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Danse au-dessus du vide

Un texte de Marie-Andrée Lamontagne, Norman Cornett
Thèmes : Culture, Modernité, Religion, Société
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

Un jeune cinéaste québécois s’interroge sur l’état spirituel de nos sociétés. Le constat est sévère. A-t-il raison?

Propos recueillis par Marie-Andrée Lamontagne


Le titre est déroutant : L’heureux naufrage. L’ère du vide d’une société postchrétienne. De quoi s’agit-il? D’un documentaire d’une heure réalisé par le jeune cinéaste Guillaume Tremblay, produit par la boîte qu’il a créée, Ovizion, et qui a vu le jour en partie grâce à un mode de financement participatif. La première du  film aura lieu à Montréal, le 12 septembre prochain, en français, et le 22 septembre, en anglais. Né au Lac-Saint-Jean, le cinéaste, 32 ans, s’interroge sur le sentiment de vide qui lui semble régner dans nos sociétés sécularisées, matérialistes, mondialisées, où le christianisme survit à l’état culturel ou est renvoyé, comme la foi en stricte laïcité, à la sphère privée.

Guillaume Tremblay interroge tour à tour des philosophes doublés de vulgarisateurs (André Comte Sponville, Frédéric Lenoir), une théologienne (Solange Lefebvre), un éthicien (Guy Durand), des écrivains (Jean-Claude Guillebaud, Éric-Emmanuel Schmitt), des cinéastes (Denys Arcand, Bernard Émond), de jeunes chanteurs (Samian, François Archambault, Jonathan Pinchaud), des journalistes (Alain Crevier, Stéphane Laporte) des religieux (Jacques Grand’Maison, le père Benoît Lacroix, o.p.) et bien d’autres. Plusieurs des gens interviewés sont agnostiques ou ont perdu la foi. Bon nombre d’entre eux, en particulier les plus jeunes, sont à la recherche d’un sens à donner à leur vie. Que s’est-il passé ? Que reste-t-il du christianisme dans nos sociétés actuelles? Où allons-nous? leur demande le réalisateur. Au Québec, ces questions importantes exigent une certaine forme de courage pour être posées sans détour, tant le contentieux avec un certain catholicisme pèse sur les esprits – du moins chez les baby-boomers bon teint. Dans le film, les réponses des personnalités interrogées sont franches, souvent personnelles, parfois étonnantes.

Historien des religions, le professeur Norman Cornett s’intéresse aux rapports entre esthétique et religion. Plus particulièrement, il a étudié de près le processus d’effondrement du catholicisme dans la société québécoise, et a mené ses recherches avec le recul que lui donne son statut d’Américain établi à Montréal depuis plusieurs décennies. Le réalisateur Guillaume Tremblay lui a demandé d’accompagner la sortie du film en animant divers débats sur les questions qu’il soulève.  Je l’ai rencontré pour la revue Argument après avoir vu le film. Entrevue avec le professeur Norman Cornett, sur L’heureux naufrage, de Guillaume Tremblay.

M.-A. L : Ce documentaire prend la forme d’un constat, voire d’un diagnostic. Le maître-mot : «vide». Il revient périodiquement. À quelle société au juste le réalisateur applique-t-il le substantif ? À la société québécoise? À la société française? À l’Occident? À l’individu? À la société dans son ensemble. Qui est visé, qui est concerné par ce vide?

N.C. : Pour parler en termes philosophiques, il faut reprendre la distinction souvent faite par les philosophes entre  l’universel et le particulier. L’heureux naufrage privilégie une approche qui procède du particulier – c’est-à-dire la société québécoise – vers l’universel – c’est-à-dire la société occidentale, en passant par la France, la Belgique et d’autres pays, en gros l’Europe de l’Ouest.  On peut dire aussi que le réalisateur Guillaume Tremblay a commencé avec le particulier, c’est-à-dire lui-même et sa propre quête de sens, avant de passer, par cercles concentriques, à l’individu, puis à la société québécoise, puis à d’autres sociétés : Eric-Emmanuel vit maintenant à Bruxelles, André Comte-Sponville, Frédéric Lenoir sont toujours en France. Et là, par le biais de tous ces commentateurs, il est évident que le propos s’étend à l’ensemble de nos sociétés modernes – ou plutôt postmodernes.

M.-A. L. : C’est le problème de l’Occident, en fait?

