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Regards sur l’Arabie saoudite

Un texte de Pierrette Beaudoin
Thèmes : Arabie saoudite, Politique, Islam
Numéro : Argument 2018 - Exclusivité Web 2018

 Il est difficile de se faire une représentation cohérente de l’Arabie saoudite, les médias n’y consacrant que peu d’analyses menées en profondeur faute vraisemblablement de temps et d’espace. Pourtant, même si on ne s’y intéresse que de loin, force est de constater que la monarchie islamique du Golfe fait fréquemment l’objet des grands titres de la presse écrite. Un échantillon de ces titres apparus ces derniers mois dans quelques-uns des quotidiens québécois, français et proche-orientaux mettra en lumière la diversité des enjeux auxquels le royaume d’Ibn Saoud est confronté :

   Ottawa a suspendu l’exportation de blindés vers RyadLe Devoir, 24 janvier 2018;

   Quand Mohamed ben Salmane met la police religieuse au pasL’Orient- Le Jour, 18 décembre 2017;

   Paris sauve la face de l’Arabie saoudite en exfiltrant HaririLe Monde, 20 novembre 2017;

   Les rêves de grandeur du prince « MBS » pour l’Arabie saouditeLe Figaro, 19 novembre 2017;

   Les Saoudiennes seront bientôt autorisées à conduire des motos et des camionsLe Monde, 16 décembre 2017;

   Pour les femmes « des réformes encourageantes mais cosmétiques »  – Le Devoir, 19 janvier 2018;

   Arabie saoudite : les mystères de la purge du Ritz-CarltonLe Monde, 3 février 2018;

   Un air de modernité. La révolution du prince ben SalmaneLa Presse+, 13 janvier 2018;

   Appel à suspendre Ryad du Conseil des droits de l’ONULe Monde, 31 janvier 2018;

   Guerre au Yémen : le fiasco de l’intervention saoudienne Le Monde, 2 février 2018;

   La tension monte d’un cran entre l’Arabie saoudite et l’IranLe Devoir, 20 novembre 2017;

   The Saudi King Has a Problem : The Crown PrinceHaaretz, 9 décembre 2017.

 

Se basant sur des articles de journaux, des rapports d’ONG, des documents gouvernementaux et des publications de spécialistes de l’Arabie saoudite, le présent texte cherche à appréhender le pays de Salmane Abdelaziz Al Saoud sous différents angles pour en extraire un minimum de sens. Les droits humains, la politique de développement socioéconomique et de gouvernance «Vision 2030», la diplomatie religieuse, les relations entre le pouvoir religieux et la monarchie ainsi qu’un portrait du roi et du prince héritier constituent autant de regards divers qui seront portés dans les lignes qui suivent sur le Royaume de l’Arabie saoudite.

 

Les droits humains

À la mi-janvier 2018, la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) rendaient public un rapport accablant sur le non-respect des droits en Arabie saoudite, notamment sur la répression qui sévit à l’égard des femmes ou de toute personne militant en faveur de la liberté d’expression, d’association ou de réformes sociales et politiques[1].

À la lecture de ce rapport, on comprend que le corpus juridique saoudien fournit aux juges bien des outils pour criminaliser la défense des droits humains. Se fondant sur la charia[2], les juges recourent fréquemment au principe de wali al-amr pour condamner les défenseurs des droits humains. Selon ce principe, il est interdit de porter atteinte au porteur de l’autorité. Hussein Al-Tamini de la Commission pour la promotion de la vertu et la répression du vice en explique les tenants et les aboutissants :

L’islam interdit de se dresser contre les défenseurs de l’autorité, de les insulter, (…) de les contredire, même s’ils devaient commettre des péchés. L’islam dit qu’il faut répondre promptement aux demandes des détenteurs de l’autorité. L’obéissance à Dieu, au Prophète et aux détenteurs de l’autorité sont des signes de piété[3].

Davantage que les hommes, les femmes subissent la domination des détenteurs de l’autorité. Ces détenteurs de l’autorité, ce sont le roi, le prince héritier, l’imam, la police religieuse, le père, le mari, le frère ou dans certaines circonstances, le fils âgé de plus de 14 ans. Ainsi, la tutelle masculine sur les femmes maintient ces dernières dans un statut permanent d’infériorité juridique, sociale et politique.

