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«Premières nations» et nationalisme moderne: Le casse-tête canadien

Un texte de Francis Dupuis-Déri
Dossier : Autour d'un livre: Nationalism: Five Roads to Modernity de Liah Greenfeld
Thèmes : Nationalisme, Premières Nations
Numéro : vol. 1 no. 1 Automne 1998 - Hiver 1999

L’entreprise de Greenfeld était titanesque. Il semble trop facile de lui reprocher d’avoir seulement étudié les cas anglais, français, allemand, russe et américain du nationalisme. Et pourtant... Si Nationalism : Five Roads to Modernity est une œuvre passionnante et fort utile pour comprendre notre monde, elle n’en reste pas moins partielle et peut-être même partiale.

Partielle parce que nombreux sont les États-nations qui comptent plus d’une nation, reconnues ou non comme telles par le pouvoir central. Le travail de Greenfeld aurait donc été plus enrichissant s'il avait compté à la fois un exemple d’État multinational et l’étude d’au moins un mouvement de libération nationale. Pensons ici, par exemple, aux Palestiniens ou aux Amérindiens dont la situation est des plus complexes.

Partiale aussi puisqu’on sent poindre entre les lignes l’allusion qu’il y a des nationalismes plus valables (Grande-Bretagne, États-Unis) que d’autres (Allemagne, Russie). C’est qu’il semble souvent que si Greenfeld privilégie l’individu comme unité d’étude, elle adopte aussi l’individualisme comme horizon moral. Or si Greenfeld avait étudié le nationalisme à la lumière de l’expérience amérindienne au Canada, sa méthode et ses sous-entendus moraux se seraient paradoxalement révélés à la fois défaillants et pertinents.

Les Amérindiens face au nationalisme

Le premier problème concerne la méthode de Greenfeld. Véritable archéologue du nationalisme, Greenfeld a passé des années à explorer les sources écrites pour faire revivre l’état d’esprit des acteurs sociaux. L’étude du cas amérindien aurait forcé Greenfeld à penser les limites de sa propre méthode. En effet, les Amérindiens n’ayant pas développé leur propre langue écrite et n’ayant été que lentement alphabétisés, ils n’ont pas laissé derrière eux cette masse de discours, de textes de lois, de journaux personnels et de lettres qui rendent l’entreprise de Greenfeld possible et si dense.

Ce problème devient heureusement secondaire si on accepte que l’idée d’un nationalisme amérindien (qui s’articule principalement autour de l’objectif d’autonomie gouvernementale) est d’apparition plutôt récente. Et comme dans le cas des nationalismes étudiés par Greenfeld, l’idéologie nationaliste amérindienne semble bien être pensée, produite et diffusée par certains individus pour servir leurs intérêts symboliques, politiques et financiers à la fois au sein de leur communauté amérindienne mais aussi au sein de la société canadienne.

Ce sont ceux que certains nomment non pas sans ambiguïté les leaders «progressistes» et leur équipe — c’est-à-dire les chefs de bande mais aussi des avocats et des administrateurs — qui tentent de faire reconnaître les droits des «Premières nations» à une plus grande autodétermination. Normal, dirait Greenfeld, puisque ce sont eux qui tirent le plus de bénéfices d’un discours nationaliste fort. La méthode de Greenfeld qui consiste à étudier les aspects psycho-sociaux qui sont à la source des revendications nationalistes éclaire donc, effectivement, la situation des Amérindiens au Canada. C’est en partie ainsi qu’il faut comprendre les tensions qui existent entre les Amérindiens et le gouvernement fédéral d’une part, et entre les Amérindiens et les forces souverainistes au Québec de l’autre. En négociant avec les autorités canadiennes et québécoises, mais aussi en jouant un palier de gouvernement contre l’autre, en accord avec les normes politiques, légales et médiatiques de l’État moderne, ces leaders progressistes acquièrent bel et bien un statut, une certaine dignité.

