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L’héritage de la paternité 

Un texte de François Ouellet
Dossier : Les pères d'aujourd'hui
Thèmes : Famille, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 14 no. 1 Automne 2011 - Hiver 2012

On était trois dans la grande maison, trois tourtereaux de rien, si seuls et si bien. Pas de père. On ne savait pas ce que c’était. Quand on l’a su on n’a pas trop compris à quoi ça aurait pu servir.

Réjean Ducharme[1]


Depuis une dizaine d’années, la paternité essaie de se renouveler, de définir un nouveau modèle d’intervention sociale et familiale. On sait que des mesures gouvernementales ont été prises récemment, que notamment un congé de paternité à la naissance d’un enfant a été mis en place (programme couvert par le Régime québécois d’assurance parentale), congé dont une majorité de pères se prévaut, selon les statistiques. Divers organismes et associations ont été créés à l’intention des pères, dont le Regroupement pour la valorisation de la paternité, qui met à la disposition des principaux intéressés bon nombre d’informations concernant l’éducation, la famille, la masculinité, les conditions monoparentales, etc. Des activités communautaires visent à développer diverses aptitudes relatives à l’éducation paternelle, que ce soit dans le cadre des sorties récréatives entre pères et enfants, d’ateliers les ateliers de jeux interactifs, de les cours prénataux ou encore des cours de cuisine collective pour les pères, sans compter les multiples soutiens téléphoniques ou autres supports faits sur mesure pour les besoins et les demandes des pères. Ce survol sommaire suffit à rendre compte de la transformation radicale de la pratique récente de la paternité dans notre société.

 

La sensibilisation collective à ce qu’on pourrait appeler la « cause » des pères, les initiatives prises pour en favoriser la reconnaissance dans le milieu de travail, mais aussi au sein d’un cadre familial qui s’est considérablement diversifié et transformé (la famille est dite nucléaire, recomposée, monoparentale ou élargie, sans compter l’homoparentalité), traduisent certainement un effort de compréhension et d’amélioration de nouvelles conditions de vie sociale. S’il faut s’en réjouir, ces mesures d’aide concrètes, précieuses et utiles, ne doivent pas occulter une dimension de la paternité qui est fondamentale et qu’elles contribuent par ailleurs à façonner sans vraiment s’en rendre compte. Il s’agit de la fonction symbolique associée à la paternité. En réalité, non seulement y a-t-il, derrière les conditions pratiques, une fonction symbolique dont elles ne sauraient se passer pour être efficaces, mais celle-ci est le bien-fondé de celles-là.

 

Dans notre société, le père a longtemps eu un rôle de pourvoyeur, sa figure était fortement rattachée à une dimension massivement économique ; il en est encore beaucoup, du reste, pour qui la présence du père se réduit à cette dimension. Mais le père avait aussi une fonction symbolique reconnue, supportée et légitimée par les institutions et les modèles d’autorité sociaux. Le patriarcat fonctionnait « à la verticale », la fonction paternelle se relayant d’un système symbolique à l’autre au gré d’un ensemble de représentations institutionnelles que soutenaient des lieux d’exercice de l’autorité (la Loi, l’Église, l’école, la famille, etc.). Au Québec, historiquement, ce système n’a jamais été très efficient [2]. Quoi qu’il en soit, il n’est évidemment pas question de renouer avec cette représentation patriarcale. Même si on le souhaitait, ce serait impossible : on ne va pas à l’encontre de l’histoire. La société québécoise, comme les autres sociétés occidentales, suivant un mouvement qui s’est amorcé après la Deuxième Guerre mondiale et qui connaît un tournant décisif vers 1970, a massivement et définitivement liquidé la représentation patriarcale qui la structurait tant bien que mal avant la Révolution tranquille. Le problème, c’est qu’en congédiant une conception de la paternité rendue inadéquate par l’évolution rapide de la société, on a omis d’en redéfinir la fonction symbolique. En renversant un certain ordre, on a pensé à tort qu’on pouvait dorénavant se passer d’ordre.