Le chapitre 4 du rapport de la FIDH et de l’OMCT permet aux lecteurs de faire connaissance avec sept Saoudiennes engagées, au péril de leur sécurité, dans la défense des droits des femmes, notamment contre le tutorat mâle, la violence conjugale, l’interdiction de conduire ainsi que dans la promotion des droits des travailleurs étrangers et de l’enfant ou du droit d’expression et d’association.

Ces femmes courageuses, porte-étendards des luttes pour l’égalité et la justice, ont un visage et une histoire. Elles se nomment : Mariam Al-Otaibi, Alaa Al-Anazi, Loujain Al-Hathloul, Aziza Al-Youssef, Nassima Al-Sadah, Samar Badawi et Naimah Al-Matrod. Toutes, sous une forme ou l’autre, ont subi de la répression légitimée, selon les auteurs du rapport, par le système de justice de leur pays, la police religieuse ou le Conseil des oulémas.

Dans la foulée de la FIDH et de l’OMCT, Amnistie internationale a publié le 20 février dernier son Rapport 2017/2018. La situation des droits humains dans le monde[4]. L’organisation non gouvernementale reproche elle aussi à l’Arabie saoudite des manquements graves en matière de liberté d’expression, d’association et de réunion, des droits des femmes, des travailleurs et des travailleurs migrants. Elle dénonce la discrimination subie par la minorité chiite, les arrestations et les détentions arbitraires, la torture et autres mauvais traitements. L’ONG s’insurge également contre la peine de mort toujours en vigueur dans cette monarchie du Golfe.

Qu’en est-il donc du vent de changement sensé balayer le royaume d’Ibn Saoud depuis l’arrivée en scène du prince héritier Mohamed ben Salmane ainsi que dans la foulée de la politique de développement socioéconomique et de gouvernance, « Vision 2030 », déposée par le roi Salmane au printemps 2016 ?

 

« Vision 2030 »

En avril 2016, à la demande du roi Salmane, le prince héritier Mohamed ben Salmane présente aux Saoudiens un important projet pour sortir le pays de sa dépendance économique à l’égard de l’exploitation des hydrocarbures ainsi que pour offrir d’autres moyens pour maintenir la prospérité du royaume. Stimuler et diversifier l’économie dans un environnement mondialisé, ouvert et décloisonné constitue l’objectif central du programme « Vision 2030 »[5].

Cette politique ambitionne de faire de l’Arabie saoudite un puissant lieu d’investissement mondialisé en comptant d’abord sur son identité arabe et islamique, gardien de deux hauts lieux sacrés, ensuite en misant sur sa position géostratégique qui en fait un carrefour connectant l’Europe, l’Asie et l’Afrique. On apprend en outre, que le pays regorge d’autres ressources naturelles que le pétrole, entre autres, de l’or, des phosphates et de l’uranium. Le royaume compte également sur son ambitieuse main-d’œuvre, un trésor plus précieux que le pétrole, avance-t-on, aussi bien que sur le potentiel de sa jeunesse.

Notons cependant qu’en ce qui a trait aux ressources humaines, l’Arabie saoudite fait face à de nombreux défis structurels : l’éducation non adaptée aux besoins du marché du travail, une jeunesse non préparée à s’y intégrer, des travailleurs indisciplinés, non habitués à l’effort, l’importance démesurée du nombre de travailleurs étrangers pour faire rouler l’économie et un processus de « saoudisation » des emplois qui demeure à ce jour un enjeu de taille[6].

Toutefois « Vision 2030 » fournit quelques-uns des moyens envisagés pour effectuer un virage vers l’après-pétrole plus en phase avec la mondialisation économique et la globalisation des marchés. Par exemple, la richissime compagnie productrice de pétrole Aramco deviendra un conglomérat international coté en bourse; des mesures seront mises en place pour la promotion de partenariats publics-privés; afin de réduire les dépenses militaires, la moitié de la production de l’armement sera faite sur place.

À ce sujet, mentionnons que le royaume saoudien est l’un des plus grands importateurs d’armements au Moyen-Orient et qu’un lien a été établi, sans grande surprise d’ailleurs, entre d’une part, les revenus d’un pays en hydrocarbures et l’achat d’équipements militaires, d’autre part, « the Weapondollar-Petrodollar Coalition »[7].