N.C. : Oui, oui, carrément. Frédéric Lenoir et André Comte-Sponville sont clairs comme l’eau de roche là-dessus. Et là où ça me rejoint, c’est que L’heureux naufrage et Guillaume Tremblay reprennent en quelque sorte la question posée en 1933 par André Malraux dans La condition humaine.

M.-A. L. L’Occident, très bien, mais quelles sont les différences entre ces sociétés sur le plan spirituel? C’est le catholicisme qui est convoqué dans le film. L’Irlande, l’Espagne, l’Italie, qui sont des sociétés où l’Église catholique a été traditionnellement très présente, se débattent-elles avec la même crise de sens que la société québécoise?

N. C. : Il faut nuancer. La France, la Belgique ou l’Allemagne ont sur ce point une histoire qui résonne avec ce qui s’est passé suite à la Première Guerre mondiale, et plus encore, après la Deuxième Guerre mondiale. Le Québec a une autre histoire. Il faut donc tenir compte de l’expérience historique d’espaces géopolitiques différents. Même si on regroupe toutes ces sociétés sous l’égide de l’Occident, il faut nuancer. Cela dit, j’estime que le dénominateur commun à toutes ces sociétés, c’est cette crise existentielle dont il est ici question.

MA : Crise de sens?

N.C. : Oui. D’ailleurs, «sens» est un autre leitmotiv dans ce documentaire. Quel sens donner à la vie? Comme le dit si bien Éric Emmanuel Schmitt, voici que nous vivons dans une société où, pour la première fois, quand un enfant pose à son père la question «Quel est le sens de la vie?», le père se tait. L’intérêt de ce film, c’est de nous faire comprendre à quel point ce malaise est commun à tout l’Occident, malaise à la fois personnel et collectif. Et à mon humble avis, on ne peut comprendre ni l’arrière-plan de la commission Bouchard-Taylor ni l’arrière-plan du débat sur la charte des valeurs qui a eu lieu récemment au Québec sans avoir vu ce film, qui brosse un tableau de l’arrière-scène. Ce qui me frappe aussi, c’est le dialogue entre les générations ici à l’œuvre. Dans ce film, on a le père Lacroix, qui aura bientôt 99 ans, et on a les chanteurs trentenaires Jonathan Pinchaud ou Stéphane Archambault. Ce dernier résume particulièrement bien à quel point on peut être branché sur la Toile, vivre dans une optique mondiale, Internet, et tout ça, et tout de même se sentir aliéné en tant qu’individu. La dialectique entre le fait d’être si informé et si déboussolé devient alors particulièrement manifeste.

M.-A. L. : La sortie de religion des sociétés occidentales est un processus dont on situe souvent le début à l’époque des Lumières. Pourquoi l’état spirituel de nos sociétés devrait-il nous préoccuper aujourd’hui, sachant qu’il s’agit d’un processus amorcé au XVIIIe siècle, s’inscrivant dans la longue durée et que la situation présente n’est peut-être qu’un passage de plus? Pourquoi maintenant la situation devrait-elle être plus préoccupante? Le film est très alarmiste.

N.C. : Pour ma part, je ne l’ai pas perçu comme alarmiste. Certes, le mot «naufrage» traduit une forme de  pessimisme, mais l’adjectif «heureux» qui lui est accolé indique un optimisme certain, de sorte que le documentaire est le reflet dialectique de la condition humaine. Pour ma part, je le perçois comme une invitation à la réflexion. Socrate disait qu’une vie sans réflexion ne vaut pas la peine d’être vécue. Et quand je regarde le film, ce que j’ai fait à plusieurs reprises,  j’y vois un appel à la réflexion, tant sur le plan individuel, personnel, que sur le plan collectif, c’est-à-dire, l’ensemble de la société. Et troisième leitmotiv du documentaire : «valeur». Même André Comte Sponville, qui s’affiche carrément athée –  et j’aime bien cette contradiction par laquelle il se définit : «athée fidèle» –, reconnaît l’importance des valeurs, de ce patrimoine, de ce legs. Au Québec, on vient de vivre un traumatisme collectif avec le débat entourant la mise en place d’une charte des valeurs. On a par là politisé les valeurs, on a politisé la réflexion sur le sujet. Or nous ne pouvons pas prendre une décision sur ce que les philosophes appellent les questions ultimes dans le feu d’une élection ou au cours d’une campagne électorale. Il faut du recul. Je vois ce film comme une invitation à prendre du recul. Oui, les valeurs sont très importantes, mais statuer sur leur nature doit se faire dans la quiétude, dans le calme, dans la réflexion, et cela à la fois en ce qui me concerne, en tant qu’individu, et à la fois en ce qui nous concerne tous, en tant que société. D’ailleurs, vous parlez avec raison de l’âge des Lumières, à savoir le XVIIIe siècle. Mais rappelons-nous : qu’est-ce qui a suivi le rationalisme? Le romantisme. Et pour cause.

