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La Mère patrie

Un texte de Michel Morin
Dossier : France-Québec: regards sur un éternel malentendu
Thèmes : France, Identité, Québec
Numéro : vol. 1 no. 2 Printemps-été 1999

J’aurais envie de commencer ce texte par une question qui, en apparence, n’a aucun rapport avec le thème proposé : que veut dire « être philosophe » au Québec? Une variante de la question pourrait être : peut-on être philosophe au Québec? À bien y regarder cependant, cette deuxième question n’est pas tant une variante qu’une question préalable à la première. À vrai dire, les deux questions sont indissociables, l’une appelle l’autre sans cesse, tant il est inévitable, dans la situation historique et culturelle propre au Québec, d’être renvoyé d’une question à la condition de possibilité de cette question. Spécialement à ce qui à trait à la culture en général, et à la philosophie en particulier. Rien ne va de soi en ce pays depuis qu’il existe, à commencer par son existence elle-même. « Problématique » est le mot qui s’impose sans détour à quiconque entreprend d’y réfléchir. Aussi loin que je remonte dans mon passé d’être pensant et surtout écrivant, je n’ai jamais pu séparer mon interrogation philosophique proprement dite d’une interrogation sur ses conditions de possibilité, en tant qu’elle s’inscrivait dans le contexte historico-culturel de cette « formation » ou entité spécifique à propos de laquelle je n’ai jamais pu me résoudre à opter définitivement pour l’appellation « Québec » ou « Canada français ». La question même de la dénomination reste encore toujours ouverte. Si je pense avoir une notion de ce que veut dire et surtout a voulu dire « Canada français » ou encore « canadienne-française », j’ai toujours entendu « Québec » ou bien comme un projet idéologique — et, en ce sens nettement identifiable —, ou bien comme un projet tout court dont la nature restait et, à mon avis, reste toujours — pour ne pas dire toujours plus — indéterminée.

On m’a souvent demandé, encore même récemment, pourquoi je m’étais dirigé en philosophie à l’Université. J’ai toujours été embarrassé par cette question : en premier lieu, qu’on me la pose avec ce soupçon de curiosité et toujours quasiment de reproche que j’y percevais; en second lieu, parce que je n’ai jamais su y répondre très positivement, sans hésitation ni recherche, comme quelqu’un qui sait depuis longtemps à quoi s’en tenir. Au fond, quand j’ai ainsi opté pour la philosophie à la fin de mon « cours classique » (seul avec un autre dans toute ma formation), je ne savais pas ce que je faisais. Je sentais que j’avais beaucoup de temps devant moi et je me sentais plutôt irresponsable quant à mon avenir. Vraiment, ce n’était pas par pur arbitraire, je répondais à un vague désir ou soupçon de désir : d’abord celui de découvrir un territoire inconnu dont je sentais l’accès difficile et auquel, par conséquent, il était nécessaire que je sois initié par d’autres; ensuite, dans le prolongement des études littéraires auxquelles je m’étais jusque-là adonné, le désir de leur donner un élargissement à la fois dans le sens de l’abstraction et de l’universalité. . Un élargissement qui les ferait accéder à leur véritable destination. Je crois deviner  qu’agissait alors en moi aussi un autre désir plus profond encore et plus décisif : celui de m’échapper (sans pour autant qu’il s’agisse d’une « évasion »). Cela, je crois, voulait d’abord dire : échapper à mon inscription ou insertion dans un contexte social et culturel que je percevais comme étroit. Dans le moment historique particulier où s’est produite ma formation, celui de la transition de la société canadienne-française traditionnelle à l’essor vers la modernité de la Révolution tranquille dans les années soixante, j’ai vécu le contexte social et culturel du Québec comme un contexte d’ouverture et de créativité. Je ne suis pas de ceux qui ont été marqués par une éducation étroite, des pensées mesquines et une atmosphère générale de répression de la vie de la pensée, (étrangement, c’est plus tard, à la faveur de la re-prise du « projet national » que j’ai éprouvé cette atmosphère de répression et de restriction). Quand je parle d’échapper à une situation  perçue comme étroite, j’entends par là la perception qu’il me souvient avoir eue très tôt dans ma vie, presque au sortir de l’enfance, d’être ici, au Québec, dans un lieu, « petit », d’abord pour que ………………., ensuite, parce que comme « coupé du monde ». D’après la notion que très tôt j’en ai eue, il me semblait que tout ce qui pouvait et avait pu se passer d’important dans le monde, plus généralement, dans l’histoire et le destin des hommes, s’était passé « ailleurs ». Ailleurs, si je tente d’être fidèle à ma mémoire, je crois que cela renvoyait d’abord à ce que mon éducation religieuse m’avait appris : le monde de l’« histoire sainte », Moyen-Orient, Égypte; « ailleurs » renvoyait aussi aux expéditions européennes en Asie : la découverte du Tibet, l’histoire des jésuites en Chine ou encore le Père de Foucauld en Afrique du Nord. De mon ailleurs d’enfant, bizarrement, les expéditions européennes en Amérique étaient absentes, l’histoire de la Nouvelle-France que je découvrais plus tard avec émerveillement n’existait pas autrement qu’à travers des pages de manuels qui me paraissaient ennuyeuses et redondantes en leur caractère édifiant. Mais ailleurs, cela a signifié très tôt la France, et d’une manière incomparablement plus décisive.