Enfin, le pays entend se doter de services publics efficaces dont les dirigeants seront imputables ainsi que d’une imposante structure de gouvernance au sein de laquelle le prince héritier occupera les fonctions de président du Conseil de l’économie et du développement des affaires. En revanche, on pourra déplorer que des enjeux aussi fondamentaux que la place de la religion, le statut juridique des femmes ou encore la discrimination subie par des travailleurs expatriés, n’aient pas fait l’objet d’une sérieuse réflexion engageant toute la population du royaume.

Dans le prolongement de ce questionnement, l’auteur du livre Arabie saoudite. De l’influence à la décadence cite un analyste basé à Dubaï qui, du point de vue de l’auteur, résume parfaitement l’alternative qui s’offre au prince héritier chargé par le roi de sauver l’économie saoudienne : « MBS veut réussir ce que Mikhaïl Gorbatchez a raté : changer le système économique sans toucher au système politique. C’est évidemment casse-gueule »[8].

De plus, avec Nabil Mouline, nous pouvons nous demander jusqu’où ira l’héritier du trône dans la réforme tout azimut du royaume. L’historien du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pose en effet la question suivante : « Révolution dans la « contre-révolution » en Arabie saoudite ? Petits arrangements avec le wahhabisme »[9].

Ne s’agit-il vraiment que de ça ?

 

La diplomatie du turban

Nous avons mentionné plus haut que les dépenses de l’Arabie saoudite en armement sont faramineuses. La chose est plus ou moins connue. Sait-on par contre que depuis plusieurs années le pays investit autant d’argent que pour ses activités d’armes sophistiquées pour favoriser le rayonnement à travers le monde d’un islam fondamentaliste et sectaire, le wahhabisme ?[10]

Ce prosélytisme internationalisé, sorte de diplomatie de la religion et du chéquier, est devenu un axe important de la politique étrangère du Royaume de l’Arabie saoudite. Une diplomatie sans visage, pour emprunter l’expression à l’historien Pierre Conesa, qui constitue un puissant levier d’affirmation et d’influence pour cette monarchie islamique du Golfe[11].

Les instruments de ce soft power sont multiples. Le géopolitologue Frank Tétart en fait connaître quelques-uns[12] : le réseau diplomatique du royaume, des organisations non gouvernementales, des fondations, des universités. À titre d’exemple, la Ligue islamique mondiale (LIM), l’une des organisations associées à l’influence religieuse de la monarchie saoudienne, compterait plus d’une centaine de centres et de bureaux sur la planète, notamment au Québec. L’argent de la LIM alloué localement sert particulièrement à la construction de mosquées, à l’élaboration de projets éducatifs et culturels, au soutien d’écoles islamiques privées ou en appui au lobby pour l’instauration de tribunaux islamiques[13].

Dans le même ordre d’idées, Pierre Conesa souhaite que la diplomatie religieuse saoudienne fasse l’objet d’études en relations internationales car, du point de vue de l’auteur de Dr. Saoud et Mr. Djihad, « la dangerosité du wahhabisme semble mieux perçu dans les pays arabo-musulmans (…) que dans les pays occidentaux qui ont réagi aux attentats plutôt qu’ils n’ont anticipé la menace »[14]. Le romancier et essayiste algérien Boualem Sansal abonde dans le même sens dans un échange avec le neurologue et psychiatre Boris Cyrulnik récemment publié dans L’impossible paix en Méditerranée[15].

Force est de constater finalement que l’influence internationale du Royaume de l’Arabie saoudite est incontournable et que la diplomatie du turban se porte bien. Outre son puissant lobby auprès du gouvernement américain, le pays siège au Comité des droits de l’homme et à la Commission de la condition de la femme de l’ONU; il a ses relations à l’UNESCO et il utiliserait généreusement son carnet de chèques pour influencer les médias arabes et occidentaux, canadiens inclus[16].

Qu’en est-il toutefois de la dynamique, à l’intérieur du pays, entre les religieux wahhabites et la monarchie saoudienne ?

 

Des petits arrangements avec le wahhabisme

« Consentir à certains changements… pour que rien ne change ». C’est la conclusion à laquelle semble être arrivé Nabil Mouline à propos des relations qui se sont instaurées au fil des décennies entre le pouvoir religieux salafiste et les instances politiques du royaume[17].  Le chercheur du CNRS met en évidence l’étonnante capacité d’adaptation du clergé wahhabite pour composer avec les menaces, celles venant de l’intérieur tout autant que celles en provenance de l’extérieur.

