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Jean Roy : penser le politique. Entretiens avec Mathieu Bock-Côté 3/4

Un texte de Jean Roy, Mathieu Bock-Côté
Dossier : Jean Roy : penser le politique. Entretiens avec Mathieu Bock-Côté
Thèmes : Gouvernement, Histoire, Modernité
Numéro : Argument 2015 - Exclusivité Web 2015

3ème entretien : le grand homme et la politique

C’est une question qui m’obsède et qui, je crois, ne vous est pas étrangère. Celle du grand homme. Celles des grandes volontés qui brisent l’illusion de la fatalité historique et qui s’emparent d’une conjoncture pour donner un nouvel élan à leur nation, pour lui imprimer de nouvelles orientations. Quels sont selon vous les grands hommes politiques du dernier siècle? Et qu’ont-ils en commun? Qu’est-ce qui distingue le grand homme du politique ordinaire? Les circonstances, seulement? Ou une certaine capacité de sentir et de décider? Je pense au beau livre que Daniel Mahoney a consacré au général de Gaulle : il dit que le grand politique est celui qui retrouve l’intuition de la communauté politique. C’est celui qui comprend qu’en politique, l’homme joue aussi une partie de son âme. Mais que faut-il pour avoir cette intuition? Faut-il ressentir soi-même un malaise avec la sécheresse politique de la modernité et ressentir le besoin de communauté, quitte à traduire ce malaise le philosophiquement?

Au XXe siècle, Lénine, Staline, Mao, Hitler, Khomeini, Ben Laden ont certainement modifié le cours de l’histoire. Sans eux, l’Histoire eût été différente. Mais dira-t-on qu’ils furent des grands hommes politiques? Non, car il ne suffit pas de provoquer de grands bouleversements pour figurer dans la courte liste de ceux qui par leur action politique ont contribué à élever l’humanité vers plus d’humanité. Il ne suffit pas de changer l’histoire, il faut la faire «avancer» dans le sens de sa véritable destination.

Puisque l’État est l’institution qui dispose du monopole de la contrainte physique légitime, la violence n’est jamais très loin. Mais comment exercer le pouvoir sans jamais en abuser? Ce n’est jamais tout à fait assuré dans les démocraties pacifiées et qui ont du mal avec l’argent… dans son rapport avec le pouvoir. Les États étant toujours entre eux dans l’état de nature, l’Histoire risque toujours de sortir de ses gonds. Alors, les garde-fous de la civilisation volent en éclat et la barbarie ressurgit. Il n’est pas aisé de rétablir l’ordre normal des choses, le règne de la loi (ce qui ne signifie pas nécessairement la justice). Les situations hors norme appellent des hommes exceptionnels. Il faut dompter le chaos et la violence avec les moyens de la ruse et de la force. C’est alors que se révèlent les grands hommes politiques. Il faut avoir été à l’endroit décisif au bon moment. En ce domaine hautement aléatoire, la grandeur est plus sujette à caution que dans l’ordre de la pensée, de la science ou de l’art. Il faut ajouter à la force de la personnalité et à ce concours des circonstances, la ratification de la postérité, ce qui peut prendre un certain temps.  

La grandeur politique, comme toute grandeur, est relative. On peut toujours discuter mais au XXe siècle un certain consensus peut se faire autour de Ghandi, Ben Gourion, Martin Luther King et Mandela. Comme vous, je pense immédiatement à de Gaulle, mais peut-on le dissocier d’un autre grand, Churchill? Nous avons vraiment eu de la chance car, au-delà de la recherche légitime de la gloire personnelle, au pire moment de la tourmente, en prenant les plus grands risques, ils ont su se reconnaître et lutter ensemble pour une cause qui des dépassait tous les deux, le salut de la patrie et, au-delà, l’avenir du «monde de la liberté».