La France comme lieu problématique et d’exil. A travers la langue française. Cette langue qui, tout à la fois, était la mienne et n’était pas la mienne. Langue d’origine? Langue d’emprunt? Langue maternelle? Langue apprise? Lieu (non-lieu) d’un écart. S’en approcher, c’était s’éloigner de soi. S’en séparer c’était se trahir. Le lieu de la langue, comme lieu d’un écart, d’une irréductible ambiguïté. Je crois, sans que je puisse vraiment l’expliquer, que, très tôt, cette langue dite « maternelle » celle dans laquelle ma mère me parlait, mon « milieu » s’exprimait, s’est trouvée affectée d’un soupçon d’étrangeté. Il y avait la « langue » de ma mère qui n’était pas une langue, mais un « susurrement », un ton, une affectivité qui se coulait dans des mots (tel fut le « pays » premier, le « pays d’origine »), et puis, distinctement, autrement, les mots de cette langue, qui s’en détachaient, aurait-on dit, comme pour vivre d’une vie autonome, et que très tôt, je prenais plaisir à répéter pour eux-mêmes, un peu comme pour les « essayer », les expérimenter en les faisant « sonner », « résonner » dans l’air. Et je crois que je n’en revenais pas de pouvoir ainsi parvenir à les dire pour eux-mêmes, détachés du « susurrement » maternel, de sa douceur, de sa familiarité. Certes, ces mots me venaient de quelque part, ils m’avaient été transmis, enseignés, mais en les prononçant et en les répétant pour eux-mêmes, je les arrachais à une sorte de confusion ou de latence pour les entendre, presque pour les « voir » vivre d’eux-mêmes, étranges, étrangers. Comme si très tôt, j’avais pu soupçonner que ces mots, souvent livrées comme des onomatopées ou encore englués dans des « phrases-magma » appartenaient à une « autre langue », au sein de laquelle ils apparaissaient comme « découpés », dotés d’un « tranchant » inédit et étrangement organisés entre eux. Comme on dit que « le ver est dans le fruit », je puis dire que m’est venue très tôt, dès la plus tendre enfance. L’appréhension d’un écart interne à la langue maternelle.

« Écart », me dira-t-on, « classique », entre la langue maternelle et la langue tout court, celle du « Père », si l’on veut, celle de la Loi, de la syntaxe et de la grammaire. Certes, cette expérience est bien « classique », constitutive du rapport de chacun à la langue comme rupture avec la « langue maternelle ». Mais il me semble que j’essaie de dire ou de traduire en même temps que cela, autre chose. Peut-être simplement ceci : que le « Père » était soupçonné d’être étranger. Encore là, me dira-t-on, le « Père » est toujours un étranger, un « autre », par rapport à la « Mère ». Dans ce cas-ci, cependant, il était soupçonné d’exister ailleurs, dans un pays autre, de n’être pas du même pays que ma mère. Certes, il y avait bien là un père, « mon père », mais, pour moi, le vrai père était ailleurs, vivait ailleurs, et c’est un peu comme si, de cet ailleurs, il avait communiqué avec moi par lettres, mais d’abord, parce que ce ne serait que plus tard que je pourrais lire ces lettres, par mots clairs, bien sonnants et tranchants (comme on parle d’» espèces sonnantes et trébuchantes »).