Mouline décrit des cycles d’ouverture et de fermeture, en alternance, relativement aux dogmes religieux, ces cycles étant en synchronie avec la gravité des crises que traverse le royaume. Deux ou trois exemples suffiront pour illustrer le propos.

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, la baisse du prix du pétrole, la pression américaine et la menace djihadiste, un vent d’ouverture a soufflé depuis Ryad. On y faisait la promotion d’un islam « modéré », « ouvert », « tolérant»[18]. Toute la société fut conviée au dialogue. Par contre, une vingtaine d’années plus tôt, un ensemble d’événements avaient conduit à l’effet contraire : une chape de plomb s’appesantissait sur les Saoudiens en termes de rigorisme moral. Les événements qui avaient déstabilisé le pays et conduit à un mouvement de fermeture auraient été, entre autres, la révolution iranienne, la prise d’otages à la Mecque et l’invasion russe en Afghanistan[19].

Or, si le crépuscule des Printemps arabes a vu le wahhabisme se durcir et consolider son emprise, l’arrivée sur le trône du roi Salmane en 2015 s’est apparemment accompagnée d’un assouplissement sur le plan moral. L’establishment religieux et politique se montre de nouveau plus ouvert, plus tolérant, plus conciliant, tout au moins dans les discours. Nécessité oblige, car la monarchie doit réaliser son passage postpétrole et s’assurer la collaboration de la population.

Dans ce contexte global, le prince héritier Mohamed ben Salmane incarne avec conviction le «rajeunissement» du royaume.

Mais pendant ce temps, les droits humains sont bafoués. Les femmes demeurent sous tutelle masculine. La liberté de presse est gravement piétinée. Les travailleurs étrangers sont les esclaves des temps modernes. Les femmes pourront bientôt conduire des autos, des camions ou des tracteurs, mais leurs tuteurs leur en donneront-ils la permission ? Et puis, à quand le prochain cycle de fermeture ? Jeter un regard sur les deux hommes forts du royaume permettra de répondre, en partie du moins, à cette interrogation.

 

Les deux hommes forts de l’Arabie Saoudite : le roi Salmane et le prince héritier Mohamed ben Salmane

Le roi Salmane

Le 23 janvier 2015, Salmane Abdelaziz Al Saoud succède à son demi-frère le roi Abdallah. L’octogénaire devient le 7ième roi de la dynastie des Al Saoud. Salmane accède au trône dans une période de grande instabilité économique. En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut, le prix du pétrole a plongé drastiquement forçant le pays à enregistrer un déficit de 98 milliards de dollars en 2015.

Des réformes s’imposent donc. Non seulement parce que 90 % des revenus du pays proviennent des hydrocarbures, le tiers de l’enveloppe allant à la famille royale[20], mais aussi à cause d’importantes disparités économiques dans la population, du taux élevé de chômage chez les 15-24 ans (30 %), de la forte dépendance du secteur privé à l’égard des contrats de l’État, de la corruption, de la discrimination envers les travailleurs étrangers ainsi que des écarts de développement entre les régions[21], autant de facteurs qui menacent l’intégrité du royaume.

Dans ce contexte global, le roi Salmane a procédé à d’importantes réformes. La politologue Fatiha Dazi-Héni, spécialiste des monarchies du Golfe, résume clairement les changements politiques effectués par le monarque saoudien[22].

En bref, le souverain a transformé la structure du pouvoir pour accorder encore plus d’influence à la famille royale dans l’appareil administratif de l’État; il a changé les règles de la transmission du pouvoir en faveur de son lignage direct ou de son clan resserré; il a fait de son fils Mohamed le prince héritier de la monarchie tout en lui octroyant la charge imposante de président du Conseil de l’économie et du développement des affaires ainsi que de ministre de la Défense.

Ces changements représentent en fait un modèle de pouvoir qui, selon Dazi-Héni, engendre une prise de décision plus autoritaire refondant le système politique autour du souverain, lui conférant ainsi un caractère absolutiste[23]. On avance aussi que le roi est proche des religieux les plus conservateurs et qu’il apporte un soutien financier à la formation des muttawwa (la police religieuse)[24]. Ajoutons que le service de renseignements intérieurs (Mabâhith) dirigé par Mohamed ben Nayef, un neveu proche du roi, « constitue un puissant outil de surveillance de la population »[25].

En outre, tel que rapporté dans la deuxième partie du texte, on peut rappeler que le roi a rendu publique, au printemps 2016, une politique de développement économique et de gouvernance visant à affranchir le pays de sa grande dépendance aux hydrocarbures, gaz et pétrole.

