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« Donner c’est donner », ou le don qui ne se donne plus à voir.

Un texte de Jean-François Laniel
Thèmes : Culture, Éthique
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

La multiplication des scandales de corruption et de détournement de fonds publics qui touche, depuis quelques années, aussi bien le gouvernement fédéral canadien (Commission Gomery, 2004-2005) que les paliers politiques provinciaux et municipaux québécois (Commission Charbonneau 2011-2014) a de quoi laisser pantois. D’où provient cette consternante libéralité de plusieurs politiciens, hommes d’affaires et fonctionnaires dans l’utilisation des deniers et institutions publiques à des fins et en vue de gains personnels? Pourquoi les tollés qu’ils soulèvent ne suffisent-ils pas à décourager d’autres larcins plus récents, dont les frasques de l’ancienne lieutenant-gouverneur du Québec Lise Thibault, qui s’est servie allègrement dans les fonds publics pour maintenir un train de vie dont elle se faisait la seule juge, ou encore ceux d’Arthur Porter, s’enrichissant de pots-de-vin et de détournements de fonds en administrant la construction du Centre universitaire hospitalier McGill (CUSM)? Et pourquoi ne permettent-ils pas éviter d’autres comportements, douteux ceux-là, tel le double voire triple salaire du ministre de l’Éducation Yves Bolduc qui, non content de son revenu de député et avec plus de temps libre que ses collègues, y ajouta le travail (rémunéré) de médecin, en plus de s’engager à augmenter le nombre de patients traités, profitant ainsi d’une généreuse prime dont il fut le principal instigateur alors qu’il était ministre de la Santé? Et que dire de la nonchalance mercantile des va-et-vient public-privé, politique-santé, du ministre de la Santé Gaétan Barrette et du premier ministre Philippe Couillard – ancien amateur, d’ailleurs, de l’utilisation ponctuelle des paradis fiscaux? Comment comprendre cette absence de scrupules à rechercher à tout prix le gain?

Car, dans tous ces cas de figure, punissables ou non devant la loi, mais certainement devant celle de l’opinion publique, semble sévir un même mal, aux innombrables déclinaisons et aux profondes ramifications. Y transparait notamment une même incapacité à voir ou à reconnaître une distinction ferme et tranchée entre la vie privée et la vie publique, entre la satisfaction des désirs personnels et les exigences du bien-être collectif, entre les droits et devoirs qui relèvent distinctement de l’un et de l’autre; une même tendance à souligner, à moult traits, et avec un inégalable brio, la légalité formelle ou à tout le moins défendable de leurs actions, blâmant ainsi les carences et les défauts des lois, des règlements, des procédures, des contre-pouvoirs et des encadrements, qu’ils appelleront en outre les premiers à clarifier pour ne plus avoir ainsi à errer dans les limbes inconfortables du vrai et du faux, du juste et de l’injuste; une même inclinaison, ce faisant, à mettre de l’avant une distinction non plus effective, mais abyssale entre la loi et la morale, entre une règle et une idée du Bien, qui permettrait en quelque sorte de se dérober à la seconde au nom de la première.

Une même constellation de sens et d’actions, autrement dit, puisant à un juridisme strict, où tout ce qui ne contrevient pas directement et explicitement à la loi, tout ce qui n’entrerait pas dans une case et une règle éloquentes, n’interpellerait pas, ne convoquerait pas la conscience individuelle. Comme si l’on avait désormais consacré l’incompétence et l’impertinence de l’éthique et de la morale des individus, et congédié avec elles l’idée de responsabilité. Comme s’il était désormais admis que le propre des individus soit de chercher d’abord et avant tout à maximiser gains et avoirs personnels, et que la loi ne devait plus servir que de variable, comme il en existe tant, à inscrire et à relativiser dans un calcul coûts-bénéfices.

Il y a peu pourtant, on parlait encore de l’esprit des lois, dont il était connu qu’elles n’étaient que la manifestation, et qu’il importait d’abord de respecter. Il y a peu également, nombreux auraient été ceux à diagnostiquer une « crise de la moralité », une grave « crise de la morale ». Pourquoi n’entend-on plus de tels discours, même auprès des commentateurs politiques, gardiens de la démocratie, qui n’en ont plus eux aussi que pour de meilleures règles, de plus clairs encadrements, de nouveaux comités d’éthique afin d’éduquer, précisément, à ce qui ne va plus de soi? Mais peut-être faudrait-il davantage parler, à l’enseigne du paradigme du don, de ce qui ne se donne plus à voir.