C’est lorsque, un peu plus tard, au sortir de la première enfance, j’appris à lire et à écrire et que je devins capable de lire ses lettres, que je découvris qu’il était d’ailleurs, d’un autre pays, qu’on appelait la France. Enfin un peu de lumière se faisait : si j’avais à ce point ressenti le père comme absent, personne, près de moi, n’ayant rien à m’apprendre, c’est qu’il vivait ailleurs dans un autre pays, la France, d’où il envoyait des lettres qu’il prenait là-bas tout le temps et beaucoup de soins à écrire. Dès que je pus lire, en effet, c’est ce qui m’émerveillait le plus : à quel point il écrivait bien, à quel point il semblait bien s’appliquer à bien choisir ses mots, construire ses phrases, les équilibrer. Il y avait là quelque chose de tellement « dégagé », distingué, différencié, en comparaison de la « langue » confuse, engluée, « compacte » que j’entendais autour de moi et que ma mère me parlait, que je n’en revenais pas de me découvrir un tel père! Je découvris (?) toutefois, c’était du même coup qu’il n’était pas là, à portée de voix, que je ne pouvais pas lui poser des questions afin qu’il m’explique, si je ne comprenais pas. Il me fallait tout apprendre par moi-même à partir de ses lettres. Certes, on m’avait bien appris à les déchiffrer, je pouvais les lire, mais c’était néanmoins les lettres de quelqu’un qui n’était pas là, auquel on ne pouvait pas s’adresser. Comme si la communication était unilatérale… D’où l’intuition et le désir qui, je crois, me sont venus très tôt dans ma vie, à force de lire et de relire ses anciennes et nouvelles lettres, à m’approprier à ce point cette langue et cette écriture que je sois en mesure de lui répondre d’une manière qu’il puisse comprendre et de telle sorte qu’à son tour il me réponde.

II

Je ne suis pas d’ici, je suis d’ailleurs, jamais ce soupçon, voire cette conviction ne m’a quittée. Je vis ici, encore que ne soit pas clair ce que veut dire « ici » : au Québec? Au Canada? En Amérique? Le plus authentique et le plus près de mon expérience intérieure serait de dire : j’appartiens à un espace. Un espace ouvert, non pas « infini », mais dont les limites reculent, s’enfuient à l’horizon. En cet espace, je respire, je peux me déployer, marcher, penser, imaginer, désirer, espérer, créer, parler, écrire. Hors de cet espace, je me sens à l’étroit, j’ai peine à m’y adapter. Voilà ce que je peux affirmer de plus irréductible quant à mon appartenance. J’aime cependant beaucoup imaginer, supposer une profondeur historique à cet espace : ainsi, j’imagine qu’il fut découvert, exploré, approprié, colonisé, nommé. Que d’autres, avant moi, y vécurent comme moi la succession des saisons. Expérience primordiale en cet espace : l’incessant passage d’une saison à une autre, comme si, jamais, on ne s’installait en aucune. Comment construire là un « pays » autrement qu’en le parcourant sans cesse dans l’espace et le temps? En explorant : se déplaçant à même l’espace qui recule sans cesse, sans qu’on en atteigne le terme; à même le temps, à travers la succession des saisons, les jours qui allongent peu à peu, puis raccourcissent peu à peu. Ses vents, à tout moment, s’emparant de l’espace : la mémoire ne se constitue que pour se défaire : impossible d’accumuler, d’emmaganiser, de se constituer des acquis, des réserves. La « profondeur » historique elle-même se défile, ne prend de consistance que ponctuellement, temporairement : comme si, de temps en temps, mais toujours sous un nouvel aspect, d’un autre point de vue, elle faisait retour… Il y a bien ici une histoire, on a bien construit quelque chose… Pourtant, pourquoi est-ce si vide? Pourquoi l’État si « lointain », si absent, si peu réel, si indéterminé? J’entends qu’à cette question, plusieurs rétorqueront : comment peut-il parler ainsi? L’État n’est-il pas plus présent au « Québec » que partout ailleurs en Amérique? L’État, « notre État », n’est-il pas notre principale conquête, notre bastion, malgré son incomplétude, son inachèvement? Eh bien! Que chacun qui me rétorque ainsi entre en lui même et interroge son goût d’évasion, de fuite, d’exploration, (autant à travers l’espace que par l’imagination), l’attrait des espaces vierges et lointains… pour découvrir peut-être le peu de racines en soi de cet État, et comprendre ainsi un peu mieux l’indétermination profonde éprouvée à fixer cette appartenance à un  État, l’« avantage » de jouer de l’un et de l’autre, de l’un contre l’autre, quitte même à passer l’hiver en un troisième. Si l’espace est ma vraie « patrie », c’est une patrie qui se défile, s’enfuie, s’échappe, une patrie migrante et errante, la « patrie » de celui qui n’a pas de père ou dont le père s’est absenté pour un long voyage dont chacun se doute bien au fond de lui-même qu’il ne reviendra jamais.