M.-A.L. : Comme une réaction à la raison et au positivisme.

NC. : Parce que, comme disait l’ancien philosophe  et ancien psychologue avant la lettre qu’était Augustin, qui a écrit Les Confessions, qui a écrit La Cité de Dieu : «Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas». Et rappelons-nous ce que dit Éric-Emmanuel Schmitt dans le film : souvent les questions les plus importantes, la raison ne peut pas y répondre; or, ces questions font partie intégrante de la condition humaine.

M.-A.L. : Cela étant, le processus de «désenchantement» de nos sociétés est un processus bel et bien observable. Le mot est de Marcel Gauchet, comme vous le savez. Ce processus est-il arrivé à son terme, selon vous? Assistons-nous aux signes avant-coureurs  d’une autre ère ou est-ce l’ordre de la raison qui se poursuit, mais différemment, dans la situation présente? Dans le documentaire, le journaliste Stéphane Laporte estime que la société québécoise amorce un processus qui va la faire renouer avec la religion. Il y aurait là comme un retour du pendule. Qu’en pensez-vous?

N.C. : Il convient ici de faire une distinction entre religion et spiritualité. Religion et désenchantement : face aux institutions, aux dogmes, aux doctrines, c’est certain. Et de se faire embrigader, pour ne pas dire emprisonner dans un carcan de croyances, qui briment l’individu, de cela, plus personne ne  veut. Pour autant, on veut aussi, à la fois à l’échelle individuelle –  la personne – et à la fois à l’échelle collective  – la société  –, s’épanouir. On veut réaliser tout le potentiel de la condition humaine, et cette aspiration passe par la spiritualité. Cela va au-delà du matériel. Le constat que fait Frédéric Lenoir dans le documentaire est très important. Qu’est-ce qu’il constate? Au XXe siècle, et au début du XXIe siècle, on a assisté à l’effondrement de trois grandes idéologies : le communisme, le capitalisme et la religion institutionnelle. Toutes trois se sont effondrées. Le fait signifie-t-il pour autant qu’on ne soit pas en quête de réponses à ces questions que les philosophes appellent les questions ultimes? Bien au contraire. Simplement, cela se passe autrement.

M.-A.L. : Vous l’avez dit, le philosophe André Comte-Sponville se définit dans le film comme un «athée fidèle». En anglais, les sous-titres traduisent : christian atheism. À quelle réalité au juste l’expression renvoie-t-elle, selon vous? Il y a là un paradoxe.

N.C. : Athée fidèle, c’est-à-dire fidèle aux valeurs qu’il a reçues. Par là, Comte-Sponville nous renvoie à l’héritage, il nous renvoie au patrimoine. Et si on se remet dans le contexte du débat autour de la charte des valeurs, certes on a entendu ces mots, «patrimoine», «héritage», mais ils ont été détournés à des fins politiques, non en vue de servir le bien de l’individu.

M.-A. L : Une charte des valeurs, en inscrivant celles-ci dans un cadre et en leur donnant force de loi, serait donc vouée à l’échec parce qu’elle est politique? Mais comment alors affirmer ces valeurs?

N.C. : Les valeurs doivent «jaillir» de la condition humaine, elles doivent lui être naturelles. Et nous voici renvoyés au quatrième leitmotiv du film : l’amour. Le mot est sur les lèvres même d’un André Comte-Sponville – philosophe critique et sceptique. Qui l’aurait cru? Il s’agit là d’une valeur véritable, pas d’une loi ou d’une volonté de politiser des valeurs et de s’en servir pour gagner une élection.

M.-A. L. : Mais l’introduction d’une charte des valeurs, n’est-ce pas là une réponse, et là on va renouer avec l’expression «athée fidèle», n’est-ce pas là une réponse à la difficulté actuelle que pose à nos sociétés et aux individus une identité plus évanescente, plus fugace, plus composite que jamais? Le débat sur la charte des valeurs tel qu’il s’est engagé au Québec n’était-il pas une réponse, certes maladroite, à la difficulté que pose la situation présente, mais une réponse nécessaire?