L’un et l’autre ont démontré une haute intelligence politique et une volonté inébranlable dans l’adversité. L’intelligence et le caractère ne marchent pas toujours de concert, on le sait bien, surtout dans le domaine politique. Cette alliance est rare. Comme vous l’avez bien noté, l’intelligence politique est d’une espèce particulière, difficile à cerner. Elle est d’une tout autre sorte que la connaissance scientifique, laquelle exige une recherche fine, virtuellement infinie. Il n’est pas exclu que l’homme politique s’entoure d’experts qui lui fournissent des informations précieuses pour sa prise de décision mais la décision politique elle-même n’a rien de scientifique. Elle ne peut pas être la simple application d’un savoir déjà bien constitué. Elle est plutôt décision-option que décision-conclusion. Il s’agit d’une volonté d’agir avec et sur d’autres volontés, non de vérifier des hypothèses, de dégager des constantes et des variables, etc. L’art de la décision politique dans l’urgence, dans l’anticipation, dans l’incertitude, demande du flair, de la sagacité, de la sensibilité, de l’intuition, une certaine expérience de la «nature humaine» (qui ne vient pas toujours avec l’âge…). La fréquentation des grands historiens politiques élargit notre expérience à cet égard. Voyez Machiavel. Relisez sa fameuse lettre à Vettori. Exilé à San Casciano, placé en résidence surveillée, il habite une maison de campagne. Le soir venu, il se dépouille de la défroque de tous les jours pour revêtir les habits de la cour royale et pontificale,  il se plonge dans la lecture des Anciens « et eux, en vertu de leur humanité, ils me répondent». La fameuse phronêsis, Aristote l’avait bien vu, n’est ni science ni art au sens de la technè, elle est plutôt art mais un art éduqué par une bonne connaissance des «affaires humaines» et, en particulier, de la communauté politique dont on prétend assumer le destin. Autant les grands historiens et les grands écrivains nous donnent le sens de la complexité, autant les faiseurs d’utopies nous en détournent. Ils rêvent d’une société bien ordonnée mais l’ordre qu’ils imaginent est toujours trop simple. Ils négligent une foule de facteurs, peut-être secondaires à première vue, mais qui ont leur importance. Et cet ordre, réputé parfait, ne peut évoluer. Mais dans la réalité, les sociétés évoluent et cette évolution est tout, sauf rectiligne.

Le grand homme ne surfe pas sur les sondages en procédant à une série de petits ajustements. Il affronte les tempêtes. Il possède à un degré élevé la capacité d’exprimer les désirs non formulés enfouis dans l’inconscient de son peuple, quitte à le devancer quelque peu. À plusieurs reprises, de Gaulle a incarné cette adéquation aux vœux profonds de son peuple. Au lendemain de la guerre, l’opinion était encore divisée sur la question de l’élection du président de la République au suffrage universel. Il lui aura fallu dix-sept ans pour que ce désir devienne réalité. Avant le retrait de la France de l’OTAN l’opinion était encore flottante. Une fois réalisé, les Français se montrent satisfaits. «L’Europe des patries». L’expression n’est pas de lui mais il s’est toujours identifié avec l’esprit porté par cette expression et elle trouve toujours une résonance profonde dans le peuple. Certes, l’économie de marché a démontré sa supériorité sur l’économie dirigée et par sa logique interne, tend à un abaissement des frontières. Mais l’économie n’est pas tout, la politique ne peut se dissoudre dans l’économie. Politiquement, l’humanité est divisée en plusieurs États, lesquels impliquent des frontières définies. Après avoir beaucoup investi dans une Europe toujours plus intégrée, les Européens redécouvrent la vertu des frontières. Même une tête aussi universaliste que Kant l’admet. Son cosmopolitisme exige le «droit de visite», non pas l’abolition des frontières. À juste titre, il écarte l’État mondial – «la monarchie universelle» – à supposer qu’elle soit simplement possible. Le politique vit de l’affirmation de particularités conflictuelles. Tout ce qui vit se bat.