C’est donc dans ce sombre univers, caractérisé à la fois par la rupture et la continuité, par l’éclatement de l’« État allocataire »[26] et par un niveau élevé d’autocratie[27], que Mohamed ben Salmane entre en piste. Comment ce prince, jeune et beau, catapulté au sommet d’une monarchie enturbannée et militarisée, aux forts accents totalitaires, séduisant l’Occident jusqu’à l’aveuglement avec son argent et ses soi-disant réformes progressistes, tirera-t-il son épingle du jeu ?

 

L’héritier du trône, Mohamed ben Salmane (dit « MBS »)

« MBS » incarne à lui seul les tiraillements du royaume. On dit du prince qu’il est impétueux, imprévisible, volontaire, travailleur acharné, capable de s’attaquer aux dossiers les plus épineux et très à l’aise dans les médias. On lui reproche son excès de confiance, son arrogance et sa témérité. Bien que des observateurs de la scène politique saoudienne doutent de sa capacité à gouverner, la plupart d’entre eux semblent pourtant convaincus de la détermination du prince à moderniser le pays. Au final, on le trouve difficile à cerner.

Toutefois, pour transformer le royaume, « MBS » sait qu’il doit séduire la jeunesse, car la population saoudienne est jeune : 27 % a moins de 15 ans et 30 %, entre 16 et 30 ans. C’est donc plus de 50 % de cette population qui a moins de 30 ans. Selon des entrevues menées auprès de ce groupe d’âge, les 18-30 ans s’attendent à des mesures de décompression sociale. Cette cohorte réclame davantage de respect pour les libertés individuelles et une mise en sourdine du discours des religieux. Cette jeunesse s’insurge également contre la corruption et le trafic d’influence. La stabilité du pays et la réussite professionnelle sont au nombre des valeurs qu’elle préconise[28].

Après avoir analysé des entrevues menées auprès de personnes de cette génération, Dazi-Héni en arrive à la conclusion que « les attentes des jeunes Saoudiens sont en phase avec la volonté du prince Mohamed ben Salmane de transformer la société en l’ouvrant aux loisirs, en réduisant progressivement le rôle des religieux et en sortant du wahhabisme »[29]. Mais, paradoxalement, cet homme qui apparaît sincèrement engagé dans la modernisation du royaume serait néanmoins respectueusement proche des religieux.

L’alliance historique qui lie la monarchie à l’establishment religieux n’est pas remise en question, écrit Nabil Mouline. D’ailleurs poursuit-il, Mohamed ben Salmane et les oulémas ne manquent jamais de le souligner[30].

Dans le même ordre d’idées, certains intellectuels soutiennent qu’on ne devrait pas se laisser berner par l’image d’un prince décontracté et accessible. En effet, dans la perspective de Dazi-Héni, « MBS » se forge une stature de prince proche du peuple, soucieux de lui plaire. Pourtant, ajoute-t-elle, son ambition est avant tout de bénéficier d’une considération internationale, en particulier de celle de Washington[31].

Pour la majorité des Occidentaux le prince demeure en réalité une énigme.

Enfin, en matière de politique extérieure, en tant que ministre de la Défense, le côté agressif et va-t-en-guerre de l’héritier de la couronne inquiète, même son père, le roi Salmane. Faut-il le rappeler, le prince a tout récemment mordu la poussière au Qatar (le blocus) et au Liban (la saga mettant en scène le premier ministre Saad Hariri).

Au Yémen, le prince du chaos poursuit une guerre qualifiée de génocidaire qui pourrait devenir le Vietnam de l’Arabie saoudite, selon le point de vue relayé par Amir-Aslani[32]. Ajoutons à cette énumération, les relations très conflictuelles entre la puissante monarchie du Golfe et la République islamique d’Iran, le voisin chiite, l’ennemi à abattre devenu l’obsession du prince héritier.

On constate que si le Royaume de l’Arabie saoudite se démarque par son soft power, notamment incarné par la diplomatie religieuse et celle du chéquier, il se distingue encore plus aujourd’hui par son hard power belliqueux.

