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« …l’histoire n’est jamais écrite d’avance» - Dominique Lebel

Un texte de Éric Bédard
Thèmes : Livres, Politique
Numéro : Argument 2016 - Exclusivité Web 2016

Du jamais vue au Québec ! Un conseiller politique de haut niveau côtoyant quotidiennement un premier ministre, en contact avec des ministres, des hauts fonctionnaires et des chefs d’entreprise, qui prend des notes, consigne ses impressions, formule certains jugements, les conserve précieusement et les offre au public à peine deux ans après les événements. J’ai beau chercher, je ne trouve aucun autre « journal » du genre dans nos annales politiques. Il aurait été formidable que Louis-Joseph Papineau, Honoré Mercier, Maurice Duplessis ou René Lévesque ait eu un conseiller comme Dominique Lebel. Nous en saurions beaucoup plus sur la vie politique d’autrefois, ses enjeux de fond, sa pratique concrète, ses personnalités haut en couleur, sans parler de toutes ces anecdotes qui, quoi qu’on en disent, rappellent que cette activité essentielle est fondamentalement l’affaire d’hommes – et aujourd’hui de femmes – animés par des passions bien humaines. En France, aux États-Unis et ailleurs, les conseillers du prince n’hésitent pas à publier de telles chroniques du pouvoir. On trouve même la chose normale. Pas le cas ici, malheureusement. Même d’anciens premiers ministres aussi importants que Jean Lesage, Robert Bourassa ou Jacques Parizeau n’ont rien laissé.

Certains personnages cités ont crié à l’indiscrétion ! Mais c’est l’essence d’un journal que de faire voir l’envers du décor. Et c’est souvent essentiel pour mettre en contexte des décisions importantes comme la fermeture de la centrale nucléaire Gentilly, la charte des valeurs québécoises ou l’entente avec Petrolia. Adjoint du chef de cabinet de la première ministre, qu’il vouvoie respectueusement malgré la proximité, Dominique Lebel assistait aux réunions du conseil des ministres. Fait-il preuve d’indiscrétion en relatant l’état d’esprit de « Madame » ou de ministres lors de certaines séances ? Je ne crois pas. Les quelques passages qui font directement référence aux séances du conseil sont allusives et n’ont absolument rien d’un procès-verbal. Aurait-il dû attendre un peu avant de publier ce livre ? Après réflexion, je ne crois pas. Jacques Attali avait publié le premier tome de son Verbatim en 1993, soit deux ans avant la fin de la présidence de François Mitterand. Qui s’en soucie aujourd’hui ? Les historiens de cette présidence ont droit à un document exceptionnel, auquel se sont abreuvés ses nombreux biographes. Dans la mesure où Dominique Lebel avait le feu vert de son ancienne patronne, je ne vois pas le problème. Ajoutons qu’il ne révèle aucune information embarrassante sur des acteurs politiques toujours en fonction. Les amateurs de commérages sortiront sûrement déçus de ce livre !

On apprend beaucoup de choses dans ce journal, notamment sur son auteur. On découvre en effet un vrai lecteur qui, malgré un emploi du temps fort chargé et un engagement familial très prenant – heureux en amour, il est marié et père de trois filles –, il relit un vieux roman autobiographique de Jean d’Ormesson, dévore le dernier Salman Rushdie et un classique de Thomas Mann, sans parler des chroniques politiques de Frédéric Mitterand et de Claude Morin. Esthète, il apprécie les jolies boutiques londoniennes, ironise sur les habits mal coupés de certains ministres, apprécie le design et les vues imprenables des beaux hôtels de Mexico, de Davos, d’Édimbourg où encore de Chicago où il a ses habitudes avec sa douce. Soucieux d’équilibre, il fait son jogging presque tous les matins, très tôt, dans les grands parcs du monde où l’amènent les missions du gouvernement québécois ou sur l’une des petites routes de Danville, une bourgade en plein cœur des Bois Francs où il a sa maison de campagne – une habitude matinale qui le servira bien, le matin du 6 juillet 2013, puisqu’il filera aux aurores vers Lac-Mégantic pour y constater « l’apocalypse » et faire un premier rapport à Madame. « Opérateur politique » – c’est ainsi qu’il se perçoit, ainsi que Nicole Stafford, sa supérieure immédiate et cheffe de cabinet en titre – il s’imagine parfois retourner dans le privé fonder une start-up… Pour se détendre, confesse-t-il, il dessine des organigrammes de futures entreprises. On sent sa fascination pour ces grands entrepreneurs ou magnats d’entreprise qu’il côtoie régulièrement, et qu’il fréquentait parfois dans son ancienne vie, alors qu’il dirigeait la défunte firme de communication Cossette. Claude Blanchet, riche mari de Madame, est présenté comme un « bâtisseur » et un « visionnaire », PKP, comme un être « plus grand que nature » ; Paul Desmarais fils a droit à une visite à ses bureaux et à un portrait plutôt élogieux.

