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Le plan russe de casser l’Ukraine

Un texte de Dominique Arel
Thèmes : Nation, Politique
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

L’avenir immédiat de l’Ukraine peut paraître bien sombre*. Alors qu’elle vient d’être amputée de la Crimée, la pression de la Russie sur ses territoires de l’Est s’accentue. Des sources occidentales confirment que les dizaines de milliers de soldats russes massés aux frontières orientales n’ont rien à voir avec des exercices militaires et auraient la capacité d’intervenir très rapidement. Des groupes inconnus occupent les bureaux de l’administration régionale à Donetsk et des services de sécurité (SBU) à Louhansk, les deux grandes villes du Donbas, région minière d’Ukraine et fief du président déchu Viktor Ianoukovitch. Le siège de Louhansk, région limitrophe de Rostov, où se cachait Ianoukovitch, est très inquiétant parce que les occupants sont armés jusqu’aux dents. La Russie refuse toujours de reconnaître le gouvernement ukrainien, entend dicter l’ordre constitutionnel de l’Ukraine avec un plan qui effectivement casserait le pays en deux, et s’emploie à utiliser l’arme du gaz et peut-être de la fermeture des frontières pour étrangler l’économie ukrainienne.

 On entend souvent dire que l’appui occidental à l’insurrection du Maidan a constitué un affront direct aux intérêts sécuritaires de la Russie, mais il faut bien comprendre que la préoccupation première de la Russie est la nature même du régime politique en Ukraine. À l’époque de la Guerre Froide, les régimes inféodés devaient être communistes. À celle du président Poutine, ils doivent être autoritaires, et donc dépendants de la Russie. Il s’agit donc moins des intérêts de l’État de la Russie, que celle d’un dirigeant qui exerce un contrôle quasi absolu sur les institutions politiques, judiciaires, sécuritaires et médiatiques du pays et qui ne peut tolérer qu’un régime ouvert s’implante en Ukraine, puisque le pluralisme mène nécessairement à l’Europe au sens des idéaux de l’État de droit, de la contestation politique, de la primauté de l’individu, et de la liberté de marché (avec ses zones d’ombres telles que le néo-libéralisme, l’évasion fiscale des puissants, la montée de l’extrême droite, et la tabloïdisation de la vie politique).

Tout part de ce constat. Pour le président Poutine, un modèle de contestation politique, sur des terres considérées comme “russes” de surcroît, ne peut être que le fruit d’une ingérence occidentale, laquelle, reprenant la phraséologie de la Deuxième Guerre mondiale, ne peut être que “fasciste”. C’est l’insécurité du dirigeant d’un système hyper-centralisé qui conduit à l’annexion criméenne et à la menace du démembrement de l’Ukraine, et non les intérêts géopolitiques pérennes d’un État. Une Russie sous Eltsine agirait, et a agi, bien différemment. Mais quelle est la part de l’Ukraine elle-même dans sa transformation, une fois de plus, en un terrain de confrontation internationale?

Il y a d’abord l’argument de la légitimité. Qualifier les événements du 21-22 février de coup d’état ou de renvoi d’un gouvernement démocratiquement élu revient à oublier que la légitimité du président Ianoukovitch s’est brisée lorsque ses troupes ont tiré sur les manifestants (et les allégations que les snipers étaient à la solde des manifestants n’ont aucun fondement). Le régime s’est effondré dans la nuit du 21 au 22 février parce que toutes les forces de sécurité s’étaient retirées, transformant Ianoukovitch en un roi nu. Les forces de sécurité étaient de beaucoup plus puissantes que les manifestants du Maidan et pourtant elles se sont volatilisées. Ce sont elles qui ont effectivement fait chuter le régime. Nous pourrions aussi ajouter qu’il était devenu très clair que le régime Ianoukovitch allait voler les élections de 2015, la tendance à ce chapitre, depuis l’élection, était très lourde. C’est justement pourquoi Maidan, après son envol pro-européen, était devenu une insurrection civique contre la dégradation démocratique du régime Ianoukovitch (et plus largement contre le mépris post-soviétique des droits individuels).

