexion sur la politique de celle portant sur la culture et la théologie.

Je suis frappé de ce que nous accordions le plus souvent si peu d’importance aux titres des livres que nous achetons ou lisons. La plupart, il est vrai, surtout en philosophie ou en sciences sociales, sont d’une grande banalité. L’amour et l’Occident (1939), qui a fait connaître Denis de Rougemont, est tout ce qu’il y a de plus classique. Mais je ne connais personne qui n’ait sourcillé un brin devant Penser avec les mains (1936) ou le Journal d’un intellectuel en chômage (1937). Ne serait-ce que parce qu’on estime généralement qu’on pense avec sa tête et que, à moins qu’on la lui ait coupée, l’intellectuel, même sans travail, n’est jamais vraiment en chômage.

Ces titres, on pourrait peut-être croire que Denis de Rougemont les a choisis parce qu’ils étaient susceptibles d’intriguer. Mais leur lecture, et celle de ses autres ouvrages, aujourd’hui injustement bien oubliés à mon sens, interdit d’en réduire ainsi la portée. Denis de Rougemont croyait réellement qu’on pensait avec sa tête mais aussi avec ses mains. Et qu’on pouvait, conséquemment, se retrouver intellectuellement en chômage, si la pensée et la main se trouvaient, par malheur, séparées...

On en conviendra, tout ceci requiert quelques éclaircissements. Commençons donc par le commencement qui dans ce cas est le chômage. Le “ vrai ” cette fois. Suisse protestant “ descendu ” à Paris au tout début des années 30, où il avait œuvré à la fondation de la revue Esprit avec Mounier et d’autres, Denis de Rougemont, après quelque temps passé comme employé d’une petite maison d’édition, est mis à pied. Un peu désemparé, il décide pourtant de faire de cette période de non-travail, l’occasion d’une expérience : vivre non seulement sans emploi mais, pour ainsi dire, quasiment sans ressources. Avec sa femme, aussi chômeuse que lui, il part donc habiter une maison de campagne, à l’île de Ré, où il n’aura pas à payer de loyer. Mais il faut bien manger, se chauffer, etc. De quoi vivra-t-on? On verra bien, décident-ils.

Le journal d’un intellectuel en chômage est le récit de ces quasiment deux années vécues sans ressources ou presque. Je n’essaierai même pas de résumer ici la manière dont Rougemont et sa femme s’y sont pris pour survivre. Je me contenterai de mentionner que l’on pouvait alors en France encore vivre avec vraiment très peu de choses et également, et c’est le plus important pour la suite, que même dans un pays aussi “ déchristianisé ”, la figure du “ prochain ” y avait encore un certain sens. Cette figure, à la fois affadie et malgré tout persistante, constitue d’ailleurs la véritable trame du Journal tenu par Rougemont, qui n’a donc rien d’ “ intime ”.

La première chose que remarque Rougemont, après avoir fait la connaissance de ses nouveaux voisins, ces “ autres ” qui vivent du travail de leurs mains, c’est qu’il ne parle simplement pas le même langage qu’eux. En conséquence, il ne les comprend pas — et eux ne le comprennent apparemment pas plus. L’intellectuel se découvre ainsi, à ses yeux, doublement chômeur : non seulement parce qu’il n’a pas d’emploi, mais également parce que la réflexion sur les fins dont il fait son métier n’arrive pas à s’arrimer dans le réel, n’arrive pas à susciter un écho chez ces gens qui se contentent, au mieux, de l’écouter poliment. Encore que cette coupure entre l’intellectuel et les “ autres ”, entre la pensée et les mains, ne soit pas absolue (heureusement). Car s’il faut constater qu’on ne se comprend pas, c’est qu’on a cherché à entrer en rapport. À moins d’avoir rallié pour de bon le camp des puissants, ce qui, aux yeux de Rougemont, lui fait perdre son titre, l’intellectuel souffre de sa coupure avec le réel : à quoi bon réfléchir sur des fins dont on sait qu’elles ne s’incarneront jamais nulle part? Et quant à ceux qui vivent de leurs mains, au-delà du mépris qu’ils peuvent à l’occasion manifester envers ceux qui ne se les salissent jamais sinon avec l’encre de leur plume, n’est-il pas vrai qu’on peut les deviner parfois intrigués par ces gens qui mènent une vie si différente de la leur?