Dans ce journal politique, on découvre aussi plusieurs ministres sous un autre jour. On les suit en train de défendre un dossier, attirer l’attention sur une réforme, jouer du coudre pour faire valoir un point de vue. Le lecteur découvre une Martine Ouellet, alors ministre des Ressources naturelles, pugnace, entêtée, incapable de travailler avec le chef de cabinet et le sous-ministre qu’on lui a imposé, intraitable dans le dossier des redevances minières ; Stéphane Bédard, leader du gouvernement, est décrit comme un fin stratège, un parlementaire coriace et un président du conseil du trésor un peu zélé (au point d’imposer des coupures gênantes à l’aide sociale) ; ministre de l’Enseignement supérieur et de la Science, responsable du grand sommet sur les universités, Pierre Duchesne est vu comme un homme « sous tension » et « rigide » ; ministres des Transports et des Affaires municipales, Sylvain Gaudreault est un ministre « efficace », son collègue Nicolas Marceau aux Finances est un « intellectuel », ce qui ne semble guère un compliment sous la plume de Lebel ! Jean-François Lisée et Bernard Drainville, deux anciens journalistes de talent mués en têtes fortes du gouvernement Marois, ont droit à des portraits plus élaborés. Le premier, à cause de son « intelligence vive » et de son « talent rare » pour la « scénarisation politique » en impose. Il est brillant et il le sait : il « a une conscience aiguë de sa valeur qui le place au-dessus de la mêlée », écrit le chroniqueur du gouvernement Marois. Son « penchant naturel pour la lumière » l’amène à tout commenter, devant les journalistes autant que sur son blogue, presqu’en direct – Lebel ne dit rien de ce blogue, ce qui m’a un peu surpris. Tard le soir, Lisée lui passe un coup de fil, souvent pour passer un message. Bernard Drainville prend aussi la liberté de l’appeler pour bavarder, offrir ses conseils, critiquer certaines décisions (ex. la permanence offerte à André Boisclair sur un plateau d’argent ; une campagne électorale de 2014 qui ne mettait pas suffisamment à l’avant la charte). L’ancien animateur de La part des choses est présenté comme une sorte de « Don Quichotte » volontariste, « profondément convaincu que les idées peuvent changer la société » : une conviction apparemment étrangère à Lebel. Plus le débat sur la charte s’enlise, plus il reproche au ministre son manque de souplesse, sa difficulté à envisager un accord avec la CAQ.

En quelques coups de pinceau, Dominique Lebel trace un portrait assez inédit de Pauline Marois. Première femme à occuper le poste de premier ministre, elle ne veut pas décevoir et est hantée par la peur l’échec. Patiente, elle prend le temps de recevoir des députés à sa résidence officielle de l’édifice Price, écoute les uns et les autres et prends des notes, cherche des dénominateurs communs, lit attentivement ses dossiers, s’attend à y trouver des chiffres révélateurs. Elle ne fait jamais de « gaffe » parce qu’elle est toujours en contrôle, toujours sur ses gardes avec les journalistes, surtout lorsqu’elle accepte de rencontrer l’équipe d’un quotidien comme Le Devoir qui ne craint pas les questions de fond – pas étonnant que, depuis son départ de la politique, elle n’ait accordé que des entrevues axées sur le human interest. En somme, une bûcheuse à la parole lisse, sorte de travailleuse sociale devenue première ministre, qui sait s’occuper de son monde (ex. Lac-Mégantic), mais qui ne marque jamais les esprits avec des images saisissantes ou des coups de gueule qui reflèterait une prise de position forte. Une femme énergique qui assume ses décisions mais qui préfère souvent se « positionner » stratégiquement plutôt que de « prendre position » – une distinction intéressante proposée par Lebel. Une femme au grand cœur, touchante lorsque, émue aux larmes, elle reçoit les compliments de ses collègues après quelques mois de pouvoir mais dont on cherche le noyau dur au plan des idées. Les politiciens, comme les bateaux, ont besoin d’une « quille » pour se maintenir à flots et traverser les tempêtes. À quoi ressemblait celle de Pauline Marois ? Cela reste pour moi un  mystère… « Économie et identité » répétait-elle… Fort bien, mais encore !