Reste la mère, me dira-t-on. Reste la mère, en effet, car c’est bien elle qui nous rattache et nous retient. C’est à elle que l’on reste « attaché ». Nulle part mieux qu’en ce « pays » se comprend, en toute son ambiguïté, l’expression de « Mère patrie » : la « patrie » est celle de la mère, puisque le père est absent, que les hommes sont « partis » ou ne songent qu’à partir. Regarder en vous, autour de vous : un rien les fait (ou les ferait) démissionner, tout les porte à oublier, à ne pas, ne plus se souvenir. La mémoire est maternelle… c’est d’elle, supposément ( ?), que nous vient la langue. Ou encore : la langue est transmission par la mère de la mémoire; ou encore : transmission par la mémoire de la mère. La mère patrie serait-elle la patrie de la mère? La patrie de la langue maternelle? « Notre langue » serait-elle féminine-maternelle, étrangère donc à ces hommes qui partent ou s’en vont travailler au loin ailleurs (massivement, vers les sud, dans une autre langue, comme au début du siècle)? N’est-ce pas en cet ailleurs qu’ils pourraient enfin apprendre et parler une langue qui ne fut pas maternelle-féminine, une langue d’homme et de père?

En cet ailleurs, les « âmes » se perdent, la mémoire s’effiloche sans retour, l’» intérieur » s’oublie. Tout a la passion de l’extérieur, du « faire », du « construire »… Dans une autre langue… celle de l’Autre, du Père… Tout jeune, j’étais étonné de constater à quel point mon père aimait parler l’anglais, introduire des mots anglais dans la conversation… cela n’avait rien de « snob » comme en d’autres sociétés, au contraire, c’était la prise de l’homme sur les choses qu’il exprimait ainsi, et plus encore lorsqu’il partait en « voyage d’affaires » aux États-Unis ou au Canada. Ce monde m’attirait, dois-je le dire, et quel bonheur lorsque mon père m’amenait avec lui en l’un de ses voyages… C’est ainsi que j’ai découvert l’Amérique, que j’ai commencé à prendre la mesure de mon appartenance… Et quelle déception au retour… la maison maternelle, la « langue » maternelle, celle qui tient au chaud à l’intérieur… Et pourtant… car je n’en suis pas à un paradoxe près… je protestais contre la langue de ce père que je trouvais confuse et relâché, contre cet amour « viril » de l’anglais. J’y percevais bien la protestation contre la mère, sa chaleur, son babillage, mais en même temps je ne supportais pas cette confusion entre deux langues, cet incapacité de quitter la langue maternelle en même temps que cette valorisation de la langue autre, celle de l’autre. J’y opposais sourdement et de plus en plus consciemment, une autre attitude, celle de l’époux absent de cette mère, par rapport auquel « mon » père n’apparaissait nullement déficient. Je rêvais de son premier « mari » qui habitait au loin, que je n’avais jamais rencontré, et dont pourtant on continuait de me transmettre les lettres, les lettres pour lesquelles j’avais une admiration croissante et sur lesquelles il me paraissait devoir régler ma propre langue et aussi celle de « mon » père. Il m’était même arrivé, et il m’arrivait maintenant de plus en plus fréquemment, grâce à l’apparition de la télévision, de l’entendre parler… non seulement écrivait-il remarquablement et surtout avec une clarté  remarquable, mais il parlait de même, et souvent de choses dites « élevées », et pas seulement d’« affaires »… Un tel père existait donc qui eût pu être « mon » père et  au contact duquel « ma » mère eût peut-être appris à mieux parler, mais aussi (surtout?) à parler d’autres choses que d’affaires familiales, de voisinages…