Par définition, les grands hommes politiques sont rares. Notre époque contribue à les rendre encore plus rares. Après la fin des «grands récits», après «la chute des idoles», après deux guerres mondiales, après l’effondrement de l’empire soviétique les temps ne sont guère favorables aux grands politiques et aux grandes politiques. Il n’y a tout simplement plus d’alternative radicale. La politique s’est désenchantée. Nul ne conteste l’économie de marché tempérée d’un État-Providence plus ou moins tempéré. D’où le sentiment de «l’ère du vide». D’où le sentiment d’une «fin de l’histoire». Les simples leaders sont éconduits au profit des «bons gestionnaires», plus rassurants. En temps de paix, les grands chefs deviennent vite encombrants. De Gaulle aura eu plus de chance, si l’on peut dire, que Churchill. Il n’aura été congédié qu’en 1969. De Gaulle dira de lui qu’il fut «le grand champion d’une grande entreprise et le grand artiste d’une grande histoire.» Cela fait beaucoup de grandeur. À la longue, elle fatigue des populations avides d’une «saine administration».

Il y a une grandeur de la fonction politique indépendamment de ceux qui l’incarnent pour un temps. Les Anciens le savaient mieux que nous. Pour eux, le politique, la praxis, était au sommet de la vita activa. Toute la modernité tend à rabaisser la dignité du politique qui, jadis, participait d’une certaine transcendance : l’autorité de la tradition, le grand ordre du cosmos, Dieu. Les théories du contrat social ont radicalement humanisé la source de l’autorité : c’est la simple volonté d’un peuple de vivre sous une loi commune qui justifie le pouvoir de l’État. Il en résulte une certaine désacralisation. Cependant, Hobbes conserve à l’État un certain halo de sacralité entre le dieu immortel de la religion et l’humain trop humain. L’État est un deus mortalis et un magnus homo. Hegel parle de la majesté de l’État comme «le divin de l’Histoire». J’aime bien la cérémonie d’intronisation du président américain qui entre la fonction en prêtant serment, le serment de protéger et de défendre la constitution. En dehors de sa fonction cet homme est un homme comme les autres, la télévision, les émissions de variétés, les journalistes sont là pour nous le rappeler tous les jours. C’est ainsi que nous connaissons l’anatomie de Clinton presque aussi bien que Paula Jones ou Monica Lewinski. Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. En l’occurrence, le monde entier est devenu son valet de chambre.

De Gaulle a toujours su que l’autorité avait besoin de distance, d’une certaine obscurité et d’une certaine hauteur. La familiarité engendre le mépris. Il faut savoir manier la parole car, en politique, la parole est l’action. L’appel du 18 juin n’est pas seulement un beau discours, il est un acte qui fait l’Histoire. De Gaulle travaillait et mémorisait ses discours comme l’écrivain remet vingt fois sur le métier son ouvrage. Du reste, son œuvre écrite témoigne de remarquables qualités d’écrivain. Ce n’est pas sans raison que certaines de ses déclarations sont restées fixées dans la mémoire collective avec cette voix inimitable que chacun s’applique à imiter : «Et nous revoilà, mon cher et vieux pays», «un quarteron de généraux en retraite», «il ne suffit pas de répéter «l’Europe, l’Europe», en sautant comme un cabri, «les réformes, oui, la chienlit, non». De son côté, Churchill reçut le Nobel de littérature en 1953. Là aussi, certaines de ses paroles résonnent encore en nous.

Vous avez fait allusion à un texte posthume d’Aron, «Après la chute des idoles», paru au lendemain de l’effondrement de l’URSS. Ce texte faisait écho à L’opium des intellectuels qui s’attaquaient aux idoles de l’époque : la gauche, le prolétariat, la révolution. Diriez-vous que la nation, chère à de Gaulle, fait partie elle aussi des idoles déconstruites par la post-modernité? Selon cette hypothèse, la disparition des grands hommes politiques accompagnerait le déclin du politique lui-même dont l’État-nation fut la figure quasi normative à l’ère moderne?

