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L'histoire n'a pas eu lieu

Un texte de Patrick Moreau
Thèmes : Architecture, Histoire, Modernité
Numéro : Argument 2016 - Exclusivité Web 2016

Crédit photo Steffen Rehm 
-Wikkicommons 


J’ai séjourné brièvement à Berlin, alors que j’étais adolescent. On était en 1982. Le Mur coupait encore la ville en deux. La Guerre Froide avait beau s’être assoupie, on ne voyait même pas alors le début du jour où il tomberait. Le Rideau de Fer quant à lui (et cette métaphore churchillienne n’avait rien d’une hyperbole : les clôtures de fil barbelés, les miradors, les gardes frontières armés jusqu’aux dents, les champs de mines du no man’s land et les patrouilles avec chiens étaient là pour en témoigner) séparait l’Allemagne en deux États rivaux. Berlin-Ouest était alors une enclave au milieu de l’Europe dominée par les Soviétiques, un îlot de liberté et de prospérité au cœur d’une Allemagne de l’Est sous surveillance et dont le niveau de vie faisait penser à celui des années 1950. Les façades grises des immeubles de béton typiques de l’aire communiste tranchaient, à deux pas des vitrines colorées et des néons de la Ku’damm[1].

Logés à l’ouest, dans le cadre d’un échange scolaire avec de jeunes Allemands qui apprenaient le français, nous eûmes la chance de visiter brièvement Berlin-Est. Un besoin pressant de devises avait poussé la République Démocratique Allemande à assouplir quelque peu les formalités nécessaires pour franchir (dans un sens seulement, bien entendu) sa frontière, et les groupes de touristes étaient autorisés à traverser le Mur pour la journée, mais en autobus, en suivant un itinéraire déterminé à l’avance et après avoir changé une somme forfaitaire en marks DDR[2]

*

C’est ainsi qu’un beau matin nous pûmes franchir le célèbre et unique point de passage de Checkpoint Charlie.

On peut difficilement imaginer aujourd’hui l’émotion particulière qui saisissait tout jeune Occidental qui franchissait dans ces années-là ce passage mythique entre Ouest et Est qu’il n’avait vu jusque-là qu’au cinéma : une fois passé le point de contrôle tenu par les troupes américaines et surmonté du célèbre panneau qui indiquait en quatre langues : « Vous sortez du secteur américain », on entrait dans le no man’s land, avant d’aborder cette unique ouverture dans le Mur gardée par des soldats soviétiques coiffés de chapkas de fourrure grise, revêtus de longues capotes de la même couleur et armés de leurs célèbres kalachnikovs ; l’autobus zigzaguait entre les chicanes de bloc de béton et de sacs de sable installées depuis que des voitures et même un camion avaient tenté de forcer le passage afin que leurs occupants trouvent refuge en RFA ; ce n’était pas sans quelques frissons qu’on traversait, même en toute légalité, le Rideau de Fer, ni sans quelque soulagement qu’on le repassait le soir dans l’autre sens, après avoir visité le Pergamon[3] et dégusté des viennoiseries dans une pâtisserie d’État.

*  

Je suis retourné à Berlin il y a quelque temps. Voilà vingt-six ans que le Mur est tombé, que la ville, tout comme l’Allemagne, sont réunifiées. Après avoir été celle du duché puis royaume prussien, de la Confédération de l’Allemagne du Nord formée en 1867 sous l’égide des Hohenzollern, de l’Empire allemand d’après 1870, de la République de Weimar, du IIIe Reich de 1933 à 1945, de l’Allemagne de l’Est enfin, Berlin est redevenue la capitale de cette nouvelle Allemagne fédérale qui a absorbé son ancienne rivale la RDA. Elle en est également la vitrine la plus visible et le symbole. Le Reichstag, avec son gigantesque dôme de verre dessiné par l’architecte britannique Sir Norman Foster, apparaît comme le signe le plus éloquent de l’orgueil retrouvé de cette Allemagne réunifiée, première puissance économique européenne, quatrième du monde. Bonn, la sage et provinciale cité des bords du Rhin qui fut la capitale de la RFA jusqu’en 1990, est bel et bien oubliée.    