 « Mon » père et « ma » mère eussent pu me parler de choses « politiques » (et non seulement de « politique »), de choses « littéraires », « artistiques », en une langue qui eût été à la hauteur des sujets traités… Dès lors, je n’eus plus qu’un seul dessein : m’éduquer à travers une relation toujours plus étroite avec cet autre « père », c’est-à-dire essentiellement, ses lettres, sa langue; me porter à la hauteur de la clarté, de l’ordre, de l’envergure d’opinion qu’elles manifestaient sans avoir à reprendre « mon » père, à le rappeler à l’« ordre », sans avoir à tenir compte de « ma » mère qui n’avait pas pu être à la hauteur de ce qu’elle transmettait et le rabaissait, en ignorant l’élévation… Que cherchais-je alors sinon un père autre et une mère autre, mais d’une altérité qui n’était ni gratuite, ni étrangère, qui n’impliquait ni démission, ni trahison, mais qui, au contraire « pointait » de l’intérieur de la langue qu’on me transmettait, l’éclairant, l’« exhaussant », comme si une autre « dimension », un autre horizon eussent percé d’entre les mots et les phrases « maternelles »? Ainsi, certes, j’appartiens à un espace, par mon être, mon « corps », mais je participe à une autre dimension d’être de l’intérieur de « ma » langue, une dimension qui a trait à l’« esprit », et dont je m’étais toujours senti orphelin en ce pays qui de ce fait, justement, maintenant, je le comprenais n’en était pas un… Comme atrophié, mutilé d’une dimension capitale, « oubliée » en cours de route ou de traversée, pourrait-on dire, mais il y avait autre chose comme si, « on » eût conspiré  à empêcher ce « pays », ce « peuple » d’accéder à cette autre dimension, le maintenant dans le monde des simulacres maternels, des paroles rituelles, des litanies expiatoires.

III

C’est avec lui, « mon » père, au fond, que j’avais « découvert » cet espace « américain » auquel il m’est apparu de plus en plus « évident » que j’appartenais. Avec lui, loin de « ma » mère. Loin de « ma » langue aussi, mais pas pour autant plus proche de celle de l’» autre », qui ne m’importunait pas, mais me laissait indifférent, comme si, étrangement, il ne se fût pas s’agit d’une langue « de culture », d’une langue par laquelle on pût avoir quelque relation avec le monde de l’« esprit ». C’était la langue « profane », celle du commerce et des « affaires ». Omniprésente, mais, aurait-on dit, insignifiante. D’autant plus insignifiante qu’elle était omniprésente. Dépourvue de « récit », d’intériorité à force d’être répandue, exposée partout, réductible en onomatopées faciles. « Mon » père, d’ailleurs, la parlait avec beaucoup d’aisance, comme « naturellement » : alors que « ma » mère ne la parlait aucunement (mais quelle langue parlait-elle donc? Quelle langue parlait-on donc en « mon » pays qui, décidément, n’en était pas un?). J’appartenais à cet espace, je m’y mouvais avec aisance, comme l’avaient fait tant de mes « ancêtres » français, je l’apprendrais plus tard. Mais « ma » langue, ma vraie langue, était d’ailleurs, cette langue qui n’était « mienne » que parce que, par l’« esprit », par « idéal », je me réglais sur elle. Je ne savais que trop qu’elle ne m’était pas « naturelle », pour autant elle n’était pas empruntée, substance même de ce que je tentais sourdement de faire de ma vie. C’est en cela qu’elle n’était pas « profane » : elle n’était pas faite pour « servir » mais pour me permettre de devenir un « autre », de me constituer comme autre, d’accéder à la paternité idéale, la seule qui valût qu’on s’efforçât pour elle. Par définition, par essence, langue de l’autre, langue de culture, de l’esprit, langue des lettres, des lettres françaises. Langue de la France, par conséquent. Langue du Père, non de la Mère, de la « Mère patrie » en cela seulement, paradoxalement, que le père, la « patrie », s’y opposait à la mère, la « matrie ». Cette « Mère patrie » était celle d’un Père qui avait « dompté » la Mère, avait cessé de s’en laisser imposer par elle. Dont j’apprendrais plus tard d’ailleurs qu’il n’avait pas craint de livrer contre elle le « grand combat », à travers la Révolution (dont d’abord j’avais-……………. à m’apitoyer sur les victimes, à commencer par le Roi et sa « bonne » épouse), alors que mes « ancêtres proches, de la famille de « ma » mère, avaient fait les « chiens couchants » face au Roi, fût-il britannique, et à l’Église.