N.C. : Vous avez mis le doigt sur quelque chose de primordial : identité. Ce que j’observe dans le documentaire, c’est le parallèle qui existe entre la quête spirituelle et la quête identitaire. La question, dans le cas de la société québécoise,  est d’autant plus importante. On a ici une société en quête d’identité. Or cette identité doit avoir des assises spirituelles.

M.-A. L. : Mais les deux quêtes peuvent être parallèles, ou se croiser, sans être rabattues l’une sur l’autre.

N.C. : Exactement. Il faut viser une synthèse.  Autrefois, identité et religion étaient confondues. Je vois ce film-là comme un appel à se libérer. Bernard Émond dit : oui, on est dans une société de consommation à outrance, mais la bonté existe quand même. Je vois dans ces mots un appel à dépasser le matérialisme, car on sait très bien qu’on peut être branché sur la planète et éprouver un grand vide à l’intérieur.

M.-A. L. : Permettez-moi d’insister sur l’expression «athée fidèle». Plusieurs personnes se reconnaîtront sans doute dans l’expression, mais n’est-ce pas là évoluer sur le fil du rasoir? Cette position ne peut être qu’individuelle. Une société ne peut pas la faire sienne. Une société a davantage besoin de cadres définis. Les enfants ont davantage besoin de cadres définis pour recevoir un enseignement, quel qu’il soit. N’est-ce pas là la position philosophique d’un adulte, qui  réfléchit, qui peut se payer le luxe de se définir par ce terme, mais c’est là un luxe que ne peuvent s’offrir ni la société envisagée à travers ses institutions, ni les enfants, ni les adolescents, qui eux ont davantage besoin de réponses concrètes pour fonctionner et s’épanouir?

N.C. : Je n’en suis pas certain. Je collabore souvent avec des anthropologues. Il existe plusieurs sortes de sociétés, de modèles,  et dans bien des cultures, dans bien des sociétés, ce qui tisse les liens entre les gens, ce sont des valeurs, c’est une vision du monde qu’ils ont en partage, sans pour autant chercher à l’imposer à travers une loi ou la constitution. Je trouve ce film-là rassembleur : certes il y a des choses qui nous divisent, mais qu’est-ce qui nous unit? Ce qui nous unit, ce sont des valeurs universelles, comme la compassion, comme l’amour, comme la spiritualité et, en dernière instance,  la condition humaine.

M.-A.L. : On a parlé de crise de sens au début de notre entretien. Mais ce que nous vivons n’est-ce pas aussi et d’abord une crise de transmission du sens et des valeurs? Je pense à la réflexion de Stéphane Archambault au sujet de son petit garçon. On va se poser ces questions-là ensemble, dit-il. Pourtant, il faudra bien, à un moment donné, que le père ou la mère communique des réponses et non uniquement ses propres doutes. L’éducation d’un enfant doit pouvoir reposer sur un certain socle de certitudes, non?

N.C. : Et là on revient à Comte-Sponville, qui dit : moi j’ai perdu la foi, mais en devenant père, j’ai ressenti le besoin de transmettre un certain nombre de valeurs dont j’avais héritées. Et parmi celles-ci, l’amour. Donc il existe des réponses. Mais il y a une différence entre inscrire une valeur dans une loi et transmettre une valeur humaine et universelle sur laquelle on est tous d’accord.

M.A. L. : Mais les grandes valeurs n’ont-elles pas un aspect prescriptif inévitable et ne doivent-elles pas s’incarner, fatalement, dans des institutions?

N.C. : Les institutions devraient les refléter, c’est tout à fait vrai – comme vous l’avez vu dans l’extrait de l’entrevue avec Michel Chartrand, qui ne figure pas dans le montage final. Ce syndicaliste dit : il faut bien que ces valeurs chrétiennes, ces idéaux soient concrétisés, s’incarnent dans la société.

M.A. L. : Le rappeur Samian parle de la «Force». Le cinéaste Bernard Émond, de «Présence», citant en cela Pierre Vadeboncoeur, et il précise : «Présence» avec un P majuscule…

N.C. : …il ne dit jamais pour autant qu’il est croyant.

M.A.L. : Non, mais précisément, ce vocabulaire me semble traduire une aspiration à la spiritualité, tout en se tenant au bord de l’univers spirituel, sans y entrer, ou du moins certainement au bord de la foi, au bord de l’univers de la foi, sans y entrer. Il y a là comme une spiritualité diffuse, qui cherche à se nommer. Cette spiritualité diffuse qui cherche à se nommer et semble être devenue la forme de spiritualité la plus commune peut-elle occuper la place qu’occupait autrefois la religion comme élément structurant de la société, comme ciment social, et jouer un rôle semblable de lien? N’est-elle pas trop diffuse pour remplir cette fonction?