Quand je vais aux États-Unis, je suis frappé par la multiplicité des drapeaux qui flottent un peu partout et pas seulement devant les édifices gouvernementaux. Le sentiment national et le patriotisme y sont encore bien vivants. Il en va tout autrement en Europe. Dans l’Europe d’après la Guerre de Trente ans (1914-1945) les Européens, fatigués de faire l’Histoire, veulent croire que le «nationalisme, c’est la guerre.»

Le nationalisme – notez ce singulier simplificateur – toute forme de nationalisme, peut-être la nation elle-même, est devenu l’objet d’une sorte de «sacralisation négative» pour reprendre l’expression de Gil Delannoi. À croire que la nation dépassée, ringarde, sinon dangereuse, n’est pas assez dépassée, que les années 1930 sont de retour et qu’il faut, encore et toujours, traquer la Bête immonde. Mourir pour la patrie? Après tant d’horreurs et de sacrifices inutiles, plus jamais ça! Il faut panser les blessures, se tourner vers l’avenir, reconstruire. La rupture avec ce passé de souffrances et de morts est massive.

Quand je dis l’Europe, il faut encore nuancer car l’autre Europe, l’Europe de l’Est entretient un rapport différent à la nation. Le sentiment national y fut aussi le point d’appui de la résistance à la domination totalitaire. L’actualité nous fait redécouvrir s’il en était encore besoin que les «petites nations» existent et exigent le respect, comme les grandes. Elles aussi veulent décider et agir par elles-mêmes.

En France même, «l’européisme mystique» (H. Védrine) n’est plus ce qu’il était. Il n’est plus aussi certain que le sens de l’Histoire exige toujours plus d’Europe. Pour des raisons fort contrastées, les élites, aussi bien celles de gauche que de droite, veulent toujours le croire mais, loin de toute idéologie, le peuple, lui, se sent lâché et le fait savoir à sa façon. Nos vaillants déconstructeurs post-modernes reviennent en partie à la fragmentation pré-moderne. On peut s’interroger longuement sur cette forme de progressisme qui, en réalité, rêve de dépasser la nation pour un retour à l’empire. Certes, cette aspiration n’est pas toujours avouée car elle s’empresse d’ajouter que cet «empire» serait encore plus démocratique que les démocraties que nous connaissons aujourd’hui. Il est permis d’en douter. En tout cas, la dynamique actuelle de l’Europe n’invite guère à la fuite en avant. En effet, un nouvel empire s’y développe dont l’Allemagne est le pivot central. L’Europe s’eurogermanise. Dans les faits, l’Allemagne affirme sa prépondérance croissante sans en assumer les conséquences politiques. C’est pourquoi W. Paterson peut parler d’un «hégémon réticent» Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner du troisième mandat d’Angela Merkel.

Par opposition à l’État, «monstre froid» et système impersonnel, la nation incarne le ciment affectif, pré-contractuel, l’attachement au «cher et vieux pays» dont il serait devenu indécent, paraît-il, de déclarer qu’on l’aime. Mahoney a raison de souligner que si de Gaulle avait un sens élevé de l’État, il avait également un sens non moins vif de la communauté politique. Les deux versants sont complémentaires. Il avait le sens vibrant du nous sans lequel une unité politique n’est qu’un agrégat sans âme, sans mémoire et sans projet, sans substance historique. Le «découplage» de la démocratie et de la nation s’applique à défaire un lien qui n’a rien d’accidentel, comme le rappelle P-A. Taguieff en conclusion de son livre, magistral, Du diable en politique :

La nation, en tant que communauté de citoyens unis par le sentiment d’un destin commun, reste un cadre privilégié – sinon le seul – de l’expérience démocratique dans le monde moderne. Diaboliser la nation comme telle, c’est diaboliser par contiguïté la démocratie telle qu’elle s’est redéfinie à l’âge moderne, sur la base de la souveraineté du peuple, de l’indépendance nationale et de la séparation des pouvoirs.

 

 




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