 

En guise de conclusion

En définitive, le roi Salmane, pourtant sagace, aurait-il confié à « son fils préféré » une mission impossible ? Mission dont le souverain aurait au préalable labouré le terrain ? Serions-nous ainsi confrontés à un autre mystère saoudien ? Mis en présence d’un pays au fond énigmatique, écartelé entre l’ouverture et la fermeture, entre le conservatisme et le progressisme, entre l’information et la désinformation, entre l’illusion et la désillusion, entre le futur et le passé ?

Il est tout à fait permis de le penser.



[1] Fédération internationale des droits de l’Homme et Organisation mondiale contre la torture, Arabie saoudite. Condamnées au silence la situation des femmes défenseures des droits humains, 19  janvier 2018, 48 p., www.fidh.org/IMG/pdf/obs_as_fr_v9.pdf.

[2] La charia est un ensemble de normes et de règles doctrinales, sociales, culturelles, et relationnelles qu’on trouve dans différents textes, principalement le Coran et la Tradition prophétique (la sunna), constituées par les « hadîths », recueils des actes et paroles attribués au prophète et à ses compagnons; citation tirée du rapport de la FIDH et de l’OMCT, 2018, p. 15.

[3] FIDH et OMCT, op.cit., p. 17.

[4] Amnistie internationale, Rapport 2017/2018. La situation des droits humains dans le monde, 20 février 2018, 489 p., site Internet d’Amnistie internationale.

[5] Royaume de l’Arabie saoudite, « Vision 2030 », avril 2016, Vision 2030.gov.sa/en.

[6] Fatiha DAZI-HÉNI, L’Arabie saoudite [en 100 questions], Paris, Éditions Tallandier, 2017, chapitres 47, 57, 59.

[7] Jonathan NITZAN et Shimshon BICHLER, The Global Political Economy of Israel, London, Pluto Press, 2002, chapitre 5.

[8] Ardavan AMIR-ASLANI, Arabie saoudite. De l’influence à la décadence, Paris, Éditions de l’Archipel, 2017, p. 106.

[9] Nabil MOULINE, « Révolution dans la « contre-révolution » en Arabie saoudite ? Petits arrangements avec le wahhabisme », Le Monde diplomatique, janvier 2018, p. 3.

[10] Pierre CONESA, Dr. Saoud et Mr. Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, Paris, Robert Laffont, 2016, p. 23.

[11] Ibid., p. 23.

[12] Frank TÉTART, La péninsule arabique. Cœur géopolitique du Moyen-Orient, Malakoff, Armand Colin, 2017, p. 197.

[13] Ibid., p. 197-199, planche IV.

[14]P. CONESA, op. cit., p. 255.

[15] Parce que je vis dans un pays qui en a beaucoup souffert, j’ai tendance à penser que la priorité des priorités est de se mobiliser contre l’islamisme, mais aussi, ce que l’on voit moins, contre l’installation toute benoîte de l’islam au cœur de la cité. La pensée religieuse, si elle ne s’inscrit pas dans un progressisme puissant et dominant, a tendance à se prévaloir du sacré pour tout dominer. Il faut veiller non seulement qu’elle reste dans la sphère du privé, mais que, même là, elle ne domine pas les esprits et ne forme pas l’essentiel de la nourriture culturelle, dans Boris CYRULNIK et Boualem SANSAL, L’impossible paix en Méditerranée, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2017, p. 83-84.

[16] P. CONESA, op. cit., p. 129.

[17] N. MOULINE, loc. cit., p. 3.

[18] Ibid., p. 3.

[19] Ibid., p. 3.

[20] F. DAZI-HÉNI, op. cit., p. 186.

[21] Ibid., p. 159.

[22] Ibid., p. 106-112.

[23] Ibid., p. 111.

[24] Ibid., p. 107.

[25] Ibid., p. 117.

[26] Concept développé par Giacomo Luciani pour le distinguer de l’État-providence issu du modèle socio-économique occidental. L’ « État allocataire » accorde tous les services sociaux gratuitement (…) et s’engage à pourvoir des emplois, Ibid., p. 168, note de bas de page 1.

[27] Pour une définition du niveau d’autocratie, voir Mathieu GUIDÈRE, Atlas des pays arabes. Un monde en effervescence, Paris, Éditions Autrement, 2015, p. 80.

[28]F. DAZI-HÉNI, op. cit., p. 165-167.

[29]Ibid., p. 167.

[30] N. MOULINE, loc. cit., p. 3

[31]F. DAZI-HÉNI, op. cit., p. 222

[32] A. AMIR-ASLANI, op. cit., p. 49.

 

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