Ce qu’on apprend surtout dans ce livre, c’est comment s’exerce le pouvoir, au quotidien, en ce début du 21e siècle, à l’ère de l’information continue et des réseaux sociaux. Le rythme d’un cabinet de premier ministre est haletant, les déplacements constants, les imprévus innombrables, l’horaire du jour constamment chamboulé par une actualité frémissante. On voit défiler les « crises » qu’avec ses collègues du cabinet de la première ministre, Dominique Lebel est obligé de gérer, jour après jour, semaine après semaine, mois après moi. « Ma tâche est remplie d’inattendus et d’improvisation, écrit-il le 18 novembre 2012, alors qu’il est en poste depuis à peine deux mois. Prévoir, c’est la chose la plus importante en politique, mais prévoir est une chose impossible en politique. Je n’en prends pas encore toute la mesure, je crois ». Les journalistes envisagent parfois la politique tel un grand jeu stratégique, mûrement réfléchi. Rien de plus contraire à la réalité lorsqu’on lit le journal de Dominique Lebel. S’ils proposent des réformes et tentent d’orienter « l’agenda », le plus souvent, les politiciens réagissent à l’actualité du jour et cherchent à contrecarrer des perceptions installées par leurs adversaires ou le parti médiatique – puisqu’il s’agit bel et bien d’un « parti » qui décide souvent des grands sujets du jour. J’ai été frappé par le récit plutôt positif qu’il fait de la visite de Madame à son vis-à-vis Alex Salmond, « first minister » d’Écosse, et la perception désastreuse qu’il découvre à son retour au Pays. « Tout cela me paraît nettement exagéré (…) Mais ce que j’en pense n’a pas d’importance. La cause est entendue : c’est un échec ». J’ai été aussi intéressé par l’importance que prennent les révélations du livre de Frédéric Bastien en avril 2013 sur les interventions du juge en chef Bora Laskin auprès de politiciens, découvertes grâce à une loi d’accès à l’information… britannique ! Le gouvernement Marois prend la balle au bond et semble complètement mobilisé par cette affaire pendant deux semaines. Si Jacques Parizeau reste bien discret, malgré l’appel de Madame, Lucien Bouchard « tient parole » en intervenant publiquement pour dénoncer cette entorse au principe de séparation des pouvoirs. Après avoir minimisé l’affaire, François Legault se ravise et appuie la motion présentée par le gouvernement qui enjoint l’État fédéral à ouvrir ses archives, ce qui permettrait de faire toute la lumière sur le rapatriement constitutionnel. Non sans fierté, Lebel reproduit intégralement la déclaration ministérielle de la première ministre, rédigée par son collègue Stéphane Gobeil, aujourd’hui passé à la CAQ. Pour l’une des rares fois, l’Assemblée nationale parlait d’une seule voix. Opération réussie !

Ce qu’on apprend, enfin, dans ce journal qui fourmille d’informations, c’est le seul et unique motif qui a poussé Pauline Marois à déclencher des élections précipitées en mars 2014 : les sondages. Dès l’automne 2013, le Parti québécois était sur un pied de guerre. Malgré les avis défavorables de sa cheffe de cabinet, Madame envisageait sérieusement des élections. Tout se passe comme si elle n’avait jamais pu se résoudre à faire alliance avec la CAQ de François Legault qui avait ravi au PQ une partie importante de son électorat nationaliste de Québec et du « 450 » montréalais ; comme si, obligé de composer avec ce frère ennemi, ancien collègue du conseil des ministres, elle avait manqué de distance stratégique face à des Libéraux encore très solidement implantés, malgré les scandales ; comme si la logique qui avait prévalu était celle du tout ou rien : devenir majoritaire ou retourner dans ses quartiers, quitte à essuyer la plus humiliante des défaites, même dans Charlevoix. Sylvain Tanguay, le directeur général du Parti, avait pourtant anticipé ce qui allait arriver, dès le 11 décembre 2012 : « La vraie question stratégique pour nous, explique-t-il lors d’une réunion, est de savoir comment nous allons placer la question de la souveraineté dans la prochaine campagne, parce que les libéraux, eux, c’est le positionnement qu’ils vont prendre ». Le poing en l’air de PKP allait donner raison à Tanguay. Tout au long de cette désastreuse campagne pour le PQ, les Libéraux allaient cogner sur le clou référendaire, et avec quelle efficacité ! Déclencher des élections précipitées alors que le gouvernement n’avait pas été battu en chambre, alors que, la veille, on se targuait d’avoir adopté la première loi sur les élections à date fixe sentait l’opportunisme à plein nez. Se lancer dans la mêlée sans plan de match sur la souveraineté, sans assumer clairement le virage identitaire incarné par une charte controversée, était suicidaire. Une intelligentsia progressiste, proche du consortium La Presse/Radio-Canada, tente aujourd’hui de nous faire croire que le PQ a perdu à cause de la charte. Je suis pour ma part convaincu que ce sont ces atermoiements et ce manque de convictions affirmées sur des enjeux aussi cruciaux que la souveraineté et l’identité, au cœur de l’ADN péquiste, qui a coulé le parti de René Lévesque.

Quoi qu’on pense du gouvernement Marois, il faut absolument lire le journal politique de Dominique Lebel. Même si la fin est plutôt triste et tragique, il montre l’importance et la noblesse de l’engagement politique, la part sombre et lumineuse d’un monde où l’ambition et le dévouement se confondent souvent. Il montre surtout que « la politique n’est pas une science exacte » et que « l’histoire n’est jamais écrite d’avance ». Qu’elles que soient nos convictions, tout est toujours à faire et l’avenir reste ouvert.

Dominique Lebel, Dans l’intimité du pouvoir. Journal politique 2012-2014, Montréal, Boréal, 432 p.

ÉRIC BÉDARD




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