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Réflexions sur Nationalism : Five Roads to Modernity de Liah Greenfeld

Un texte de Philip Resnick
Dossier : Autour d'un livre: Nationalism: Five Roads to Modernity de Liah Greenfeld
Thèmes : Modernité, Nationalisme
Numéro : vol. 1 no. 1 Automne 1998 - Hiver 1999

Le livre de Liah Greenfeld constitue une contribution valable au débat sur le nationalisme. C’est une étude inspirée d’une vision assez large du nationalisme et de son développement de cinq des plus importants cas du monde occidental, c’est-à-dire, de l’anglais, du français, du russe, de l’allemand et de l’américain.

Sa force se trouve dans la connaissance détaillée dont fait preuve l’auteur dans chaque étude de cas et dans sa tentative de trouver des éléments spécifiques à chaque nationalisme. En Angleterre, c’est le mélange de protestantisme, de mercantilisme, d’alphabétisme et d’impérialisme qui compte pour beaucoup dans la formation du premier nationalisme. Pour la France, Greenfeld met l’accent sur le rôle de la monarchie, de l’Église et de l’aristocratie dans la promotion d’une vision de la grande nation. Dans le cas russe, il y a le rêve que les Russes entretenaient d’être les membres d’une troisième Rome. En Allemagne, le mouvement romantique renforce le désir métaphysique pour l’infini. Aux États-Unis, l’identité civique est forgée à travers l’idée d’un destin exemplaire lié aux valeurs de la liberté et du pluralisme.

Pour Greenfeld, l’intellectuel est l’agent social le plus apte à promouvoir le nationalisme. Inspirée par les écrits de Max Weber, elle attribue aux intellectuels un rôle clé dans le développement d’une vision de soi nationaliste dans chacun des cas qu’elle étudie.

Le nationalisme canadien

Quelles leçons pourrait-on tirer de l’approche de Greenfeld pour les cas canadien et québécois? Et quelles sont les limites de sa grille d’analyse pour l’étude de ces cas? Je commencerai en soulignant que les intellectuels ont effectivement contribué au développement du nationalisme — tant au Canada anglais qu’au Québec. Dans le premier cas, mentionnons le Canada First movement des années 1870, mouvement qui prônait un nationalisme canadien; une revue comme The Canadian Forum, fondée en 1920 par des intellectuels convaincus de l’importance d’une vision canadienne nationale; le Committee for an Independent Canada des années 1960, qui jouait un rôle clé dans la promotion de politiques culturelles, économiques et politiques plus indépendantes pour le pays.

Cela dit, je ne suis pas parmi ceux qui valorisent le rôle des intellectuels outre mesure. C’est flattant pour les scribes de se croire dotés d’une mission prophétique. Mais ce sont des forces sociales autrement puissantes qui déterminent souvent les choses. Dans le cas canadien, par exemple, c’est malgré l’opposition de maints intellectuels canadiens-anglais à un alignement renforcé du Canada avec les États-Unis que l’Accord sur le libre-échange entre nos deux pays a tout de même été ratifié en 1988. Les pressions qui venaient des milieux financiers et industriels, représentés par le Business Council on National Issues, pesaient beaucoup plus sur le jeu politique que les prises de position des intellectuels. De plus, je ne pense pas que la masse de Canadiens ordinaires — les ouvriers, les cols blancs, les cultivateurs, les petits entrepreneurs — se sont inspirés excessivement au long de notre histoire de ce que nos écrivains, nos chansonniers et nos artistes leur racontaient. En fait, et ce jusqu’à l’époque moderne, les intellectuels n’ont joué au Canada qu’un rôle modeste dans l’élaboration de l’identité canadienne. Il est frappant, d’ailleurs, de noter que des intellectuels canadiens-français comme Pierre E. Trudeau ont eu un rôle beaucoup plus important dans la politique fédérale canadienne que les intellectuels canadiens-anglais. Indice, peut-être, du rôle bien différent des intellectuels dans nos deux sociétés.