N.C. : Je reviens à la distinction entre religion et spiritualité. Il se peut que l’on soit dans une ère post-religion mais pas dans une ère post-spiritualité. La spiritualité correspond à une dimension fondamentale de la condition humaine et je ne suis pas certain que la religion puisse en dire autant. Je crois que la religion est plutôt un phénomène social.

M.-A.L. : Alors tenons-nous-en au vocabulaire spirituel. Même s’il est question de spiritualité, on dirait que les mots manquent pour la désigner. Il est question de Présence, de Force, etc. Faut-il voir dans le choix des mots un malaise à appréhender des notions même spirituelles?

N.C. : C’est une observation très juste. Deux choses me frappent dans L’heureux naufrage. D’abord, j’y vois des affinités avec la pensée d’Henri Bergson. Bergson, grand philosophe, à qui l’on a donné le prix Nobel de littérature tellement il écrivait bien, Bergson, en son temps, répond au darwinisme, à cette science qui veut prendre toute la place épistémologique. Bergson répond que la science pure et dure ne peut pas répondre à toutes les aspirations de la condition humaine. Et il propose une notion comme «l’élan vital», enfin il y a toute la pensée bergsonienne là-dessus. Dans les mots de Bernard Émond et dans ceux d’autres, je vois certains parallèles à faire avec Bergson. Deuxième chose qui m’a frappée dans le film : après la Première Guerre mondiale et dans l’entre- deux-guerres, quelle fut l’école de pensée très influente dans la société française? Le personnalisme.

M.-A.L. : Emmanuel Mounier…

N.C. : Gabriel Marcel…

M.-A.L. : Jacques Maritain…

N.C. : Oui. Le personnalisme est né des cendres de la Première Guerre mondiale. Et la Première Guerre mondiale, c’est la fin de l’utopie, c’est la fin du rationalisme, c’est la fin du darwinisme. On a cru que l’humanité allait en progressant, qu’elle était en croissance, et ça été le désastre.

M.-A.L. : Vous qui vous intéressez en historien et avec recul à la société québécoise et à son histoire, vous devez savoir que le personnalisme a eu une influence chez les intellectuels canadiens-français, en tout cas, chez certains intellectuels des années 1940 –ceux gravitant autour de La Relève, La Nouvelle relève, Cité libre. Par la suite, cette influence semble avoir été éclipsée par le marxisme, qui était la croyance des intellectuels québécois des années 1970. Peut-on penser qu’il y aurait maintenant, dans cette aspiration à la spiritualité que capte le film, un retour du personnalisme, mais sous une autre forme et prêt à influencer de nouveau les esprits?

N.C. : Cela mérite examen. Vous avez tout à fait raison de dire que le marxisme a supplanté le personnalisme. Pourquoi? Parce que la Révolution tranquille n’est pas le fruit d’une vision individuelle. C’est celui d’une vision collective. C’est la raison pourquoi, me semble-t-il, le personnalisme fut mis de côté. Il n’offrait pas une vision de société, et il disait encore moins voici comment on va construire la nation. Ce n’est pas ça, la vision personnaliste.

M.-A. L. : Elle s’emploie à construire l’être.

N.C. : Exactement. Ce que je trouve intéressant dans ce documentaire, quand j’entends ces commentateurs, surtout les Québécois, c’est d’entendre l’être collectif, et il fait un constat d’échec. Non seulement de l’échec du catholicisme, mais aussi de l’échec du nationalisme.

M.-A. L : L’échec serait donc doublement douloureux, chez les Québécois?

N.C. : C’est très douloureux, parce qu’on avait des aspirations collectives, on avait une vision sociale, on avait, j’ose dire, une Cité à construire… et qui n’a pas pu voir le jour. Voyez ces grands espoirs au moment de la Révolution tranquille, avec l’équipe de Jean Lesage, avec Daniel Johnson. Le Québec était sur la carte, et Expo-67, cette rencontre entre le Québec et le monde entier : tous les espoirs étaient permis. Je crois que le film de Guillaume Tremblay montre un déplacement de l’espoir.