Avec « mon » père, du même, j’échappais à ce pays maternel, je me découvrais une appartenance « physique », mais je restais un « exilé » : ma langue était d’ailleurs, mon « esprit » en cet ailleurs. Entre le « corps » et l’« esprit », un fossé, une coupure, une « schize ». Un abîme. Que cette « culture » ne parviendra jamais à combler, quoiqu’elle s’y exerce sans cesse, que s’en soit même la maturation la plus essentielle. Entre le corps et l’esprit, la schize, entre l’espace américain et la langue et culture française. Entre les deux, le vide, authentiquement, inévitablement. Mais aussi le « lieu » — non-lieu par excellence des « pouvoirs » envoûtants de la « matrie » : cette route de « magma » fait d’une langue diminuée, « adaptée » à un territoire amputé, génératrice d’une « culture » confuse ne tenant, ni du « corps », ni de l’« esprit », mais d’une sorte de mixte des deux. Ni américaine ni française ni même tendue entre les deux, comme l’imposerait pourtant son destin.

A ce caractère sacré de la langue française et de ses « lettres » participaient aussi, il me faut le dire, les langues dites « mortes », latin et grec, qui, elles aussi, me paraissaient ouvrir sur une « autre réalité », plus élancée et glorieuse. Étrangement, « mon » père qui y participait, sans que cela eût par ailleurs le moindre rapport avec ses « activités propres », source en lui d’une « confusion » jamais élucidée, qui allait s’aggraver avec l’âge. Il y participait par sa culture « classique », ses années jamais répudiées de noviciat chez les Oblats passées à étudier la théologie et la philosophie thomiste, « scolastique », comme il disait, terme qui, à la fois, m’intriguait et me repoussait, comme une sorte de barbarie, ou, du moins, de milieu à vrai dire fort peu respirable. Il participait à un certain « au-delà », dont il parlait toujours avec une grande révérence, mais aussi avec beaucoup de confusion, et sans que cela entretienne le moindre rapport, du moins en apparence (y en eût-il un autre?) avec le reste de sa vie. Et je me suis souvent demandé si mon intérêt pour la philosophie n’avait pas obscurément, à mon insu, germé là, en ce lieu à la fois « abstrait » et confus, intriguant et rebutant, de manière à tenter d’y mettre enfin un peu de lumière et d’ombre, et, en même temps, de tenter l’impossible : trouver le « passage », le lieu de passage inédit entre l’« Orient » barbare d’où je venais et l’« Occident » éclairé auquel j’aspirais. Lieu de passage des plus problématique, obscur, incertain, semé d’embûches entre le « corps » américain et l’« esprit » européen, l’appartenance à l’espace et le « royaume » de la culture, l’en-deça et l’au-delà. Mais alors, pour passer là, il me fallait enjamber le cadavre de « ma » mère, en finir une fois pour toutes avec le magma local, mais en en retirant l’essentiel, le trésor transmis malgré tout, la langue française. Passage obscur et difficile, à travers la confusion philosophique de « mon » père, par delà la mère, de manière à porter cette confusion à l’expression, l’expression claire de la langue française, reliant hasardeusement — et en toute incertitude le jeu d’ici et celui d’ailleurs. Un passage, c’est-à-dire une traversée, un transit jamais achevé ni abouti entre l’un, terrestre, vivant, mais confus, et l’autre, aérien, abstrait, mais clair, dégagé : par la langue, non plus seulement parlée, mais écrite, inscrite, mot après mot, attentif à la germination conceptuelle de chacun, patronnant, distinguant, élaguant, laissant être l’espace entre les mots, entre les idées, entre les phrases. Ce passage impliquant de désapprendre ce qu’on m’avait transmis pour réapprendre mot à mot à travers l’effort d’inscription. Écriture et philosophie se trouvant donc indissociablement liées en ce qu’il était impératif de redonner à chaque mot, chaque phrase, toute sa charge de pensée. Transposer la pensée de « mon » père dans la langue de l’autre, l’élaguer, l’étudier au contact de la langue de l’autre. Penser. Refaire le trajet en sens inverse. Approfondir la rupture en refaisant le trajet, allant sans cesse d’un point à un autre, de l’origine à la destination, de la libération à l’origine. Oublier la mère, mais d’un oubli profond, pensé, sans retour. Apprendre à vivre seul, par soi-même. Dans le vide. A séjourner dans le vide. Passant d’un « lieu » à un autre. Devenir passeur. Penseur.

Michel Morin


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