L’étude du nationalisme canadien à la lumière des thèses de Greenfeld nous force également à constater que ces dernières ne nous aident guère à saisir la complexité de l’identité nationale lorsqu’il s’agit d’États multi ou plurinationaux. On pourrait d’ailleurs critiquer Greenfeld pour avoir sous-estimé l’importance des nationalités non-russes dans sa discussion de l’histoire russe, l’expérience du réveil des nationalismes dans l’ex-URSS venant inévitablement à l’esprit. Il est tout aussi dommage que le retour en force du nationalisme écossais, et d’une moindre façon du nationalisme gallois, ne figure pas dans les analyses de Greenfeld lorsqu’elle discute du nationalisme britannique, non plus que les cas breton, occitan et corse dans sa discussion de la France. Il faudrait une vision moins unitaire que celle de Greenfeld pour l’étude des cas multinationaux, dont le Canada fait partie.

Enfin, Greenfeld souligne l’ambiguïté des mots par exemple dans son étude de la France. Greenfeld précise que rien n’est statique et que si l’utilisation de mots tels que «nation», «patrie», «pays» et «État» était de plus en plus courante tout au long du 18e siècle, ils étaient souvent employés de façon interchangeable. L’ambiguïté des mots dans le cas canadien corrobore plutôt l’analyse de Greenfeld. Dans notre cas, les mots comme «nation» et «État» sont particulièrement ambigus. Que dirait-on du cadre canadien où ces mêmes mots peuvent avoir des implications multiples et, à certains moments, contradictoires? Est-ce que la nouvelle nation dont Georges-Étienne Cartier évoque la création au moment de la Confédération est bel et bien la même dont divers nationalistes canadiens-français et québécois se réclament au 20e siècle? Est-ce qu’on a le même sens des mots «pays», «nation», ou «État» du côté anglophone et francophone aujourd’hui? Le Globe and Mail se veut «Canada’s national newspaper». Est-ce que les Québécois le voient ainsi? Jean Chrétien reprenant l’expression de Jean Lesage lors de la campagne référendaire de 1995 a déclaré que le Canada est son pays et le Québec sa patrie; est-ce que ça viendrait à l’esprit d’un habitant de la Colombie-Britannique, de l’Ontario, ou de la Nouvelle-Écosse de faire une telle distinction entre sa province/région et le Canada?

Ce qui m’amène à mes conclusions. Un ouvrage comme celui de Greenfeld a l’avantage de présenter une grille d’analyse large pour l’étude comparée des nationalismes. Mais c’est loin d’être l’unique ouvrage de ce genre dans un domaine où il y a beaucoup de livres publiés ces derniers temps. Je n’ai qu’à mentionner, parmi d’autres, Benedict Anderson qui insiste dans Imagined Communities sur l’importance de la diffusion de la langue écrite dans l’essor du nationalisme; Ernest Gellner, dont l’ouvrage Nations and Nationalism met en lumière le rôle de l’industrialisation; John Breuilly qui souligne l’importance de l’État dans Nationalism and the State; Anthony Smith qui met l’accent sur l’arrière-fond ethnique dans The Ethnic Origins of Nations; Rogers Brubaker qui souligne le caractère contingent du phénomène nationaliste dans son récent ouvrage Nationalism Reframed. La concurrence se fait plutôt rude quant aux théories explicatives du nationalisme.

L’étude de Greenfeld a bien sa place à l’intérieur de cette collection d’ouvrages. Mais il ne faut pas se tromper. Aucune vision d’ensemble — pas plus celle de Greenfeld que de tel autre — ne détient le monopole sur la vérité, ni les moyens d’expliquer au complet l’essor des nationalismes depuis plusieurs siècles.

Quant à notre cadre canadien, il reste encore beaucoup à expliquer : que ce soit le rapport entre nationalismes ethnique et civique; les rapports à la fois contradictoires et complémentaires entre nationalismes canadien, québécois et autochtone; la façon dont différentes couches de la population vivent l’identité nationale; les implications de la mondialisation d’une part, de l’égoïsme individualiste de l’autre, pour l’identité nationale au 21e siècle. Aux jeunes chercheurs — et à leurs aînés — de se mettre au travail!

Philip Resnick


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