C’est à dessein que j’ai employé la notion de “ prochain ” ci-dessus. Pour Rougemont, cette relation entre les intellectuels et ceux qui ne le sont pas et qui se manifeste tantôt comme mépris, mais tantôt également comme intérêt pour l’autre, voire comme extrême générosité à son égard, n’est qu’un cas des relations que cherche à décrire cette notion. Ce n’est pas un hasard si “ Tu aimeras ton prochain comme toi-même ” se lit comme un commandement. Car, à l’origine, il y a la faute, l’éloignement de Dieu, dont l’humain a été créé “ à l’image et à la ressemblance ”. Il n’y a donc d’impératif pour chacun d’aimer son “ prochain ” que parce qu’il y a eu éloignement de Dieu et de nos semblables. Le “ péché originel ”, dont la mort est le “ salaire ” selon Saint-Paul (Rm, VI, 23), pousse chacun à se tourner exclusivement vers son Moi. En même temps, cependant, jamais l’humanité ne pourra oublier tout à fait qu’au commencement de la condition humaine, il y eut deux pécheurs. Le “ prochain ” est l’énoncé de la tension qui définit l’humanité depuis la chute et qui la pousse tantôt vers l’égoïsme sans limite, tantôt vers le don et le dévouement à autrui.

Or, c’est la thèse essentielle de Penser avec les mains, la modernité occidentale, en disposant la pensée et la culture d’un côté, les mains et le travail de l’autre, a œuvré depuis maintenant trois ou quatre siècles à faire pencher décisivement la balance du côté du Moi. En opposant la pensée et ses objets, le “ bien ”, le “ beau ”, le “ noble ”, devenus l’apparat et le luxe de l’ “ homme cultivé ”, et le travail des mains, réduit à une nécessité insensée gouvernant la vie de la majorité, elle consacre la mise au chômage de ceux qui réfléchissent sur les fins avec l’objectif de les faire passer dans le réel. Aussi, dira Rougemont, le “ rationalisme bourgeois ” menace-t-il de caducité la notion de “ commune mesure ”, qui décrit l’effort jusque-là ininterrompu de l’humanité pour se doter de fins et d’une Loi qui puissent combler la séparation originaire d’avec Dieu et nos semblables. La Loi mosaïque fut le premier de ces efforts. En promulguant dix commandements, elle cherchait à se poser comme “ mesure ” de tous les actes posés par Israël, afin de constamment le ramener auprès de Dieu et fonder un vivre-ensemble. Devenue une idole, suscitant par là un respect simplement formel et ayant ainsi perdu son titre de commune mesure, la Loi mosaïque fut dépassée par l’institution de l’Église chrétienne. Celle-ci, dont la fin était également l’amour de Dieu et du prochain, devint à son tour une idole, préparant ainsi ultimement la sortie du monde occidental de l’âge religieux. L’ère moderne serait ainsi la première où l’humanité graviterait exclusivement autour d’elle-même et édifierait librement un monde enfin à son image. Mais, demande Rougemont, est-ce vraiment si simple? Que sont donc le soviétisme et le national-socialisme (qu’il a voulu juger sur place — que l’on lise à ce sujet son Journal d’Allemagne), sinon deux gigantesques (et monstrueuses) tentatives de restaurer une commune mesure en mimant de façon plus ou moins grotesque l’exaltation religieuse? Ces deux totalitarismes, édifiés, l’un au nom du Plan et de l’Histoire, l’autre au nom du Führer et de la Race, ne constituent-ils pas des réponses, dont la fausseté ne fait par ailleurs aucun doute, appelées par le vide même auquel conduit le rationalisme bourgeois, par l’absence de fins qui le caractérise? Le propre du Diable étant de mimer les bons anges et l’œuvre de Dieu, ne devrait-on pas conclure que la Loi mosaïque et l’Église ayant cherché à prendre la “ part de Dieu ”, le totalitarisme représente pour l’humanité La part du diable (1942)?

Après sa période de chômage, Denis de Rougemont s’est efforcé tout le reste de sa vie de ne pas y retourner — dans tous les sens du terme. Rentré en Suisse au début de la guerre pour y remplir ses fonctions d’officier, il propose une nouvelle définition de la neutralité de son pays qui ne sera pas très appréciée des autorités. La Suisse, pour lui, doit rester militairement neutre pour témoigner, un peu comme les Prophètes peut-être, de ce qu’un vivre-ensemble qui ne soit pas fondé sur la domination totalitaire est possible. Neutralité n’étant donc pas, à ses yeux, indifférence, quand Hitler entrera dans Paris, il commettra un article qui lui vaudra une condamnation et un séjour aux États-Unis, où il travaillera à l’Office of War Information pendant la guerre. Là-bas, pour lui, il ne s’agira pas seulement de contribuer à battre le nazisme, mais tout aussi bien de préparer l’avenir. Or les totalitarismes étant nés non pas du hasard ou de passions malsaines mais bien, comme on l’a dit, en réponse à la séparation entre la pensée et les mains consacrée par les temps modernes, on ne peut espérer les combattre réellement qu’en apprenant de nouveau à penser avec les mains, qu’en cherchant à tracer les contours d’une nouvelle commune mesure.