Les Amérindiens et la modernité

Il existe chez les Amérindiens en rupture avec l’élite «progressiste» une élite dite «traditionaliste», terme par ailleurs souvent galvaudé. Les membres de cette élite sont plutôt des intellectuels ou des universitaires, des artistes ou encore des sages spirituels. Alors que la tendance «progressiste» se retrouve principalement dans les provinces où les communautés amérindiennes ont été le plus profondément déstructurées par l’arrivée des Européens (Maritimes, Québec, Ontario), les acteurs de l’élite «traditionaliste» ont leurs racines surtout dans les Prairies, en Colombie-Britannique et dans les territoires nordiques. Pour eux, la construction d’une dignité individuelle passe par la réappropriation d’un mode de pensée consciemment pré ou anti-moderne. Stratégie qui rappelle, d’une certaine manière, celle prônée par les chantres de la négritude comme Aimé Césaire ou Léopold Senghor ou encore certaines féministes essentialistes. L’analyse du discours de la frange «traditionaliste» met en lumière certaines faiblesses dans les thèses de Greenfeld. Les «traditionalistes» tentent de raviver la culture et la philosophie amérindiennes traditionnelles et ce faisant, ils en viennent à construire, produire et diffuser un discours revendicateur qui s’inscrit en marge de l’idéologie nationaliste moderne.

À première vue, par exemple, le nationalisme amérindien semble ethnique puisque c’est par un curieux et complexe calcul de proportion de sang amérindien coulant dans les veines d’un individu qu’il sera possible de déterminer son droit à participer à tous les programmes fédéraux destinés aux Amérindiens. Ces critères d’appartenance sont acceptés et défendus par l’élite «progressiste». Les «traditionalistes» pour leur part rappellent que ce sont les fonctionnaires fédéraux qui n’ont pas hésité à définir des critères ethniques pour encadrer leurs politiques de la Loi sur les Indiens.

Avant l’arrivée des Européens et même longtemps après, les Amérindiens vivaient dans des communautés extrêmement ouvertes qui acceptaient les métissages. Mieux, les guerres amérindiennes avaient très souvent comme objectif premier de renflouer les rangs de la communauté. Il s’agissait de capturer des adversaires pour ensuite les adopter. L’idée d’appartenance était donc non pas ethnique mais bel et bien universaliste.

Cette idéologie universaliste a également déterminé le concept de «la nation amérindienne», encore largement utilisé dans la première moitié du siècle, et qui désignait à l’origine l’ensemble des communautés amérindiennes mais également le territoire et ses occupants, c’est-à-dire les animaux et les végétaux. Ce n’est que peu à peu que certains individus ont commencé à parler «des» Premières nations, encourageant un sens de fragmentation et abandonnant la cause de la grande nation pour promouvoir leurs intérêts particuliers.

Les revendications nationalistes menées par les «traditionalistes» se heurtent également au discours «progressiste» en ce qui a trait à l’autorité. Les « traditionalistes » rappellent qu’historiquement, les sociétés amérindiennes ne reconnaissaient aucune autorité politique. Le «chef» amérindien pouvait certes exercer un certain pouvoir symbolique mais son rôle était de convaincre et d’arbitrer les conflits. Il ne pouvait donner des ordres et ne disposait pas d’un appareil répressif de police ou de justice. Le nationalisme moderne, s'il stipule l’égalité des membres de la nation, ne renie pas pour autant le besoin d’une autorité qui peut se trouver justifiée philosophiquement par le mythe du contrat social, par exemple. Les tenants du nationalisme auraient pu adopter le modèle de la démocratie directe dans une tentative d’abolir réellement les distinctions politiques. Ils ont préféré préconiser soit un régime autoritaire soit une démocratie représentative qui officialise une distinction entre gouvernants et gouvernés. Comment dès lors l’Amérindien voulant renforcer son sens de dignité en renouant avec les traditions ancestrales peut-il concilier l’identité amérindienne traditionaliste et le modèle moderne de l’État-nation? D’ailleurs, le mode de sélection des chefs de bande a lui aussi été imposé par les fonctionnaires euro-américains.

Rejetant le discours nationaliste moderne, les «traditionalistes» cherchent à retrouver une dignité perdue en se réappropriant une culture, une histoire et une philosophie. On ne peut nier, bien sûr, la part de rhétorique dans cette fabrication de mythes collectifs dont se nourrit le discours traditionaliste. Et là aussi, l’individu cherche à définir et renforcer son statut et sa dignité. Il faut noter toutefois que le leader «traditionaliste» obtient peu d’avantages politiques et financiers comparativement aux leaders «progressistes». L’intérêt personnel des «traditionalistes» consisterait plutôt à obtenir une reconnaissance symbolique de leur importance culturelle et intellectuelle. Mais les «traditionalistes» ont beaucoup de difficulté à imposer leur discours car pour être légitimé, il faudrait qu’une grande partie de la population amérindienne accorde une importance à la culture, à l’histoire et à la philosophie. Or, en général, les Amérindiens se sentent protégés par leur statut qui leur assure un certain confort matériel et minimise à leurs yeux l’importance d’une éducation prolongée. S'ils sont de plus en plus nombreux à obtenir des diplômes en sciences pures ou encore en droit ou en gestion, on compte pratiquement sur les doigts de la main les Amérindiens détenant un doctorat en sciences humaines (histoire, sociologie, philosophie, sciences politiques, etc.). La culture artistique, pour sa part, a été en grande partie récupérée par les «progressistes». L’art amérindien a donc perdu de sa substance et court le risque de devenir la caricature de lui-même.