 

C’est dans ces conditions qu’est né l’enfant-roi. Dans le contexte plus spécifique des relations entre père et fils, auxquelles je m’en tiendrai puisque, en raison du conflit qui habituellement les oppose, c’est de ces rapports dont il s’agit avant tout dans le questionnement de la paternité contemporaine, la notion d’enfant-roi est liée à une représentation défaillante de la paternité. Le règne de l’enfant-roi a été fondé sur la faillite de la figure paternelle et du patriarcat. Il n’est pas né d’une réelle volonté de réforme sociale, mais d’un défaut symbolique. L’enfant-roi est né « par défaut », sur les cendres d’une paternité vidée de son sens. Dans une entreprise d’adaptation aux pratiques de la vie moderne, la loi a bien cherché, depuis un demi-siècle, à définir et à codifier les droits de l’enfant ; sauf que la figure de l’enfant ne pourra jamais fédérer un véritable projet de société. Le devenir d’une société et la place de la paternité ne peuvent et ne doivent pas être envisagés en fonction de l’enfant pour lui-même, en tant qu’il est enfant, mais en fonction du propre dépassement de l’enfant vers une autre catégorie, celle de l’adulte. Aussi, ce qui importe pour le fils, ce n’est pas tant le père biologique qu’un certain modèle susceptible de donner un sens à sa vie, le modèle servant ici de « tremplin » pour aménager le symbolique. Or, dans la société actuelle, le rendement symbolique de ce modèle est fortement problématique, pour ne pas dire complètement déficient. D’où le désarroi à la fois du père et du fils, puisque celui-ci ne saurait s’orienter dans la vie sans une référence symbolique dont le père d’aujourd’hui est largement dépourvu. Cela donne, comme résultat, d’abord un père qui n’est lui-même qu’un fils, puisqu’il est incapable de servir de modèle, comme s’il y avait une sorte de vice dans la formation du fils par le père qui rendait la fonction symbolique inopérante ; ensuite, cela donne un fils qui est incapable de devenir père. Bref, le père et le fils sur un pied d’égalité bancal, tout aussi incompétents et irresponsables l’un que l’autre. Un roi déchu et un roi risible, caricature du premier.

 

Ce qui s’est perdu dans ce passage du règne du père à celui de l’enfant, c’est le rôle formateur du père, dont se nourrit la fonction symbolique qui cautionne, en quelque sorte, le fait d’engendrer. Autrement dit, ce à quoi ça sert, pour reprendre le mot de Réjean Ducharme cité en épigraphe. Il importe aujourd’hui, dans le respect des valeurs qu’il nous reste sans doute, comme société interculturelle, à redéfinir (mais c’est là une autre question), à refonder la fonction symbolique du père, car au-delà de la présence économique et affective du père auprès de l’enfant, c’est cette fonction qui structure le développement et assure l’équilibre d’une société. Il faut repenser la notion de paternité par rapport à celle, dynamique, de formation : un père, c’est celui qui forme le fils pour qu’il devienne père à son tour. Pour qu’il devienne non pas un géniteur (rien de plus facile), mais un père symbolique. Je ne connais pas d’autre définition de la paternité. Cette définition appelle quelques observations.

 

Une première concerne les mesures pratiques d’aide aux pères dont j’ai fait état. Que la présence du père auprès de l’enfant soit encouragée par diverses initiatives, c’est très bien ; personne n’est contre la vertu. Mais cette présence n’aura jamais le moindre impact si elle ne s’accompagne pas de la fonction symbolique qui structure véritablement le développement et le devenir de l’enfant. Surtout, nul n’y arrivera dans la conjoncture de l’enfant-roi. Autrement dit, essayer de soutenir les pères dans un contexte qui valorise l’enfant-roi, c’est défaire au fur et à mesure ce qui se fait. L’acte même entretient sa propre contradiction, puisqu’il ne peut y avoir de père que dans la mesure où il déloge le fils-roi de son royaume, donne au fils ce qui permettra à celui-ci, à son tour, de représenter un modèle paternel auprès d’un autre fils. La paternité n’a de sens que dans ce dynamisme, où le fils devient père pour aider un autre fils à devenir père et à trouver sa place, et ainsi de suite. La paternité n’est pas tant une pratique qu’une visée, ou du moins il ne saurait y avoir de pratique sans un objectif de maturité. Or, cette visée, le concept même de l’enfant-roi la désavoue. L’objectif, ce n’est pas de passer tous ses caprices à l’enfant-roi, attitude où très souvent la consommation passe pour être de l’amour ; c’est tout simplement de faire de son fils un homme. En d’autres mots, ce n’est pas au père d’aller vers le fils, mais exactement l’inverse : il s’agit d’inciter le fils à s’identifier au père pour lui permettre de quitter sa position d’enfant, laquelle n’est et ne doit surtout pas être une fin en soi. En revanche, quand le père accepte l’enfant-roi, il se démet de la fonction symbolique qui donne un sens à la paternité.