 

* * *

 

            Il y a 25 ans cette année, un groupe d’intellectuels francophones, dont le défunt sociologue uqamien Michel Freitag, signait le manifeste Critique de la raison utilitaire. Pour son principal auteur, le sociologue Alain Caillé, « ce que nous avons découvert, ou cru découvrir […] c’est que l’utilitarisme ne représente pas un système philosophique particulier ou une composante parmi d’autres de l’imaginaire dominant dans les sociétés modernes. Bien plutôt, il est devenu cet imaginaire même. À telle enseigne que, pour les modernes, est largement incompréhensible et irrecevable ce qui n’est pas susceptible d’être traduit en termes d’utilité et d’efficacité instrumentale. »[1] Pour les signataires de ce manifeste, la logique utilitaire serait désormais généralisée à l’ensemble des pratiques sociales; elle constituerait le paradigme à partir duquel, non pas exclusivement, mais généralement, serait pensée l’action sociale et individuelle. En vertu de celle-ci, « les sujets humains sont régis par la logique égoïste du calcul des plaisirs et des peines, ou encore par leur seul intérêt, et qu’il est bon qu’il en soit ainsi parce qu’il n’existe pas d’autre fondement possible aux normes éthiques que la loi du bonheur des individus ou de la collectivité des individus »[2]. Comme dans la fable de Mandeville d’abord intitulée « La ruche mécontente ou les coquins devenus honnêtes », les abeilles font prospérer la ruche en suivant leurs égoïsmes et penchants naturels : la poursuite des seuls désirs serait profitable à tout un chacun, dans le cadre bienveillant du marché, harmonieuse main invisible, somme et balance des désirs à assouvir. Aujourd’hui, ce langage utilitaire est entre autres popularisé par la réédition des romans et essais d’Ayn Rand sur les « vertus de l’égoïsme », par les saillies d’un Kevin O’Leary à CBC et à Dragon’s Den sur « l’argent qui seul ne ment pas », voire par l’ambition froide et calculatrice d’un Frank Underwood (à l’image de son couple) dans la télésérie américaine House of Cards.

            Seulement, à cette logique utilitaire généralisée qui conçoit l’interaction sociale et l’échange entre individus à l’aune de la maximisation des gains, d’une entente volontairement contractée suivant un calcul coût-bénéfice, les signataires de la Critique de la raison utilitaire se font fort de rappeler l’existence d’une logique d’interaction et d’échange concurrente, celle du don, qui peut aider à comprendre le chemin parcouru par nos sociétés depuis quelques décennies, et dont nos politiciens sont le triste reflet.

Contrairement à la formule utilitaire, la logique du don repose avant tout sur l’inconditionnalité; elle ne suppose, chez celui qui donne, aucun retour escompté. Elle n’implique aucun calcul coût-bénéfice, ni ambition de maximisation. Elle se veut désintéressée. Malgré cela, le don demeure rarement sans réponse. Historiquement à tout le moins, le don suscite chez celui qui reçoit un tel sentiment de reconnaissance ou de gratitude qu’il est enjoint à re-donner. Il crée non pas tant le désir de rembourser la dette, de s’en acquitter afin de sceller l’échange, mais de (re)donner à son tour. Il suscite alors chez celui qui le premier a donné un sentiment analogue à celui qui le premier a reçu : le don étant inconditionnel, le contre-don l’est tout autant. Ainsi, à l’inverse de l’échange utilitaire qui circonscrit la relation entre les individus aux termes et au temps de l’échange, le propre du don est de nouer les êtres, de les lier de telle sorte que les dons se répondent « inopinément » les uns aux autres. Tous les participants à l’échange sont, indistinctement, débiteurs et créanciers. Le don enrichit, en refusant l’enrichissement.

Par le fait même, le don crée une disposition particulière à autrui. Tandis que l’échange marchand incite à l’égoïsme calculateur, le don invite à l’empathie. Et pour cause : afin de re-donner à son tour, d’exprimer sa reconnaissance, il ne suffit pas de mesurer et d’estimer la valeur marchande du don et d’y faire correspondre le contre-don : comme les termes de l’échange n’ont pas été préalablement fixés (puisque celui-ci ne met pas en scène le désir de recevoir), le contre-don exige de sonder les intentions de celui qui a donné, d’estimer l’importance du don, tant pour celui qui a reçu que chez celui qui a donné. Il se mesure alors davantage au sacrifice entraperçu chez le donateur, et/ou à l’importance relative de ce qui a été donné pour son receveur; il enjoint à se mettre à la place des autres, d’être à l’écoute de leurs besoins. Inconditionnel et désintéressé, sujet de l’empathie, le don incite à penser l’échange et l’interaction sociale autrement que sur le mode utilitaire : il suggère des pratiques qui ne sont pas, à tout le moins visiblement et d’emblée, intéressées et calculées : il dessine, chemin faisant, une autre échelle de valeurs, et invite à penser un autre rapport au monde et aux individus.

Au niveau collectif, nombre d’institutions et de valeurs sociétales ont de fait d’abord reposé sur la logique du don, au premier plan la religion. Celle-ci organisait les échanges entre les dieux et les humains, entre les morts et les vivants, les premiers étant jugés responsables de dons originaux et fondamentaux, tels le don de la vie, de l’existence même, et le don de la vie en société, de ce qui a été bâti et transmis. Ces dons intemporels pouvant difficilement être attribués à une ou plusieurs personnes précises, mais néanmoins ressentis par tous, l’empathie et le contre-don avaient besoin des dieux et/ou de « la société » pour faire preuve de reconnaissance. Les dons originaux trouvaient ainsi des Sujets sur lesquels l’empathie pouvait se fixer, sondant non plus une conscience individuelle, mais une conscience collective, que la Nation a également longuement incarnée, allant y chercher une intention, une raison commune. C’est alors en respectant et en défendant ses valeurs, ses institutions et son histoire, mais aussi donc sa morale, qu’il était possible de s’en faire les dignes et reconnaissants héritiers.