Cette nouvelle mesure, avancera Rougemont, ne pourra être que l’Europe fédérale. Ne nous méprenons pas cependant. Bien qu’il ait été favorable et parfois associé aux efforts politiques ou diplomatiques pour construire l’Europe après 1945, celle-ci désigne pour lui, plutôt qu’une union d’États, une certaine manière d’être-au-monde. L’aventure occidentale de l’homme (1957) tient non seulement à la séparation d’avec Dieu et nos semblables mais également, comme on l’a mentionné, à l’effort pour élaborer une Loi qui nous rassemble au-delà de cette séparation. Les échecs successifs de la Loi mosaïque, de l’Église chrétienne et des pseudo-religions totalitaires montrent, selon Rougemont, qu’on ne peut imposer d’en haut une commune mesure qui dirait le sens des actes humains, qu’il faut, au contraire, fonder la Loi nouvelle sur ces actes. Autrement dit, il faut partir de la liberté humaine qui est toujours porteuse non seulement de l’égoïsme mais également d’une “ vocation ” de la “ personne ” (que Rougemont oppose à l’“ individu ”, tout entier tourné vers lui-même). À l’amour-passion qui a défini notre conception du rapport amoureux en Occident à partir du XIIe siècle environ, à Eros entendu comme désir de fusion avec l’autre, il faut substituer l’agapè entendu comme amour de l’autre dans le respect de sa différence, de la richesse de son être. Amour qui est ainsi responsabilité pour autrui, souci pour lui. La demande que m’adresse l’autre étant changeante, il en est de même de ma vocation à être responsable de lui, du don que je peux lui faire. La fédération, avant d’être une union entre États, est cette union souple des individus et des groupes, ces derniers naissant de l’affinité des vocations, qui se sentent responsables d’autrui. Et, ajoutera Rougemont, responsables, de ce fait, de la Nature : l’écologisme vers lequel il s’est tourné à la fin de sa vie repose moins sur un amour de la Nature considérée en elle-même ou sur sa valeur en tant que témoignage de la Création (quoique ces dimensions ne soient pas absentes de ses réflexions) que sur le souci de la préserver pour nos semblables, qu’ils nous soient contemporains ou pas, afin qu’elle puisse leur livrer ses fruits.

Son dernier livre important, dans lequel il expose principalement ses convictions écologistes, Rougemont l’a intitulé L’avenir est notre affaire (1977). Titre plus banal que les autres, dira-t-on. Pas si sûr. Car le “ nous ” dont il est ici question (sous-entendu par le “ notre affaire ”) n’a que peu à voir avec la façon dont les usuelles communes mesures définissent la communauté, puisqu’il n’abolit pas, au contraire, la vocation personnelle de chacun; et son objet, l’ “ avenir ” n’a de sens que d’être pensé dans un rapport au commencement, quand eut lieu la séparation d’avec le Ciel qui définit l’humanité. De quoi faire mentir le théoricien qui croyait que le “ désenchantement du monde ” nous a définitivement fait sortir de l’ère du religieux et, en conséquence, que notre héritage chrétien ne peut plus avoir de sens politiquement.



Gilles Labelle



Bibliographie



L’amour et l’Occident, Paris, 10-18, 1962 (1ère éd.: 1939).

L’avenir est notre affaire, Paris, Stock, 1977.

L’aventure occidentale de l’homme, Paris, Albin Michel, 1957.

Journal d’Allemagne, Paris, Gallimard, 1938 et  Journal d’un intellectuel en chômage, Paris, Albin Michel, 1937 (repris in Journal d’une époque 1926-1946, Paris, Gallimard, 1968).

Mission ou démission de la Suisse, Neuchâtel, La Baconnière, 1940.

La part du diable, Paris, Gallimard, 1982 (1ère éd.: 1942).

Penser avec les mains, Paris, Gallimard, 1972 (1ère éd.: 1936).

Sur Denis de Rougemont, on consultera la somme monumentale de Bruno Ackermann : Denis de Rougemont. Une biographie intellectuelle, Genève, Labor et Fides, 1996 (deux tomes).

 

 

 





 


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