Il y a ensuite la question de l’extrême-droite. À Maidan s’est manifestée une frange ultra-radicale, autoritaire, probablement homophobe, qui serait sûrement anti-immigrante si la présence d’une immigration internationale était plus importante en Ukraine, mais qui est d’abord et avant tout préoccupée par la menace russe, ainsi que par la corruption. Certains de ses sympathisants sont au gouvernement et même le nouveau ministre de l’Éducation militait, il n’y a pas si longtemps, dans des groupuscules de la droite dure. Une toute petite poignée d’entre eux est carrément néo-nazie, avec toute l’imbécilité symbolique qui s’ensuit (la swastika et ainsi de suite). La symbolique de la grande majorité de cette extrême droite, cependant, est celle de l’insurrection ukrainienne de la Deuxième Guerre mondiale, une insurrection contre l’annexion de territoires – l’Ukraine de l’Ouest – qui n’avaient jamais appartenus à l’Empire russe ou à l’Union soviétique. Cette insurrection s’est alliée, en début et fin de parcours, avec des forces allemandes – et les avis restent partagés quant à savoir si l’alliance était tactique ou idéologique – et n’a pas hésité à massacrer des civils, mais l’usage contemporain de sa symbolique ne renvoie pas aux massacres, qu’on préfère nier ou oublier, encore moins au nazisme, pour qui les Ukrainiens n’étaient que des sous-hommes, mais à la résistance face à l’occupation russe. C’est cette défiance que l’Union soviétique, puis la Russie, ont toujours diabolisé. Une extrême droite, qui ne veut pas se désarmer, est un problème de taille pour un État qui cherche à se consolider face à une menace externe, mais la qualifier de nazie relève du fantasme.

Il y a enfin, et surtout, la question régionale. Le jeu électoral en Ukraine est polarisé selon un axe est-ouest, une tendance qui s’est accrue depuis la Révolution orange. Le pouvoir est dominé, ou perçu comme étant dominé par une région à l’exclusion de l’autre. Le gouvernement de Ianoukovitch était celui non seulement d’une région, mais d’une province (Donetsk). Le nouveau gouvernement, à une ou deux exceptions près, provient entièrement de l’Ouest, ce qui est une erreur majeure, mais malheureusement symptomatique de la culture politique ukrainienne. L’Ukraine de l’Est, dominé par un seul parti autoritaire depuis 20 ans (d’abord les communistes, puis le Parti des régions), est désorientée. Le Parti des régions est en implosion et très peu de députés de l’Est votent au parlement, ce qui fait que les majorités obtenues pour le vote des lois importantes relèvent de l’avantage démographique des Ukrainiens de l’Ouest. La loyauté des forces policières à l’Est est mise en doute – les prises d’assaut des bâtiments gouvernementaux ont rencontré peu de résistance – et le pouvoir doit avoir recours à des forces de l’Ouest pour redresser la situation.

La Russie parle de “fédéralisation”, mais au sens bosniaque du terme, c’est-à-dire celui de la neutralisation d’un État central par le biais d’un contrôle régional des forces de sécurité et d’un veto sur la politique étrangère, ce qui est bien entendu inacceptable pour toute autorité ukrainienne, tout comme est inacceptable la demande russe d’inclure des élites régionales dans des négociations au sommet, une autre façon de ne pas reconnaître la légitimité du gouvernement ukrainien. Ceci dit, la légitimité interne de ce gouvernement ne peut se faire que par l’inclusion régionale et il faut reconnaître qu’il en est incapable jusqu’à présent. Le message qui ressort de ces manifestations à l’Est – qu’elles soient coordonnées par la Russie ou non – est que le pouvoir central, Kiev, n’entend pas ces populations. Kiev passe des lois dures contre le “séparatisme” et utilise le langage ridicule “d’opérations anti-terroristes”, ce qui ne peut qu’accroître l’incompréhension et la méfiance, plutôt que de chercher à entamer un dialogue avec des forces régionales. C’est la grande faiblesse de l’Ukraine d’après-Maidan. À force de voir la main russe partout, et les preuves pullulent, elle oublie que la population à l’Est, ukrainienne à très forte majorité (bien que parlant russe) a ses propres doléances qu’il faudrait commencer à prendre au sérieux avant qu’il ne soit trop tard. Le trop tard n’étant pas la montée improbable, sinon impossible, d’un sentiment annexioniste à l’Est, mais la détérioration de l’ordre public. 

DOMINIQUE AREL

 Titulaire de la chaire d’études ukrainiennes
Université d’Ottawa

 

* Remarques préparées pour la table-ronde “Après l’annexion de la Crimée par la Russie, quel avenir pour l’Ukraine et l’ordre international européen?” UQAM, 10 avril 2014

 

Sources de l'image: wikicommons.




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