M.-A.L. : La bonté, Frédéric Lenoir le fait remarquer, est une valeur qui malgré tous les effondrements, perdure. La bonté et la compassion. L’humanitaire serait-il le dernier avatar de la religion?

N.C. : Souvenez-vous de ce que dit Bernard Émond dans le film : «chaque matin, il y a 10 000 bénévoles qui se lèvent à Montréal. Il y a encore de l’espoir.» Même au sein de la culture de masse, de la consommation, de la surconsommation, de la pub, il y a encore des gens qui ont à cœur d’agir dans le but d’aider l’être humain.

M.-A.L. : Vous dites : déplacement de l’espoir. Assisterait-on aussi, dans nos sociétés, à un déplacement de la compassion vers l’humanitaire, vers la planète à sauver, toutes causes qui paraissent plus nobles que les tâches anciennes qu’assignait la religion traditionnelle à l’individu, comme celle d’œuvrer à son salut?

 N.-C. : Je dirais plutôt à un déplacement de la compassion vers la nature. Je crois que nos racines sont dans la nature. Mais à force de vivre dans une société industrialisée, urbanisée, on a perdu ce contact vital avec la nature, et je crois qu’il y a un retour à la nature, un retour aux racines, et par le fait même un retour au spirituel, à nos sources vives.

M.-A.L. : Et du coup à l’être humain envisagé dans toute sa fragilité?

N.C. : Ni robot, ni machine, ni consommateur, mais un être humain vu dans son essence même.

M.-A. L. : Vous semblez penser le contraire, mais j’insiste : la tonalité générale du documentaire me paraît être celle du pessimisme. «On a fait naufrage», dit le père Lacroix. Et voyez le titre : ce naufrage a beau être heureux, une telle joie peut être entendue comme celle de l’inconscient qui s’aveugle sur les dangers courus. Ce pessimisme est-il objectivement fondé, selon vous?

N.C. : Je ne sais pas d’où vient le titre, mais je pense que le constat est plutôt : le Québec était comme ça et on a réagi. Denys Arcand le dit d’ailleurs très bien. Il fallait se débarrasser de cette institution qu’était la religion, de ces dogmes, mais devait-on jeter le bébé avec l’eau du bain? C’est ainsi que je comprends le titre.

M.-A.L. : L’affirmation des racines judéo-chrétiennes de l’Europe est un enjeu politique en France. Vous avez regretté que des politiciens aient fait, au Québec, un enjeu politique du projet de concevoir une charte des valeurs. En France, c’est l’inscription des racines judéo-chrétiennes de l’Europe qui est associée à la droite, voire à l’extrême-droite, tandis que le centre-droit s’en défend mais n’en pense pas moins – bref, la question fait débat. Pour le cinéaste Denys Arcand, dans le documentaire de Guillaume Tremblay, la cause est entendue : nos sociétés ont des racines judéo-chrétiennes. La cause est-elle vraiment entendue?

N.C. : Ce que j’aime chez Denys Arcand, c’est que Denys Arcand est un anthropologue (d’ailleurs Bernard Émond est lui aussi anthropologue de formation) «fonctionnel», c’est-à-dire qu’il fait des recherches anthropologiques par le truchement du cinéma, d’abord avec Le déclin de l’empire américain, ensuite avec Les invasions barbares, et ne parlons même pas de Jésus de Montréal. Il est un fin observateur, non seulement du Québec, mais de la société nord-américaine. Et il connaît bien son sujet et ce qu’il a à dire, que ce soit sur le Bouddha, sur les Évangiles ou sur le Christ. Il constate qu’en matière de religion au Québec, il y a eu des excès, mais qu’il y a des choses à conserver absolument. Et moi je dis, en tant que spécialiste en sciences des religions, qu’il est très rare d’entendre quelqu’un qui a le courage de dire : certes le Bouddha était grand, mais le Christ est à nul autre pareil. Et Denys Arcand dit cela. Dans L’heureux naufrage, je perçois un mouvement qui n’est pas sans rappeler celui qui a donné la Renaissance et en appelait à un retour ad fontes, aux sources. Ici, ce qui importe, ce n’est pas tant d’affirmer les racines judéo-chrétiennes de l’Europe que de retourner aux sources vives de la spiritualité, au-delà des institutions et des dogmes auxquels nos sociétés postmodernes ne peuvent plus adhérer. Le regard de L’heureux naufrage n’est pas tourné vers un passé, d’ailleurs tout à fait révolu, ce qui est tant mieux, comme le suggère l’adjectif «heureux», que vers un renouveau à venir, qui tienne compte de la fin d’idéologies rendues caduques, qu’elles soient religieuses, marxistes ou capitalistes.