Ce nouveau Berlin est une ville rayonnante, qui s’est en quelque sorte refait une beauté, même si c’est au prix de chantiers quasi permanents, et qui est en passe – et ce malgré les grues – de redevenir une des plus belles villes d’Europe. C’est un véritable lifting qu’on fait subir à la cité brandebourgeoise ; on efface les insultes du temps, les stigmates du passé. Soixante et quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on rebâtit, parfois à l’identique, le Berlin glorieux d’avant la première. Ni celui de Speer[4] de sinistre mémoire, ni celui prolétarisé et soviétisé d’Ulbricht et d’Honecker[5], mais un Berlin qui apparaît comme un mixte improbable de la capitale de Guillaume II et d’une grande métropole européenne du début du XXIe siècle. Le court XXe siècle (1914-1989) n’y a pas été à proprement parler effacé, car on conserve quelques reliques de cette histoire tourmentée : quelques pans du Mur, quelques rappels de la période nazie, mais il est mis en scène dans les interstices de la cité, comme si les douze années du Troisième Reich, les quarante ans d’existence de la RDA n’avaient dans le fond constitué qu’une parenthèse dans l’Histoire de cette Grande Allemagne qui renaît aujourd’hui de ses cendres tel un phénix qui ne désire pas trop s’attarder sur ses mauvais souvenirs.

Le plus bel exemple de ce phantasme anhistorique est sans doute le Berliner Stadtschloss. Gravement endommagé par les bombardements alliés durant la Seconde guerre, cet ancien palais des Hohenzollern fut rasé en 1950 par les autorités communistes et remplacé par un Palais de la République dans lequel siégeait le parlement est-allemand et qui abritait également des salles de spectacle et d’exposition, un théâtre et même une discothèque ; ce qui ne l’empêcha pas d’être lui-même à son tour rasé à partir de 2005, sur décision du parlement de l’Allemagne réunifiée, et en dépit de l’opposition de nombreux ex-Berlinois de l’Est qui y étaient malgré tout attachés[6]. À son emplacement, il fut décidé d’ériger une copie de l’ancien Stadtschloss dont les travaux viennent de commencer et qui devrait ouvrir ses portes en 2019. Tout se passe donc, quand on visite ce nouveau Berlin, avec son Berliner Dom[7], son Alte Kommandantur[8] ou son Hôtel Adlon[9] reconstruits, et son île aux musées où ne se distinguent plus le passé ni le présent, comme si 1913 donnait, par-dessus ce flux du temps, la main à 2015, comme si le fil des événements pouvait reprendre son cours brièvement interrompu, creuser à nouveau son lit après en avoir été détourné pendant quelques décennies, comme si toute cette Histoire, au fond, n’avait pas vraiment eu lieu[10]. Car, comme l’écrit Günther Anders dans un de ses journaux, quand « le temps d’avant et le temps d’après se ressemblent, non, passent pour ainsi dire l’un dans l’autre », alors « ce qui se tient entre les deux, le bref temps de l’histoire, n’est qu’un intermezzo[11] ».

Flambant neuve, chacun de ses pans de mur ainsi chargé de faire oublier les dix dernières décades de son passé, la ville semble susurrer à l’oreille du passant que « rien, rien, rien, rien de cela n’a eu lieu, ne te laisse pas persuader, ne te laisse pas convaincre, continue, continue[12] ». Mais ce hiatus historique ne va pas sans provoquer manques ni lacunes. L’oubli est une passion dangereuse. Et même si les touristes éblouis se laissent aisément persuadés, comme au cinéma, par cette voix off de la narration qui leur serine à l’oreille, cette ville aux façades juste un peu trop rutilantes a un petit air de faux-semblant. Le passé ainsi oblitéré se venge et creuse la réalité trop plane d’une métropole qui semble tout à coup manquer d’âme. On ne peut vivre, vivre vraiment, ni dans un décor hollywoodien, ni dans un village Potemkine[13], du moins sans avoir par moment « le mal de temps, comme ailleurs on peut avoir le mal de mer[14] ».  

En ce début de XXIe siècle, on pourrait en effet ne voir dans ce centre-ville reconstruit que le signe le plus probant de l’orgueil retrouvé de cette Allemagne réunifiée qui en a maintenant assez de se sentir obligée d’adopter le profil bas qu’elle endure depuis la guerre. Mais, par-delà cette renaissance géopolitique évidente de l’Allemagne d’autrefois, de telles reconstructions interrogent plus généralement notre rapport au temps. Alors que nous tolérons fort bien les ruines anciennes, celles de l’Acropole, ou des vieilles forteresses médiévales, nous nous montrons incapables en effet de tolérer les ruines modernes, comme si villes ruinées ne pouvaient pour nos consciences rimer avec modernité. Et pourtant… Et pourtant nous savons, même si ce savoir est enfoncé profondément dans un recoin de notre conscience, que Varsovie, Saint-Malo, Brest, Dresde et Berlin, et tant d’autres villes-martyres, ont été détruites autrefois. De fond en comble. Paradoxalement, ces ruines effacées sont la preuve que ce passé-là véritablement ne passe pas. Comme l’écrit encore Günther Anders, les catastrophes du XXe siècle ont fait disparaître ce « temps béni où on pouvait encore s’offrir des ruines[15] ».  