 

Cette fonction appelle l’idée d’un modèle à offrir à l’enfant, un modèle qu’il sera inutile de concevoir sans faire appel à la notion d’autorité. Il faut être prudent avec cette notion, de crainte de reconduire l’ancienne autorité parfois abusive, voire arbitraire dans sa conception et dans son application. Car la crise de la paternité actuelle est évidemment liée à une crise de l’autorité, dont Hannah Arendt a parlé dans un texte de référence il y a un demi-siècle[3], mais qui remonte à l’émergence de la modernité des Lumières et prend donc place dans un contexte culturel à grande échelle[4]. Cependant, l’autorité reste nécessaire, elle est à la base de l’identification et de la reconnaissance du modèle par l’enfant. Ce qu’il faut se demander, c’est : de quelle autorité s’agit-il aujourd’hui ? Je répondrai tout simplement : une autorité qui est naturellement reconnue par l’enfant, à laquelle l’enfant adhère avec le cœur, parce que cette autorité lui parle et le fait grandir, lui apporte des valeurs qui s’accordent avec l’exercice de la paternité comme modèle d’autonomie socialement et culturellement éclairé. Ce n’est pas l’autorité le problème, mais la manière dont elle est exercée. Le patriarcat, étayé par le droit, imposait l’autorité, ce qui parfois confondait celle-ci avec le pouvoir ; le défi de la paternité contemporaine est de susciter chez l’enfant, par le partage de valeurs communes, la reconnaissance d’une autorité qui détermine chez lui la volonté de viser pour soi-même l’horizon d’une posture de maturité.

 

L’exercice de l’autorité est difficilement compatible avec les formes d’interaction que présuppose l’idée de l’enfant-roi. Paradoxalement, l’expression « enfant-roi » renverse à son propre avantage les catégories de représentation symbolique de l’ancien patriarcat (nous avons donc un enfant monarchique), cependant que, en pratique et en droit, elle fait la promotion d’un rapport démocratique : l’enfant et le père sont égaux. Cette contradiction montre bien que, si le système s’est transformé, notre capacité de rendre compte de ce changement n’est pas adéquate ; ce qui d’ailleurs nous indique tout le travail de reconstitution du tissu symbolique qui nous attend. Démocratique, mais bénéficiant d’une plus-value hiérarchique, la notion d’enfant-roi a été fondée sur une perversion de la conception de l’autorité et de la notion d’amour. On pense qu’aimer l’enfant, c’est tout accepter. Or, aimer l’enfant, c’est aussi refuser et ordonner. La liberté et la responsabilité, cela ne s’apprend pas sans contraintes. C’est une vieille vérité, et parce qu’elle est d’une autre époque, on pense qu’elle est désuète. En réalité, c’est sa mise en application qui a été faussée. Il faut, à travers le modèle qui est offert par le père au fils, faire en sorte que celui-ci reconnaisse et apprivoise l’espace de sa liberté et l’exigence de sa responsabilité, puis présage de sa paternité éventuelle ; le fils pourra alors quitter la position malcommode et égocentrique de l’enfant-roi, où il n’a d’amour que pour soi-même, pour évoluer vers la position de maturité d’un amour partageable et partagé. Mais cela n’est possible que si le père suscite la reconnaissance, par le fils, de son autorité, comme si physiquement il occupait, sur un monticule, une position de surplomb par rapport à l’enfant.

 

Il faut préciser, dans ce contexte, que le père symbolique n’est pas forcément le père biologique. Car rien n’est plus aisé que de faire des enfants ; on peut même engendrer dans le coma, comme le montre le roman L’Homme de paille de Daniel Poliquin et le suggère le film Un 32 août sur terre de Denis Villeneuve (deux œuvres datées de 1998, assez symptomatiques de l’impasse de la paternité). Le père symbolique est celui dont la fonction se superpose à son rôle au quotidien à travers l’identification constructive qu’il détermine. Que l’enfant, très souvent, s’oppose au père biologique, cherche et trouve ailleurs, auprès d’un homme qu’il admire, un modèle formateur qui assumera la fonction symbolique dont il a besoin, est bien la preuve que le père géniteur n’est pas strictement indispensable.