M.-A. L. : Mais alors ce nécessaire regard dans le rétroviseur ne donne-t-il pas raison à ceux qui ressentent le besoin, par exemple, d’affirmer les racines judéo-chrétiennes de l’Europe?

N.C. : Il faut être prudent. On a parlé tout à l’heure de Jacques Maritain. Vous savez très bien ce qui s’est passé avec  l’Action française. Du moment que des catholiques politiques comme Charles Maurras, c’est-à-dire des catholiques pour qui tout est axé sur la politique et non sur des valeurs intrinsèques, comme la compassion, la charité, l’humanisme; du moment que Jacques Maritain et les autres penseurs du personnalisme ont vu que l’axe de l’Action française était politique et antisémite, ils ont dit : on ne veut rien savoir, si c’est ça votre truc  sur les racines chrétiennes, sur le patrimoine chrétien, et bien nous, on débarque.

M.A. L: En somme, il faut se garder de tout amalgame.

N.C. : Lionel Groulx était le rédacteur en chef de l’Action française au Canada, mais l’Action française au Canada était loin d’être celle de Charles Maurras.

M.-A.L. : Dans le débat actuel sur les racines judéo-chrétiennes de l’Europe, qu’il conviendrait ou non d’affirmer, il pourrait donc y avoir un semblable piège raciste? Comme une tentation raciste dont il faudrait se garder?

N.C. : Là encore je tiens à souligner à quel point l’histoire de la France n’est pas l’histoire du Québec. Il s’agit de deux espaces géopolitiques et culturels et esthétiques bien différents. Le Québec constitue un espace géoculturel différent de l’Europe à plusieurs égards, et pour cause, puisque le Québec fait partie de l’Amérique du Nord et est voisin des États-Unis. Par exemple, dans les années 1960, le président américain Lyndon Baines Johnson prônait la notion de Great Society, dont la Révolution tranquille est, d’un certain point de vue, le prolongement québécois. À l’époque, tous les espoirs étaient permis, et il semblait que le Québec allait réaliser son projet de société. Cependant la suite des choses a bien miné de tels espoirs, et c’est le sentiment qu’un projet de société échoue – d’où le naufrage du titre – qui sert de toile de fond à ce documentaire, qui est, oui, un constat d’échec.

M.-A. L. : Les valeurs que le christianisme a formulées et qui apparaissent dans le film, bonté, compassion, souci de l’autre, amour, existaient avant le christianisme. Elles sont présentes dans le judaïsme, par exemple…

N.C. : C’est bien pourquoi il faut leur être fidèles, elles en sont… la source, comme le dit André Comte-Sponville.

M.-A. L. : Certes, mais alors pourquoi faudrait-il que le christianisme en reçoive davantage le crédit que d’autres religions?

N.C. : Que dit Jean-Claude Guillebaud dans le film ? Ce n’est pas le christianisme seul qui peut se réclamer de ces valeurs, loin de là, mais c’est de lui qu’on les a héritées, et il est bon de le savoir. C’est tout. Là il parle juste. Il parle de réalités historique, philosophique et culturelle dans le cas de l’Occident.

M.-A. L. : Le problème spirituel de l’Occident, et ce sera ma dernière question, ne serait-il pas au fond affaire de langage? Les mots anciens sont devenus suspects à plusieurs. Les mots anciens, le vocabulaire ancien comme Dieu, foi, religion (même si on garde en tête la distinction faite tout à l’heure entre religion et spiritualité), rite, prière, préceptes : tous ces mots-là semblent hypothéqués, entachés d’une histoire dont on ne voudrait plus, alors que les mots nouveaux manquent pour décrire des réalités qui n’ont pas disparu.