On peut maintenant revenir aux thèses de Greenfeld pour en dévoiler une faiblesse. Greenfeld affirme que le nationalisme est la voie qui mène à la modernité. En affirmant que le nationalisme est la route menant à la modernité et que la modernité est l’époque du nationalisme, Greenfeld piège sa propre pensée dans une sorte de pléonasme malheureux. Greenfeld qui insiste tant sur l’importance d’accorder une attention particulière au sens que les acteurs donnent eux-mêmes à leurs discours aurait dû admettre que le concept de «modernité» — qui peut comme celui de «nationalisme» servir de point d’ancrage à un discours idéologique — n’a pas seulement été développé, compris et utilisé comme synonyme de l’ère du nationalisme. Au contraire, la «modernité» est souvent définie comme un courant philosophique particulier auquel correspond une manière de vivre qu’on peut vouloir adopter ou rejeter selon nos objectifs politiques et/ou culturels et notre tempérament.

Pour l’Amérindien «traditionaliste», l’esprit moderne s’organise et organise le monde d’une manière propre qui, somme toute, n’a que peu à faire avec la nation. Pour le dire rapidement, la pensée moderne serait caractérisée par une suprématie de la raison, une autonomie de l’individu et une assurance dans la possibilité d’un progrès humain, bref une vision linéaire et évolutive de l’histoire humaine. La culture amérindienne traditionnelle quant à elle peut être dite pré ou anti-moderne puisqu’elle se caractérise par un mode de pensée circulaire, plus intuitif, favorisant un équilibre entre l’émotion et la raison et comprenant l’individu comme la partie d’un tout, comme partie intégrée au «Cercle de la vie».

Greenfeld nous disait que le développement de l’identité nationale et son adoption par certains groupes ou individus s’expliquait historiquement «par sa capacité à résoudre [une] crise» symbolique. Certaines personnes ne parvenant plus à donner sens à leur situation sociale ont développé l’idéologie nationaliste par souci de respect de soi mais aussi pour s’assurer que les autres leur reconnaîtraient une certaine dignité. Or, pour l’Amérindien contemporain, cette recherche de la dignité doublée d’une véritable quête de soi est extrêmement complexe et doit à la fois intégrer et rejeter les acquis de la modernité. D’où la déchirure au sein des communautés amérindiennes entre les «traditionalistes» qui prônent un retour aux valeurs amérindiennes pré ou anti-modernes et les «progressistes» qui acceptent la modernité. Pour accentuer la confusion, les individus eux-mêmes souffrent de cette déchirure, souvent incapables ou refusant de choisir entre la tradition et la modernité.

L’Amérindien est donc dans une situation d’extrême tension. Pour reprendre les thèses de Greenfeld, il n’est pas certain que l’idéologie nationaliste lui offre tous les outils pour fonder sa dignité et sa fierté. Dès lors, il court le risque d’être méprisé pour son refus du modernisme alors qu’il revendique justement le droit d’essayer de penser le contemporain autrement qu’avec un esprit moderne. Il semble malheureusement que depuis déjà longtemps il n’y ait plus vraiment de place sur cette planète pour penser l’identité individuelle et collective en marge de l’État-nation. Il y a toutefois cet espoir, chez certains penseurs amérindiens, que la diffusion de la culture amérindienne traditionnelle permette justement à l’humanité de sortir de cette modernité linéaire et individualiste où elle se trouve piégée. L’espoir a levé les voiles et mis le cap vers un nouveau nouveau monde...

Francis Dupuis-Déri[1]

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NOTES


[1]L’auteur remercie l’historien Georges E. Sioui d’avoir si généreusement accepté de lire et commenter ce texte. Bien sûr, les propos publiés ici n’engagent que leur auteur.


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