 

Évidemment, rien n’empêche le fils de prendre son propre géniteur comme modèle; encore que, à cet égard, le rôle de la mère est déterminant. À ce sujet, je formulerai une dernière observation. Le cadre qui m’est imparti pour cet essai me permet seulement un survol de la question de la paternité. Mais toute réflexion de fond sur la paternité ne saurait faire l’économie de la question de la « mère castrante » québécoise. Il ne s’agit pas d’intenter un procès à la mère ni de décrier le féminisme, car le féminisme, comme mouvement idéologique et historique, participe d’une remise en question du patriarcat qui le dépasse amplement. L’évolution du féminisme n’a guère été différente, à cet égard, de celle d’autres mouvements de revendication égalitaire, par exemple le mouvement syndicaliste. Ces mouvements ont été légitimement nécessaires au renversement d’une autorité patriarcale et d’un pouvoir idéologique excessifs.

 

Cela n’empêche pas, depuis très longtemps, au Québec, une indéniable volonté de possession exclusive de l’enfant par la mère. Cette forme d’aliénation, qui s’exerce aussi bien contre le père, qui est dépossédé de sa fonction, que contre l’enfant, existait bien avant la Révolution tranquille, et elle y a d’autant mieux survécu que la chute du patriarcat paraissait devoir cautionner la pertinence d’une proximité et d’une connivence particulières entre la mère et l’enfant, alors que cette relation de proximité, dans une société sans père, est extrêmement pernicieuse et dommageable. Que certaines mères puissent parfois imputer aux conséquences de la grossesse le privilège d’une telle relation est malhonnête ou relève de l’ignorance. L’argument ne fait que masquer son intention idéologique, et c’est pourquoi bien des pères ont pu parfois accuser le féminisme d’être à l’origine de leur désarroi. La vérité est que le regard que la mère porte sur le père et l’usage l’utilisation qu’elle fait du modèle constructif d’identification que celui-ci doit susciter chez l’enfant est absolument déterminant. Dans le dernier tiers du vingtième siècle, les mères séparées ou divorcées avaient à peu près automatiquement la garde de leurs enfants par décision du tribunal. Certaines pratiques et mesures récentes tendent à effectuer un partage plus équitable, relativement proportionné, ce qui ne peut que favoriser l’équilibre de l’enfant. On sait qu’en Suède, par exemple, les parents divorcés se partagent systématiquement la garde des enfants. Cela ne permet sans doute pas d’éviter complètement les conflits entre les parents, mais à tout le moins cela favorise le dialogue et limite, par conséquent, les méfaits d’une maternité volontiers guerrière. Cette question est essentielle à l’examen de la paternité.

 

Finalement, les défis qui s’imposent à la paternité de demain sont nombreux. Posée du point de vue du père, la question peut être formulée succinctement : il s’agit de faire du fils un homme pour qu’il devienne père à son tour et soit en mesure de transmettre, auprès d’un autre fils, cet héritage de la paternité. Pour cela, il faut prioritairement prendre conscience de l’importance de la fonction symbolique du père, et l’établir dans ses droits afin de refonder une forme d’autorité respectueuse et reconnue comme salutaire et formatrice. Dans ce cadre, les politiciens ne seraient plus des guignols et les professeurs ne seraient plus des machines à diplômer au rabais des « clients » déresponsabilisés ; et les joueurs de hockey, dont le salaire et l’admiration fanatique qu’ils font naître dissimulent très souvent une immaturité chronique, ne seraient pas le principal modèle valorisé par les garçons. Je grossis le trait, sans doute, mais la caricature est le seul moyen d’expression qui reste quand on est confronté au défaut symbolique d’une société disloquée.



François OUELLET*



NOTES

*François Ouellet est professeur titulaire de littérature à l’Université du Québec à Chicoutimi, où il détient une Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne. Il a fait paraître, en septembre dernier, une nouvelle étude littéraire de la figure paternelle : La fiction du héros. L’œuvre de Daniel Poliquin, aux éditions Nota bene.


[1] Réjean Ducharme, Les Enfantômes, Paris, Gallimard, 1976, p. 9.

[2] Dans cette perspective historique, je me permets de renvoyer à mon article « Passer au rang du Père pour passer à l’avenir » paru dans un numéro d’Argument en 2002 (vol. 4, no 2, p. 40-56). Pour de plus en savoir plus, on consultera mon essai Passer au rang de Père. Identité sociohistorique et littéraire au Québec,Québec, Nota bene, 2002.

[3] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La Crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1994, p. 121-185.

[4] Voir le classique de Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et Cie, 1935.




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