On trouve ici l’un des étonnants paradoxes de la logique du don, celle de « faire société » en offrant un lieu où peut se manifester la gratitude à l’égard de la vie en commun. Par-là, le don et le contre-don font exister autre chose qu’un agrégat d’individus s’utilisant les uns et les autres, mais une société dont les membres sont interdépendants et partagent une même sensibilité, une même empathie, résultat d’un don premier également reçu, celui de la vie en commun. Curieusement, la dépossession de l’origine de l’existence individuelle et sociétale - « l’existence ne tient pas qu’à soi ni d’abord à soi » - existence vécue comme don, contribue à l’invention de l’idée de société, soit une repossession de soi par la dette et l’interdépendance, par la reconnaissance et l’empathie.

 

* * *

 

            Seulement voilà, comme le rappelait le sociologue québécois Jacques Godbout, « la liberté moderne est essentiellement l’absence de dette »[3]. Elle est l’assurance de recevoir ce que l’on souhaite recevoir, et uniquement cela. L’assurance d’obtenir son dû. L’assurance de pouvoir rembourser définitivement une dette, de circonscrire ainsi le temps et la nature d’une relation, de récupérer une liberté absente d’obligations.

En fait, la logique utilitaire s’étant à ce point généralisée, le don lui-même n’est-il pas devenu invisible, certes en politique où on ne voit plus qu’« électoralisme », mais jusque dans l’intime? Reçoit-on encore un bien, un regard ou un désir au prisme du don, reconnaissants et avides de rendre, d’offrir à son tour, en passant par l’exigeant détour de l’empathie? Les anniversaires et fêtes de Noël ne prennent-ils pas désormais un grand soin à neutraliser la logique du don, au profit du kif-kif de « la valeur égale du cadeau », au point d’échanger des chèques cadeaux? En fait, n’est-on pas plusieurs aujourd’hui à soupçonner que le désintéressement lui-même est intéressé, que celui qui donne a sûrement des raisons bien à lui de le faire, qu’il se sert donc d’emblée en donnant, court-circuitant ainsi la nécessité de redonner, et de faire preuve d’empathie? Après tout, si les valeurs et l’éthique sont dorénavant chose personnelle, celui qui les cultive ne sert-il pas d’abord ses propres intérêts? Peut-être même ce désintéressement servirait-il à cultiver quelque capital social? En convoquant le barème de l’utilité plutôt que celui des principes ou de la reconnaissance, l’enchainement logique et performatif du don ne se fait plus, ses bienfaits, tout comme le don lui-même, ne se donnent plus à voir. Et si l’intime est à ce point affecté, que reste-t-il de l’idée de société comme Sujet collectif auquel reviendrait, ne serait-ce qu’abstraitement, une forme de dette et de reconnaissance? Comme le disait Margaret Thatcher, égérie du néolibéralisme, « there is no such thing as society » : seulement des individus, parents ou aïeuls, ayant poursuivi, plus ou moins adéquatement, leurs intérêts de reproduction et de prospérité.

            Mais alors, comment se surprendre du peu de sensibilité morale de nos dirigeants, leur égoïsme calculateur? Comment s’étonner qu’ils semblent si peu nombreux à concevoir leur travail sous la forme du don et de la dette, du don de représenter la société et la dette d’en perpétuer les principes et les valeurs? Comment s’en surprendre alors que nous-mêmes abordons rarement le monde ainsi, peinant tout autant à désirer le don, jugé contraignant car vecteur d’interdépendance, liberticide car symbole de dettes insolvables, mais même à le concevoir, alors que le prisme d’analyse de l’intérêt écarte les autres variables d’action? Ne croyons-nous plus à ce point au politique que les analyses en termes de valeurs et de principes, de visions, ont cédé le pas aux seules stratégies électoralistes du pouvoir pour le pouvoir?

Dans un tel monde, nul besoin pour qui que ce soit de faire le détour par l’esprit des lois: l’esprit des lois concerne l’héritier, la stricte loi ses utilisateurs. Et l’utilisateur n’est pas responsable d’une éthique que la loi ne dirait pas pleinement, et qu’il ne saurait d’ailleurs plus où trouver.

Certes, « donner c’est donner, reprendre c’est voler », entonnions-nous en chœur lorsque j’étais enfant, sans aucun « supplément d’âme ». Mais je crois aussi me souvenir que le don nous y était familier, comme le désintéressement. Peut-être faudrait-il réapprendre à s’en inspirer.

JEAN-FRANÇOIS LANIEL


CRÉDIT IMAGE [DOMAINE PUBLIC], via Wikimedia Commons

[1] Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, Paris, Éditions La Découverte/MAUSS, 1989, p. 9.

[2] Ibid., p. 18.

[3] Jacques T. Godbout, Le Don, la dette et l'identité. Homo donator vs homo economicus, Paris, Éditions La Découverte/MAUSS, 2000, p. 47.




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