N.C. : C’est tout le travail des théologiens. Oui, il devrait y avoir un nouveau langage. Vous avez entièrement raison. Ce que je constate, c’est que ces mots et leur sens sont d’un âge et pas du suivant. En me rendant sur tous les campus du Québec, au moment du débat sur la charte des valeurs, ce qui m’a sauté aux yeux, c’est de voir le gouffre entre les générations. Je vous donne un exemple : dans une certaine université, tous les aînés étaient dans les premières rangées et tous les jeunes dans les dernières rangées, comme deux mondes séparés. Les aînés comprenaient très bien la raison d’être de la charte des valeurs, parce qu’ils avaient vécu le Québec d’avant la Révolution tranquille et ils ne voulaient plus que la religion ait non seulement droit de cité, mais même une place dans l’espace public, ils ne le voulaient pas, et encore moins qu’elle œuvre de concert avec l’État.  Mais pour les jeunes cette crainte ne correspondait à aucune réalité. Ils n’ont jamais vécu cette situation. Pourquoi vous en faites-vous? leur demandaient-ils. Et d’ailleurs, il m’est arrivé en tant que professeur, en tant qu’historien, que des étudiants viennent me voir après le cours pour me dire : je vous entends parler de Révolution tranquille depuis tout à l’heure, mais qu’est-ce que c’est au juste?

M.-A.L. : La notion même est perdue.

N.C. : C’est pour cela que la philosophie existe. La philosophie nous aide, nous pousse à définir nos termes ou bien à en créer de nouveaux. Le problème qui peut surgir cependant, c’est que nous disposons toujours d’un vocabulaire, mais qu’il est devenu une langue étrangère chez les jeunes. Ce vocabulaire ne fait pas partie de leur vision du monde. Cela étant, comme nous l’apprend l’anthropologie linguistique, chaque mot est porteur d’une vision du monde, et chaque langue aussi. Nous sommes donc en présence de visions du monde différentes  cohabitant au sein d’une même langue. Malgré tout, ce qui apparaît dans L’heureux naufrage, c’est qu’un jeune comme Stéphane Archambault et un père Lacroix de 99 ans se situent sur un terrain commun : le souci d’accomplir sa vie.

M.-A. L. : Mais il faut peut-être les deux extrêmes, l’homme très âgé et le très jeune homme, pour faire se rejoindre les visions. La génération entre les deux, la génération des baby-boomers, est – et là on va généraliser, même s’il faut s’en garder –est encore à régler ses comptes avec le catholicisme et toute forme de religion.

N.C. : Oui, parce que nous avons vécu la révolution des mœurs, qui est d’abord une révolution sexuelle. On parle de la Révolution tranquille comme d’un phénomène unique au Québec. Dans un certain sens, c’est vrai. Mais dans un autre sens, elle est le prolongement des sixties in North America, avec la révolution sexuelle, celle des mœurs et des idées, dans la foulée des soixantuitards. Il faut donc avoir à l’esprit, j’y reviens une fois de plus, la distinction entre le particulier et l’universel, et garder cette double vision, toujours.

M.-A.L : Peut-être découvrira-t-on qu’il existe des mots du vocabulaire ancien qui méritent d’être conservés.

N.C. : Oui, oui.

M.-A.L. : Quels seraient-ils? Quels seraient les mots qui mériteraient selon vous d’être conservés, dans ce vocabulaire ancien entaché de religieux dont on se méfie? Est-ce que le mot Dieu mériterait d’être conservé?

N.C. : Le concept de Dieu est tellement vaste, en partant… Le Dieu d’avant la Révolution tranquille au Québec était un Dieu bien plus imposant qu’il ne l’est pour les jeunes aujourd’hui. Mais il ne faut pas s’arrêter aux mots. Quel est le sens derrière ces mots-là? Quand Samian parle de Force, quand Bernard Émond parle de Présence, que veulent-ils dire? Et d’ailleurs je vais voir Bernard Émond bientôt, et je vais lui poser moi-même la question.

M.-A.L. : Par conséquent, de la même manière que la raison serait parfois impuissante à décrire certaines réalités, le langage aurait lui aussi ses limites en matière de spiritualité, dont il serait impuissant, parfois, à traduire certaines réalités.

N.C. : Lisez Verlaine : l’indicible. Il y a l’indicible. Même si on pouvait tout traduire en paroles ou en notions théologiques, l’essence de la chose nous échapperait encore.

MA. Norman Cornet, je vous remercie.

L’heureux naufrage a été projeté au Festival des films du monde à Montréal, les 26 et 27 août derniers. La première aura lieu à Montréal, vendredi  12 septembre 2014, à 20h, à l’église Saint-Jean-Baptiste, 4237, avenue Henri-Julien; une projection en anglais est également prévue le 22 septembre 2014, 19h, à l’église St.John the Evangelist, 137, avenue du Président-Kennedy, suivie d’un débat animé par Norman Cornett.

Le site du film : www.heureuxnaufrage.com

Pour poursuivre la discussion avec le professeur Norman Cornett : http://haveyouexperienced.wordpress.com/




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