Incapables de digérer ce temps des catastrophes que nous réduisons un peu hypocritement à une monstruosité ultime mais qui ne nous concernerait pas, nous nous plaisons en quelque sorte à rétablir, au moyen de ces faux-semblants architecturaux et par cette table rase qui remplace des ruines désormais intolérables, un temps sans soubresauts qui sauterait pourtant par-dessus le fossé de cet « âge des extrêmes[16] », afin que la Belle Époque donne innocemment la main à l’aujourd’hui béni des Droits de l’Homme, de l’Universalité sans conflits (autres que lointains et marginaux) et de la fin de l’Histoire. « Alors que tout conspire à nous faire croire que l’histoire est finie et que le monde est un spectacle où cette fin se met en scène », peut-être ne serait-il pas inutile, ainsi que le suggère Marc Augé, « de réapprendre [au contraire] à sentir le temps pour reprendre conscience de l’histoire » ; telle « serait aujourd’hui, conclut l’ethnologue, la vocation pédagogique des ruines[17] ». Tout l’opposé, donc, de ces reconstructions à l’identique qui ne sont quant à elles que décors posés à contretemps.  

PATRICK MOREAU


[1] Surnom familier de la Kurfürstendamm, la grande artère commerçante de Berlin-Ouest, que l’on compare parfois aux Champs-Élysées.

[2] La monnaie est-allemande. On disait aussi Ostmarks. Comme toutes les monnaies du Bloc communiste, celle-ci ne s’échangeait pas sur le marché mondial des devises et ne valait donc, en dehors de la RDA, que le prix du papier sur lequel elle était imprimée.

[3] Célèbre musée berlinois.

[4] Albert Speer fut sous le Troisième Reich ministre des Armements et production de guerre et l’architecte préféré d’Hitler. On lui doit notamment la chancellerie du Reich et le Zeppelinfeld de Nuremberg où avaient lieu les grands rassemblements nazis. 

[5] Walter Ulbricht et Erich Honecker, dirigeants de la République Démocratique allemande respectivement de 1949 à 1971 et  de 1976 à 1989.

[6] La même opposition se manifesta quand il fut question de supprimer Checkpoint Charlie. Preuve que les Berlinois n’étaient pas aussi résolus que leurs décideurs à laisser sombrer dans l’oubli le passé récent de leur ville. Cette fois, les réticences de la population l’emportèrent sur la tabula rasa et on conserva, pour le plus grand plaisir des touristes qui viennent s’y faire photographier en compagnie de figurants en costume jouant les GI’s, une guérite entourée de sacs de sable et surmontée du fameux panneau quadrilingue « Vous sortez du secteur américain ». Le passé ainsi mis en scène et réduit au statut de décor de cinéma apparaît comme le seul qui est encore toléré.

[7] Restauré à partir de 1975.

[8] Reconstruit en 2003.

[9] Reconstruit en 1997.

[10] Bien sûr, Berlin n’est pas la seule ville à avoir ainsi été partiellement reconstruite à l’identique. Les deux précédents certainement les plus connus sont le Saint-Malo intra muros (détruit à 80% par des bombes incendiaires américaines après que des troupes allemandes en retraite depuis la Normandie s’y furent enfermées) et la vieille ville de Varsovie (systématiquement détruite par les Nazis après l’insurrection que l’on sait). Mais ces deux villes furent reconstruites au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et cette reconstruction apparaissait clairement dans l’esprit des gens de cette époque comme une revanche sur le destin et surtout sur la barbarie hitlérienne qui venait de ravager l’Europe. La reconstruction de Berlin n’a pas la même signification.

[11] Visite dans l’Hadès, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014, p. 82.

[12] Ibid., p. 57.

[13] Chargé de mettre en valeur la Nouvelle Russie qui venait d’être arrachée au joug des Tatars de Crimée, le prince Grigori Aleksandrovitch Potemkine fit, dit-on, ériger de simples façades de maison le long des routes que devait emprunter la tsarine Catherine II durant un voyage d’inspection, de façon à faire croire à son impériale maîtresse que le pays avait été densément peuplé par ses soins.

[14] Visite dans l’Hadès, p. 150.

[15] Journaux de l’exil et du retour, Lyon, Fage éditions, coll. «particulière», 2012, p. 245.

[16] Expression empruntée au titre de l’ouvrage d’Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : Le court XXe siècle, 1914-1991, Bruxelles, Éditions Complexe – Le Monde diplomatique, 1999.

[17] Le temps en ruines, Paris, Éditions Galilée, 2003, p. 45. 

 

 

 




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