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L'art d'oublier les femmes

Un texte de Marie-Claude Goulet
Thèmes : Féminisme, Femmes, Médecine
Numéro : Argument 2016 - Exclusivité Web 2016

Crédit photo: wikicommons


Le dossier central du dernier numéro de la revue Argument, favorablement critiqué par Louis Cornellier dans les pages du Devoir, pose la question suivante : Le Québec est-il malade de ses médecins? Pratiquant la médecine, j’ai lu avec curiosité et intérêt ce dossier traitant de ce qui occupe la majeure partie de mon temps depuis déjà plus de dix ans. Des textes intéressants, d’autres moins, des points de vue que je partage d’autres non. Jusque là, ça va.

À mon grand étonnement, je réalise qu’aucune femme n’a participé à la rédaction de ce dossier. Alors que depuis plus de vingt ans, une forte majorité de femmes peuple les bancs des facultés de médecine, que leur accès aux études médicales a été un enjeu majeur, aucune d’entre elles ne participe à cette réflexion, ayant pour effet d’omettre le point de vue des principales intéressées, ce qui enlève de la rigueur à la discussion, et d’occulter une réalité pourtant bien présente, la féminisation de la pratique médicale qui a radicalement changé la face de la profession au cours des dernières années. Six textes. Pas un mot. Une tache aveugle.

Raphaël Arteau Mcneil, professeur de philosophie qui coordonne le dossier,  contribue de façon majestueuse à cet oubli flagrant en signant un texte s’intitulant Qui seront les médecins de demain ? Les femmes n’y sont pas nommées, sauf à un moment où l’auteur affirme, avec condescendance: « Ils [les étudiants en médecine] se comportent comme des self-made men; parce que je généralise à partir de mon expérience, je devrais plutôt dire des self-made women tellement la proportion de filles en médecine est grande. » C’est le seul endroit où le texte sera féminisé, alors qu’on y dénonce de façon caricaturale l’esprit entrepreneurial des étudiants en médecine, réflexion d’ailleurs fort simpliste et réductrice.

Monsieur Arteau Mcneil écrit aussi : « Ce qui me fascine chez eux, ce n’est pas leur intelligence, mais leur volonté. Ils sont capables de sacrifier temps et énergie pour exceller dans un domaine [la philosophie] auquel ils ne reconnaissent aucun réel mérite. » Si on ne peut nier que certains étudiants ou étudiantes ont une vision entrepreneuriale de la médecine, il n’en demeure pas moins que la majorité de mes collègues et amies sont profondément humanistes, intelligentes et intéressées par les enjeux de société. Plusieurs d’entre elles sont aussi philosophes, poètes, anthropologues, écrivaines, musiciennes, militantes pour la justice sociale, etc.

Toujours en parlant des médecins, Monsieur Arteau Mcneil nous sert de grandes leçons de morale, affirmant que « Contrairement à l’entrepreneur et au technicien, l’homme de jugement ne poursuit pas aveuglément une seule finalité : il connaît les complexités et les contradictions de la condition humaine ». Merci à lui, mais sur cette question il aurait sans doute à apprendre de nous. Prendre soin - avec tout ce que cela implique de gestes humanistes concrets non valorisés (soigner, écouter, laver, changer, frotter, etc.) - et côtoyer quotidiennement les « complexités et les contradictions de la condition humaine », c’est ce que les femmes font depuis toujours, en dépit des grands discours philosophiques androcentriques.

Ne leur en déplaise, si lui et ses collègues regardaient plus attentivement dans leur angle mort, ils éviteraient peut-être des oublis incompatibles avec une réflexion qui se targue abstraitement de la tradition humaniste.  

 

MARIE-CLAUDE GOULET

Médecin

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Réponse:

Argument est une revue de débats. Tel est ce qui guide en partie la sélection des textes qui y sont publiés. Si la revue a bien quelques convictions (par exemple en matière d’éducation ou de culture), elle n’a pas d’a priori. Elle attend cependant de ses collaborateurs un point de vue sur le sujet faisant l’objet du dossier, point de vue étayé d’arguments qui nourriront le débat. Il est par conséquent normal, voire souhaitable, que des lecteurs ne partagent pas certains avis exprimés dans la revue. Si, après lecture d’un essai publié dans Argument, un lecteur divergeant d’opinion désire participer à la discussion en soumettant à son tour un texte, la rédaction ne peut que s’en réjouir. La publication de la critique du docteur Goulet participe de cet état d’esprit. Si nous répliquons à notre tour à cette critique c’est qu’elle s’en prend à la sélection des textes qui composent ce dossier et que cette critique n’est à nos yeux pas fondée. Parce que les contributions du dossier ne sont signées que d’auteurs masculins, faut-il rendre pour autant les coordonnateurs du dossier maîtres dans l’«art d’oublier les femmes». À ce titre, nous ne pouvons que vouloir éclairer les causes ayant conduit à cet état de fait.

Pourquoi n’y a-t-il aucun texte signé par une femme dans ce dossier? Parce qu’aucune femme n’a accepté notre invitation. Nous savions que la profession s’était considérablement féminisée au cours des dernières années et que la tendance se poursuivait. Nous voulions  en faire état. Nous avons en effet contacté des femmes médecins et leur avons fait parvenir notre appel à contribution, mais aucune n’a répondu favorablement à notre demande. Peut-être n’avons-nous pas frappé aux bonnes portes? Sans doute. Toujours est-il que cette absence des femmes dans ce dossier ne relevait en aucun cas de notre part d’une intention délibérée.  

Une chose peut-être, en terminant. Alors que l’ensemble des textes du dossier se révèle en partie – sinon en tout – critique de la profession médicale telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui au Québec, l’admonestation du docteur est réservée à une seule personne, celle qui n’est pas membre de la profession médicale. Se dégage de la virulence de la critique envers une seule personne (alors que les mêmes arguments par elle dénoncés se trouvent pourtant dans d’autres textes) une légère odeur de corporatisme qui ne fera rien pour convaincre la population québécoise que la profession médicale au Québec n’est pas en voie de devenir une caste allergique à la critique.

 

François Charbonneau
Directeur, revue Argument

 Raphaël Arteau McNeil
Membre du comité de rédaction de la revue Argument et co-responsable de ce dossier.




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